Photo Pixabay

Il y a certainement quelqu’un qui m’a tuée

Il faut qu’elle reste pour veiller sur cette nuit comme je veille cette nuit sur elle, pour monter
la garde devant notre enfance.
-Réjean Ducharme

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre arts

Avant-propos ou pourquoi le fragment

J’aime penser que j’ai choisi le fragment comme ça, entre toutes les formes littéraires, simplement parce que je le voulais, mais en vérité, je n’ai rien choisi du tout. Il n’y avait pas « d’autres », il était le seul volontaire, le seul à ne pas avoir eu la chienne quand j’ai commencé à parler de réel, et que je cherchais une chose capable de le revêtir.

À défaut de savoir quoi dire précisément, il me fallait au moins trouver une façon de dire ce que je n’avais pas trouvé. Une forme toujours en train de se faire, une forme qui puisse épouser l’informe.

Je les collectionne, je les dépose doucement, des morceaux de porcelaine. Impossible de les rassembler, mais j’essaie quand même, encore et encore, je n’arrête pas d’essayer. Mes doigts se coupent, et je n’ai toujours pas de forme fixe, rien de tangible, tout est encore à faire. Et si tout est encore à faire, c’est que rien n’a été fait, et peut-être que rien ne le sera jamais, mais le fragment essaie, moi aussi, parce qu’il nous faut combler ces manques, tenter de dire ce que la photo et les recoins d’adolescence taisent. Il nous faut le faire au plus vite avant que tout ça ne se gondole.

Peter Pan

J’ai été un enfant, je ne le suis plus, et je n’en reviens pas. -Albert Cohen

J’ai eu vingt ans comme on a cent ans, avec l’indestructible sensation que ce qui sera n’atteindra jamais ce qui a été, à la seule différence qu’à cent ans, il est temps de mourir. À vingt ans, on ne peut jamais le faire sans qu’il soit trop tôt.

Deux ans plus tard, je ne m’avoue toujours pas que je ne suis plus adolescente. Je l’aurais été toute ma vie même si c’est évident que j’ai eu mal, parce qu’avoir mal, c’est ce qu’on fait de mieux quand on a quinze ans, mais ce n’est jamais long et ça s’oublie toujours un peu entre deux bières cheap sur les plaines d’Abraham.

On m’a retirée de sa gorge, j’ai tout fait pour m’y enfoncer à nouveau, mais même elle ne voulait plus de moi. Alors, je suis restée sur le bord de sa bouche, immobile, pour ne pas qu’elle me remarque. J’ai attendu qu’elle expire pour la sentir encore un peu, mais elle ne l’a fait qu’à moitié. Elle est devenue grise, dure, froide, quelqu’un l’a fait exploser. J’ai attrapé ce que j’ai pu d’elle et j’ai caché mes yeux avec ce qu’il me restait de mains. Quelqu’un a eu peur et lui a tiré dessus, ou c’est moi qu’on visait, ou bien nous, mais dans tous les cas, elle n’arrête pas d’être morte. Je parle d’elle, je la montre à qui le veut bien, mais ça ne change rien, elle ne bouge plus. Je m’allonge près d’elle, je ne bouge plus.

Et je suis éparpillée sur le trottoir, je suis à faire, des morceaux de corps et de tête partout où on traîne les pieds. Vous êtes des miroirs brisés, kaléidoscopes. Chaque fois qu’on nous tourne, il est trop tard, les images succombent, une à une. Et l’adolescence meurt aussi, comme on meurt en novembre, pas par hasard, plutôt parce que ça va de soi, que c’est dans l’ordre des choses, mais l’ordre des choses est violent; il ne nous laisse jamais le temps. J’aurais voulu comprendre un peu plus tard, qu’on me tire à temps du cadre pour ne pas y crever.

Photo par Emmy Lapointe
Sabina

Au travers de son regard flou et embué de larmes qui ne nous voit et ne se voit pas, elle savoure l’amère douceur d’être abandonnée de tant d’absents. -Julia Kristeva

C’était à la fin mai 2013. La saison des gémeaux était commencée; Florent venait d’avoir 16 ans, Zia allait suivre, puis moi. Jade nous avait annoncé la veille qu’elle partait terminer son secondaire à Montréal. C’est pour ça que cette journée-là, après l’école, on a dû arrêter notre marche de retour pour qu’elle prenne des photos. Je n’en avais pas envie, les autres non plus. On a posé sans trop le vouloir. J’ai eu l’impression de nous regarder, à l’écart, comme un spectacle pour lequel je n’avais pas acheté de billet.

Ça n’a pas duré longtemps, je suis revenue à mon corps, on a descendu l’escalier Sainte-Claire. Florent et Juliette ont pris le 800, Jade, Zia et Florence le 801, moi, j’ai marché. J’ai oublié la photo, le départ de Jade, j’ai écouté du Arcade Fire, parce que j’étais clichée. Ce soir-là, je me suis probablement obstinée un peu avec mon père, j’ai étudié ma stœchiométrie et mis en photo de profil la photo que Jade nous avait envoyée sur la conversation de groupe. Je l’ai regardée vite, elle n’était pas mal. C’était certain, avoir 16 ans, c’était moins pire avec eux. The month of May, it’s a violent thing/ In the city, their hearts start to sing/ Well, some people sing, it sounds like they’re screaming […] I said, some things are pure, and some things are right/ But the kids are still standing with their arms folded tight/ So young, so young/ So much pain for someone so young/ Well, I know it’s heavy, i know it ain’t light/ But how you gonna lift it with your arms folded tight ?

Tereza

La suite est prévisible, mais quand on la vit pour la première fois, on ne s’en rend pas compte. À l’été qui a suivi, je suis entrée dans mon premier bar, Le Temps Partiel. J’ai lu Kundera, ça m’a fait mal. J’ai lu Les Vagues, ça m’a fait encore plus mal. J’ai découvert les vinyles, Françoise Hardy, la peur de marcher seule la nuit et le gin tonic. J’ai compris que mes parents m’aimaient plus que je les aimais, que la plupart des garçons de mon âge embrassaient mal et qu’on ne pouvait pas avoir seize ans sans avoir envie de se tuer une fois de temps en temps.

Trois ans plus tard. J’ai une notification sur mon cellulaire. Facebook est nostalgique, il a un souvenir à me montrer. C’est la photo de l’escalier Sainte-Claire. Je l’ouvre sur mon ordinateur pour mieux la voir, je la regarde pour la première fois, et je pleure comme rarement. J’aurai vingt ans dans moins d’un mois, et personne ne m’a prévenue que c’était déjà terminé.

La photo est en noir et blanc, elle a été prise comme ça, sans filtre, mais je crois que même en couleurs, j’aurais pleuré autant, parce que tout ou presque me ramène à la mort de notre enfance. Nous sommes cinq sur la photo, cinq solitudes qui se tiennent ensemble, parce que c’est connu, vaut mieux être seuls que pas accompagnés.

Tout le monde regarde l’objectif, pas moi, je ne voulais pas figurer dessus au départ, je n’allais pas en plus y laisser mes yeux. Je n’ai même pas fait l’effort de sourire, personne non plus, ou peut-être à demi. Et c’est un peu ça au final, cette photo-là, la demie, l’entre-deux. Quelque part entre la Haute-Ville et la Basse-Ville, entre l’envie d’essayer de faire quelque chose de notre incomplétude et la peur d’avoir toujours soif.

Jade

Avant ce soir de mai 2017, l’absence de Jade ne m’était jamais apparue. Je ne sais pas qui l’a fait disparaître, si c’est elle, nous, les deux peut-être, mais dans tous les cas, on ne se souvient jamais d’elle. C’est violent et ce qui l’est encore plus, c’est que la photo matérialise son absence annoncée, déjà effective même et tout le monde peut la voir sans la constater. L’image exclue, elle ne laisse aucun doute. Celle-ci encore plus, puisque condamnée à l’amateurisme, personne ne retiendra qui l’aura prise, on ne retiendra que nous qui ne voulions pas y figurer. Jade aura mis au monde l’image qui la fit sortir de nos vies. Elle est partie comme elle est arrivée : sans qu’on s’en rende compte.

Elle aurait voulu plus, elle me l’a dit un soir d’été quand on s’est croisées, par hasard, un peu ivres sur la rue Saint-Jean. Elle s’en est voulu d’être partie, elle nous en a voulu de ne pas l’avoir retenue. Je lui ai dit que je comprenais, et c’était vrai, je n’aurais pas aimé qu’on m’oublie. Je lui ai aussi dit que je m’excusais de l’avoir fait. Elle s’est excusée à son tour et je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle nous aurait gardés pour elle seule. Elle voulait nous capturer, nous posséder, à défaut de pouvoir nous intégrer. Elle aurait voulu que son départ nous sépare, nous atomise. Je lui ai dit, sans qu’elle pose la question, que ça n’avait pas fonctionné. Je lui ai demandé si c’était elle qui avait eu peur et qui nous avait tiré dessus.

Florent

On pourrait me dire que ce fragment-là n’est pas très utile, puisqu’il ne fait rien d’autre que de s’opposer à l’autre, mais pourtant, sans lui, tous les autres n’auraient pas de sens. Parler de l’adolescence sans avoir parlé des yeux vitraux qui nous ont marqués le plus reviendrait à ne rien dire du tout. Mais je n’arrive jamais à parler de lui comme je le voudrais, « on échoue toujours à parler de ce qu’on aime ».

L’autre photo

On met du noir, du bleu, pour barbouiller nos yeux | Pour faire croire, même si c’est faux, qu’aujourd’hui on va mieux | On boit, on mange entre copains pour parler de nos habitudes | Celles d’hier, celles de demain, pour comparer nos solitudes | On se fout dans le nez ce qu’il nous reste à vivre | Hurlant à tout vent comme on est heureux quand on est ivres | Essayant d’étouffer tout ce qui vient nous rappeler | Qu’on est déjà à l’âge d’or du rebelle attardé | Mais quand les doutes arrivent, que la honte récidive | Nos joies répétitives savent nous rassurer -Pierre Lapointe

Il y a quelques semaines, j’ai écrit à Jade pour savoir si elle avait la photo originale, celle moins pixelisée. Elle me l’a envoyée, puis une seconde que j’ai ouverte. Une photo presque pareille à la première, probablement prise quelques secondes avant ou après. J’ai figé, je ne comprenais pas trop pourquoi elle existait; pour moi, il n’y en avait toujours eu qu’une.

J’avais réussi, après tout ce temps, à reléguer la version que je connaissais au rang de souvenir. Je m’étais faite à la nostalgie, à ce manque-là, et là, la deuxième photo me forçait à continuer un deuil que j’avais volontairement laissé de côté. Elle voulait que j’arrête mes enfantillages, que j’ouvre les yeux et que je me voie morte sur cette photo-là, oui, mais que je me voie morte aujourd’hui aussi. Elle était mon memento mori, le symbole de tout ce qu’on aurait pu faire et de tout ce qu’on n’a pas fait.

Tout aussi douloureux de penser que la deuxième venait briser l’originale, précisément pour ça, parce qu’elle n’était plus l’originale, parce qu’elle n’était plus seule. Et si elle n’était plus seule, si elle ne l’avait jamais été, ça voulait dire que la photo que j’avais eue entre les mains, pendant toutes ces années, n’était seulement qu’un exemplaire de nous. Je ne voulais pas ça, je voulais qu’elle soit beaucoup plus, je voulais qu’elle soit plus que le fruit du hasard, de l’interchangeable, parce qu’il me semble que mon adolescence avait été tellement plus que ça, non ?

Mulan

J’ai laissé quelques jours passer, et je suis revenue aux deux images. Elles étaient un peu plus douces, pas moins fortes pour autant. Plus je les regardais, plus ça allait. Même si ça ne me suffisait pas, je composais avec l’idée qu’elles soient à la fois seules et plusieurs. Au fond, il n’y avait pas grand-chose qui les différenciait : quelques positions décalées, le contraste, le cadrage peut-être, mais il restait encore nos vêtements, nos envies de ne pas être là, la ville coupée en deux et nos corps statues. Des cariatides qui ne font que ça, se tenir ensemble pour ne pas que tout tombe. Et personne ne bougeait, même si toutes nos têtes étaient lourdes, personne ne s’enfuyait. Rien ne tombera, rien ne tombera que l’on se chuchotait pour ne pas grandir.

Photo par Emmy Lapointe
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