Derrière le voile de l’occultisme cinématographique : Entretien avec Virjiny Provost

Lorsque vous lirez ceci, Halloween sera déjà dernière nous. Les feuilles mortes seront empaquetées dans des sacs sur le bord du chemin, la première neige sera peut-être déjà tombée et les manteaux d’hiver seront dépoussiérés. L’automne sur son déclin, c’est l’étrange entre-deux qui englobe la fête des Morts et l’anniversaire du petit Jésus : c’est la saison de la mélancolie et du rêve, c’est ce qui est passé et ce qui adviendra. Puisqu’il est trop tard pour se faire des frousses avec des slashers et qu’il est trop tôt pour accrocher l’ange au-dessus du sapin, je vous propose d’aborder un thème intermédiaire : l’inquiétante étrangeté de l’occultisme. Pour l’occasion, l’étudiante à la maîtrise Virjiny Provost a eu la gentillesse de nous partager ses réflexions au sujet de son mémoire qui porte sur cette question aussi inquiétante qu’intéressante.

Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

Impact Campus : Merci d’avoir accepté d’échanger avec moi au sujet de ton mémoire de maîtrise. Pourrais-tu brosser un portrait de ton parcours académique? Quelle place occupe le cinéma dans ta démarche ?
Virjiny Provost : Je suis entrée au baccalauréat en Histoire de l’art à l’automne 2016, pour lequel j’ai gradué à l’hiver 2020. J’ai entamé une maîtrise en Histoire de l’art à l’automne suivant et j’en suis présentement à ma deuxième année.

Au cours de mon baccalauréat, j’ai écrit quelques travaux sur le cinéma et j’ai aussi suivi un cours sur l’histoire et l’esthétique du film. Dans le cadre d’un séminaire de maîtrise, j’ai travaillé sur la campagne de censure des Video Nasties des années 1980, campagne  britannique visant à contrôler la distribution de films d’horreur sur VHS. 

I.C. : D’abord, j’ai cru comprendre que tu avais changé de trajectoire pour ton mémoire : tu ne parles plus de la figure du fantôme dans le cinéma d’horreur, mais bien de la figure de l’occultisme. Qu’est-ce qui explique cette réorientation ?

V.P. : Effectivement! Au départ, j’ai eu l’idée d’approfondir la notion de hantise dans le but d’en isoler les expressions les plus récentes, que le film d’horreur américain de la période contemporaine incarne. En d’autres mots, je souhaitais faire l’étude de la prolongation du motif du revenant à travers la question du temps. Le fantôme est une métaphore puissante et polyvalente. Selon la tradition, il est rattaché à un vivant, un lieu ou un objet, dans lequel subsiste une forme de traumatisme, ou de quête irrésolue. Il peut donc symboliser la manière dont la mémoire et l’histoire, qu’elles soient traumatiques ou nostalgiques, persistent au présent. 

Toutefois, j’ai rapidement constaté que les films qui m’intéressaient parlaient moins de fantômes que de mauvais esprits, voire d’entités démoniaques. Pour l’instant, mon corpus est constitué de Hereditary (Ari Aster, 2018) et de Suspiria (Luca Guadagnino, 2018). Je compte inclure d’autres films, tels que The Babadook (Jennifer Kent, 2014), Midsommar (Ari Aster, 2019) ou The Empty Man (2020), mais je ne sais pas encore quelle place ils occuperont dans mon mémoire.

I.C. : Sur le plan thématique, qu’est-ce qui distingue la figure du fantôme de l’occultisme ?
V.P. : Selon la définition du Dictionnaire de l’ésotérisme de Pierre A. Riffard (1993), « l’occultisme désigne l’ensemble des arts et sciences occultes […] touchant aux secrets de la nature, à ce qui est non-visible ». Le fantôme est donc occulte; toutefois, il se distingue de l’entité maléfique.

Le fantôme entendu comme revenant implique la survivance du passé. En d’autres mots, le fantôme marque la persistance, l’intrusion du passé dans le présent : allégorie d’un mouvement en suspens, il incarne donc l’épaisseur et la pluralité du temps. Tel que mentionné précédemment, le fantôme est rattaché à un vivant, un lieu ou un objet, dans lequel subsiste une forme de traumatisme, ou de quête irrésolue. Le mauvais esprit n’est donc pas revenant, puisqu’il ne se manifeste pas dans un objectif de réparation; il n’incarne pas le passé, mais plutôt l’existence d’une puissance organisatrice, d’une réalité transcendante à notre monde.

I.C. : Tu t’intéresses donc à l’occultisme en tant que thème sous-jacent au paranormal. Est-ce que la question des crimes occultes au cinéma t’intéresse également ? Si oui, pourquoi ?V.P. : Bien que je trouve le sujet fascinant, ma recherche ne couvre pas les crimes occultes. Je m’attarde principalement à la dimension fantastique de l’occultisme, plus précisément à la définition du genre proposée par le philosophe Tzvetan Todorov. Selon lui, le fantastique se situe entre deux autres genres littéraires : l’inquiétante étrangeté et le merveilleux. Là où, pour Todorov, l’inquiétante étrangeté exige une réponse du personnage (tenant souvent de la peur) face à l’inexplicable ou l’impossible, le merveilleux ne se caractérise que par l’occurrence d’un événement fantastique. En d’autres mots, Todorov conçoit l’inquiétante étrangeté comme le surnaturel expliqué et le merveilleux comme le surnaturel accepté comme surnaturel. Le fantastique se caractérise donc par ce moment d’hésitation entre la croyance du surnaturel et l’incrédulité du surnaturel. Il s’agit donc d’un genre littéraire très fragile, puisque tout peut facilement balancer d’un côté à l’autre. Cette notion est intéressante, puisqu’elle permet de comprendre comment se manifeste l’occulte dans le cinéma d’horreur contemporain.

I.C. : Quels sont les codes, les tropes, du cinéma de l’occulte ? Comment ces codes se traduisent-ils en matière d’esthétisme ?
V.P. : Je n’ai pas encore traité de la question esthétique, mais je peux tout de même répondre à la première partie de la question. L’occulte, tel que représenté au cinéma, couvre une variété de pratiques qui cherchent à engager le surnaturel et la survivance (ou la résurrection) d’anciennes traditions religieuses. Inversement à ce qu’on pourrait croire, la modernité n’implique pas un abandon complet des notions religieuses et spirituelles au profit d’une pensée scientifique plus rationnelle. Au contraire, l’ère moderne implique une réorganisation des idées religieuses, spirituelles et surnaturelles d’une manière qui permettrait aux motifs occultes, ésotériques, surnaturels et paranormaux d’exister dans l’art, la littérature et le cinéma. 

L’auteur Carrol L. Fry s’adonne à l’analyse de nombreux films faisant usage de ces croyances, fournissant au lecteur les outils nécessaires à leur identification. D’abord, le film met en œuvre un récit suggérant les dangers de la pratique occulte, ou une simple mise en garde morale concernant l’occultisme. Un sceptique doit ensuite être convaincu de l’existence d’une altérité supérieure et surnaturelle, pour finalement assister au discours d’un personnage venu établir le cadre de référence de l’occulte, ou les règles du jeu qui en organisent le scénario. Ce dernier croit avoir découvert des vérités importantes concernant les forces qui transcendent notre réalité, puissances invisibles aux yeux de la plupart. Ainsi, les personnages qui empruntent les voies de l’occulte, que Fry catégorise de « religions alternatives », nécessitent d’un don ou d’un rituel particulier pour les percevoir ou les naviguer.

I.C. : Selon toi, qu’est-ce qui fait en sorte qu’un film d’horreur, par exemple, puisse susciter la peur en nous ? Quelle est l’origine de cette peur ? En d’autres mots, quels procédés (cinématographiques, scénaristiques, etc.) permettent de créer ce sentiment?
V.P. : Le succès des films d’horreur et la satisfaction éprouvée à leur fréquentation sont des questions largement débattues : selon le philosophe Noël Carroll, l’état émotionnel que suscite l’horreur soulève un paradoxe important. L’horreur est le produit de deux affects : la peur et le dégoût. Ces réactions sont provoquées par la présence d’une anomalie, certes, mais aussi par l’identification aux personnages qui y sont confrontés : leurs réponses émotionnelles face au monstrueux deviennent, dans un geste empathique, les nôtres.

Il existe plusieurs façons d’expliquer l’intérêt à se soumettre à une expérience horrifique, la plus reconnue étant l’approche psychanalytique de Freud, faisant de l’horreur le lieu de manifestation de nos pulsions, subvenant ainsi à nos désirs refoulés. L’horreur permet, en d’autres mots, l’autostimulation de nos fantasmes réprimés. Prolongeant la pensée de Freud tout en en révélant les limites, Carroll croit que le plaisir de l’horreur tient d’une rencontre entre le dégoût et la fascination. Le récit d’horreur implique inévitablement un passage par le processus de découverte, de révélation de l’objet « dégoût », qui se rattache à une certaine curiosité cognitive. Selon lui, l’horreur est le prix que nous sommes prêts à payer pour assister au dévoilement de l’impossible et de l’inconnu, qui défie les lois de la nature. Le plaisir potentiel de l’horreur dépend donc de la confirmation de l’existence du monstre en tant qu’être transgressif, bouleversant notre conception du monde. C’est cette curiosité qui anime notre désir et que l’horreur vise à satisfaire.

I.C. : Quelles sont les approches critiques qui permettraient d’aborder la question de l’occultisme au cinéma? J’ai en tête, par exemple, la psychocritique et la sociocritique. Ces approches peuvent-elles s’appliquer aux études cinématographiques, plus spécifiquement à la sphère de l’occulte ?
V.P. : Il y en a évidemment plusieurs, mais celle que je trouve tout particulièrement intéressante à ce stade-ci de ma recherche est la notion du grand Autre, théorisée par Jacques Lacan. Le grand Autre est cette puissance immatérielle, créée par le sujet, donnant valeur et sens à ses actions. La figure par excellence du grand Autre est le Dieu du croyant, certes en voie de disparition. Dans un monde où l’agnosticisme est grandissant, la recherche du grand Autre emprunte de nouveaux véhicules : les théories de la simulation, les séances de spiritisme, la survivance de la superstition, le retour à des pratiques religieuses traditionnelles — tous ces exemples trahissent l’angoisse d’une solitude que le fantasme du grand Autre vise à apaiser. En offrant une vision surnaturelle du monde (une vie après la mort), le cinéma de l’occulte est particulièrement révélateur de ce désir de sens qui nous habite. En supposant l’existence d’une dimension spirituelle animée par des entités maléfiques, ces scénarios impliquent à la fois l’existence d’une autorité sans doute plus puissante encore que ces forces du mal.

 

Consulter le magazine