Portrait de la jeune fille en feu ou comment regarder autrement

Le 28 février 2020, a eu lieu la 45e cérémonie des Césars. Malgré des accusations d’agressions sexuelles à son endroit, Roman Polanski a reçu deux distinctions personnelles pour son film J’accuse dont celle du meilleur réalisateur. Au moment de l’annonce, l’actrice Adèle Haenel a quitté la salle s’écriant « la honte ! ». Elle fut suivie de près par Céline Sciamma et Noémie Merlant, puis par la totalité de l’équipe du Portrait de la jeune fille en feu présente lors de cette soirée. D’autres les suivirent; les Césars 2020 furent surnommés « les Césars de la honte ».

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre aux arts

Celui ou celle qui aura vu Portrait de la jeune fille en feu n’aura sans doute pas de difficulté à comprendre pourquoi, cette soirée-là, les trois femmes à la tête du film ont refusé d’assister au sacre de Polanski. Le film de Sciamma s’inscrit certainement comme une dissidence face à la domination masculine dans le milieu cinématographique. Il est fait par des femmes et, sans ne s’adresser qu’à elles, les considère comme son élément central tant au niveau de la forme que du fond. Le film est envisagé sous un prisme féminin. Son regard est ailleurs, son regard est autre, il est l’incarnation du female gaze.

Le female gaze n’est pas le penchant inverse du male gaze. En fait, l’un des problèmes du male gaze est justement qu’il ne laisse pas la place à une autre conception du monde, à d’autres désirs. Le female gaze vient remettre en question la pseudo-universalité du male gaze qui considère toujours le regard cinématographique comme étant celui d’un homme hétérosexuel. Et ce qui différencie le female gaze du male gaze, c’est qu’au moins, il est conscient de n’être qu’un regard parmi d’autres.

Petit résumé de Portrait de la jeune fille en feu

L’histoire se déroule à la fin du 18e siècle en France. Marianne, une peintre, est envoyée auprès d’Héloïse, une aristocrate, afin de la peindre à son insu, puisque celle-ci refuse de poser. Si elle refuse de poser, c’est que le portrait doit être envoyé à un Milanais qui souhaite la prendre comme épouse, mais avant de le faire, il souhaite la voir. Héloïse aurait préféré rester au couvent, mais suite à la mort de sa sœur aînée (que l’on soupçonne être un suicide), c’est à elle que revient la « tâche » de se marier. Héloïse croit que Marianne n’est qu’une dame de compagnie jusqu’à ce que cette dernière lui révèle la vérité et qu’ensemble, elles repeignent le tableau qui les séparera. Il y a aussi le personnage de Sophie, la servante, avec qui les deux autres femmes développent une amitié sincère.

Désexualisation des corps féminins

Call Me by Your Name (Luca Guadagnino) et La vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche) ont en commun, entre autres, d’explorer les premières relations homosexuelles chez de jeunes sujets. Le premier met à l’écran une relation entre deux hommes, le second entre deux femmes. Les deux scénarios incluent une ou des scènes de sexualité, mais celles-ci sont traitées de manières diamétralement opposées. Les relations sexuelles de La vie d’Adèle entre Emma et Adèle sont longues et explicites alors que de celles entre Elio et Oliver, on ne « voit » que le début et la fin. Les choses sont semblables pour les films Disobedience (Sebastián Lelio) et Brokeback Mountain (Ang Lee); les relations sexuelles lesbiennes sont montrées et celles entre hommes ne sont que suggérées.

Céline Sciamma a décidé d’inverser cette tendance. En ne faisant qu’évoquer les rapports sexuels entre Héloïse et Marianne plutôt que de les montrer explicitement, la réalisatrice ne nie pas leur présence, elle refuse tout simplement de les soumettre comme possibles objets de désir. En effet, les relations lesbiennes font souvent office de fantasme au sein du public masculin. La catégorie « lesbienne » est d’ailleurs la plus fréquentée chez le géant de la pornographie Pornhub. Et bien que le public de Sciamma soit envisagé comme n’étant pas forcément masculin, il était impossible de ne pas le considérer comme un public potentiel.

Si le corps féminin n’est pas montré pour sa sexualité potentielle dans le Portrait, il est tout de même montré, mais il l’est pour le normaliser, lui et ses caractéristiques biologiques. Par exemple, on aperçoit le pubis de Marianne lorsqu’elle a ses menstruations et que Sophie l’aide à réduire ses crampes. Les images « post-relations sexuelles » laissent voir les poitrines des deux femmes sans qu’elles soient érotisées. Puis, les pilosités pubiennes et axillaires apparaissent de façon plutôt banale, ce qui laisse à celui ou celle regarde l’impression qu’elles vont de soi, qu’elles sont des parties intégrantes du corps.

Horizontalité des rapports et sororité

Les éléments filmiques du Portrait sont envisagés sous un prisme féminin. Féminin au sens où il est possible, au sein de la diégèse, d’envisager un monde, ou du moins une microsociété, qui se construirait en dehors des schémas patriarcaux. À vrai dire, cette microsociété n’est peut-être visible que dans la seconde partie qui est marquée par le départ de la mère d’Héloïse qui, notons-le, semble être le dernier symbole de la reproductibilité patriarcale.

Dans la seconde partie (après que Marianne ait avoué à Héloïse être peintre), Sciamma nous offre une scène banale en apparence, mais qui pourtant personnifie à elle seule la dissolution des classes sociales ou à tout de moins leur assouplissement. La scène se déroule à la cuisine. La caméra est à la hauteur des trois femmes qui sont affairées de l’autre côté de la table. Héloïse cuisine, Marianne sert le vin et Sophie brode. Dans un cadre plus classique, on aurait attendu d’une telle scène, sans le savoir peut-être, qu’elle nous montre l’aristocrate (Héloïse) assise à broder et la servante (Sophie) debout à cuisiner. Le fait que Marianne serve le vin n’est pas innocent non plus, puisque la consommation d’alcool et de tabac est traditionnellement associée aux hommes alors que dans Portrait, les protagonistes consomment l’un et l’autre comme si cela allait de soi.

Seulement trois scènes du film sont accompagnées de musique dont la source est d’ailleurs toujours diégétique. On se doute, dès lors, que ces rares moments sont hautement symboliques dans l’œuvre. L’une de ces scènes est cruciale et agit presque comme une scène pivot. Il est ici question de la scène ayant donné naissance à la toile présentée dans le prologue (celle où l’on voit Héloïse prendre feu). C’est une scène peu introduite et dont nous sortons rapidement, mais elle semble appartenir à un autre temps et à un autre lieu. Portée par un chant collectif, elle possède un onirisme certain et donne à croire, l’espace de quelques secondes, que cette polyphonie au féminin transcendera le cadre de ce huis clos. Et si elle ne perdure pas comme on le voudrait, le film de Sciamma demeure tout de même un lieu de sororité et de filiation matrilinéaire. Par exemple, il est possible de penser que l’une des raisons qui poussent les deux amantes à se séparer ou du moins qui incite Marianne à le faire est son désir d’enseigner (à de jeunes femmes qui plus est) et d’ainsi transmettre ses connaissances et assurer une forme de pérennité chez les femmes artistes.

La facture visuelle du Portrait de la jeune fille en feu, par la composition de ses plans et sa palette de couleurs, insuffle un calme et une lenteur nécessaires à la trame narrative. Le visionnement du film coule de lui-même jusqu’à l’avortement de Sophie où l’envie de tourner les yeux se fait sentir. À ce moment-là, Marianne détourne la tête, mais Héloïse lui demande ne pas le faire tout comme elle semble nous le demander aussi. La scène n’est pas sensationnaliste, mais la douleur de Sophie est évidente et la présence de l’enfant à ses côtés suffit à faire comprendre le conflit moral et le deuil auxquels la jeune femme a pu être confrontés. Le soir venu, alors que personne n’arrive à dormir, Héloïse propose de reproduire le moment et que Marianne le peigne. Sophie rejoue donc son rôle alors que Héloïse incarne la dame ayant procédé à l’avortement. Marianne peint ce qu’elle voit, et par ce geste, elle rend la scène un peu moins altérable face au temps. La peinture est ici comme une manière de nommer, de dire les choses, d’empêcher de les invisibiliser. Marianne, Héloïse et Sophie illustrent dans cette scène le devoir de mémoire et matérialisent le regard au féminin sur l’expérience féminine.

D’objet regardé à sujet regardant

La première partie est peut-être couverte d’une certaine violence au sens où l’image d’Héloïse lui est prise, lui est volée sans son consentement. Capturer l’image des gens à leur insu déséquilibre les pouvoirs, puisque nous les voyons, a écrit Susan Sontag, « comme ils ne se voient jamais eux-mêmes […] c’est les transformer en choses que l’on peut posséder de façon symbolique. » C’est peut-être encore plus vrai dans le cas du portrait d’Héloïse, parce que celui-ci est transmis comme un avant-goût de la jeune femme à un homme, qui pourra choisir ou non de la marier selon son appréciation de « l’échantillon ». L’absence du consentement d’Héloïse face au regard de Marianne la soumet à l’état d’objet regardé. Marianne est donc à ce moment-là le seul sujet regardant, ou du moins, celle qui possède le plus de pouvoirs.

Il est difficile de ne pas voir dans cette prise d’image non consensuelle et l’objectification d’Héloïse une reproduction du regard masculin. Or, ce système de regard et de prise d’image non consensuelle n’est pas viable, il est voué à l’échec dans la diégèse du film, puisque le premier portrait n’est pas concluant au final. Et c’est Héloïse la première à le constater lorsqu’elle dit « que ça ne me ressemble pas, je peux le comprendre, mais que ça ne vous ressemble pas, voilà qui est triste ».

Le morcellement du corps d’Héloïse a probablement aussi contribué à l’échec du tableau. Il y a, dans la fragmentation du corps – technique que Marianne a dû utiliser, puisque devant peindre de mémoire, elle ne pouvait que se concentrer sur une partie à la fois -, une sensation d’interchangeabilité qui s’installe. Les mains d’Héloïse sur le tableau auraient pu être celles de n’importe quelle autre femme. Le premier portrait était donc semblable à une mosaïque que rien ne lie vraiment, nous ne la reconnaissions, pour reprendre les mots de Barthes, « que par morceaux, c’est-à-dire que [nous manquions] son être, et que, donc [nous la manquions toute]. Ce n’était pas elle, et pourtant ce n’était personne d’autre. »

La seconde partie est marquée par le départ de la mère d’Héloïse qui, comme je l’ai dit plus tôt, représente le dernier symbole fort du schème patriarcal dans le film. Cette seconde partie est également marquée par le consentement d’Héloïse quant à sa prise d’image. Il y a même plus qu’un consentement. Héloïse participe à l’œuvre, elle regarde tout autant qu’elle se fait regarder. Après avoir décrit Héloïse à celle-ci, Marianne lui dit : « Pardonnez-moi, je n’aimerais pas être à votre place. » Ce à quoi répond Héloïse : « Mais nous sommes à la même place. Venez ici. Venez. [Marianne s’approche.] Regardez. Si vous me regardez, qui je regarde, moi ? » Ainsi, l’œuvre créée devient celle des deux femmes, elles participeront ensemble à compléter ce qui aura été le prétexte de leur rencontre, mais aussi la cause de leur séparation, le memento mori de leur histoire.

Cette prise de position de la part d’Héloïse ne sera pas la dernière, puisque quelques scènes plus tard, nous la retrouvons, une fois de plus, à réclamer une part de pouvoir dans les décisions qui la concernent. Nous faisons ici référence à la fameuse lecture du mythe d’Orphée et Eurydice dans Les métamorphoses d’Ovide. Dans la version d’Ovide (et dans bien d’autres), Eurydice n’a peu, voire pas d’emprise sur son destin. Nous le voyons dès les premières lignes alors qu’Orphée demande à Pluton un « usufruit », en d’autres mots, un emprunt, et cet emprunt n’est nulle autre qu’Eurydice. Évidemment, il n’est pas question de porter un jugement moral quelconque à l’endroit d’Ovide; il faut certainement remettre l’œuvre dans son contexte historique. Or, ce qu’Héloïse fait, c’est qu’elle négocie le dénouement de ce mythe que Marianne et elle s’apprêtent à interpréter. Au moment où Marianne dit qu’Orphée n’a pas fait « le choix de l’amoureux, [qu’]il a fait celui du poète », elle semble déclarer qu’elle, qui revêtit le rôle d’Orphée, prendra la même décision que lui. Héloïse rétorque: « Peut-être que c’est elle qui lui a dit. Retourne-toi. » Pendant qu’elle prononce ces mots, Héloïse regarde Marianne, c’est visiblement à elle qu’elle s’adresse.

Puis, à la manière d’une prophétie, ce qui a été dit ce soir-là par les deux femmes arrivera. Sur le point de quitter le château, alors que Marianne au pas de la porte, Héloise lui demandera de se retourner, ce qu’elle fera. Elle verra son Eurydice dans sa robe blanche, là, debout, sur le point de se dissoudre avec le reste. Les portes se ferment; le huis clos se termine, le retour dans le monde sera inévitable, mais la décision de leur séparation aura été prise à deux et se verra être matérialisée par le tableau d’Orphée et d’Eurydice peint par Marianne. Les deux amants, mis en scène à la sortie de ce qui nous paraît être la grotte où Marianne et Héloïse se sont embrassées la première fois, semblent « se saluer » comme des égaux, comme deux sujets.

Tous les yeux se ferment un jour
Le temps de quelques jours, la diégèse du Portrait de la jeune fille en feu nous offre un univers bâti à l’abri du regard masculin. Basé sur le regard féminin, sur l’expérience d’être femme, le film de Sciamma explore les possibles d’un monde hors du regard ou du prisme patriarcal où les rapports sont rééquilibrés, les pouvoirs divisés et les désirs libérés. Néanmoins, ces gains ou ces négociations des normes sociales semblent s’être altérés et avoir été relayées au rang de souvenirs une fois le retour en société effectué. La scène finale nous montre Marianne et Héloïse réunies dans la même salle pour un concert. Marianne regarde Héloïse, mais celle-ci ne la voit pas retour; elle est redevenue l’objet du regard.

Photo par Heloise Maapproc

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