Plastification kitsch hyper stylée

Ce billet prend la forme du portfolio ; il constitue un amalgame culturel des temps qui voisinent les années soixante. Il erre entre le quétaine et l’art, il visite des cuisines et des industries, il affiche des rêves et des fiertés pour esquisser le portrait partiel d’une époque que l’on qualifie fréquemment de kitsch, notamment en raison de son matériau chouchou : le plastique.

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia 

Le kitsch et les années 60

Le kitsch, décrit par le commun des dictionnaires, relève du mauvais goût – hors d’une telle subjectivité, on peut dire du kitsch qu’il est imitation, outrance et décalage. (Arsenault, 2011, Eco, 1985, Moles, 1976, Sternberg, 1971) En effet, le kitsch est intimement lié à la production de masse et aux faux d’œuvres d’art. Son côté excessif et exagéré le distingue également, et ça passe souvent par la juxtaposition de références dans le rendu comme dans le contenu. Enfin, le décalage représente la distorsion entre ce que l’objet kitsch représente et ce qu’il est censé représenter, ce qui lui confère par la même occasion un caractère amusant. Moles (1976) relève des caractéristiques plus systématiques que « de mauvais goût » qui découlent de notre définition sommaire :

  •   La disproportion. Pensons à un porte-clés de baleine, par exemple, qui est le miniature d’une chose immense.                                                                                  
  •   Les couleurs. Le kitsch aime particulièrement certains arrangements chromatiques ; le pur, le complémentaire, le pastel, le dégradé et l’arc-en-ciel. La distorsion et l’excès peuvent aussi s’appliquer à la couleur ; ainsi, le cheval de porcelaine rose est plus kitsch que le cheval en peluche brun, pour reprendre l’exemple d’Arsenault.
  •   Le matériau. Sans surprise, le matériau est une caractéristique importante, car il peut s’agir d’un déguisement ; le matériau représenté sera souvent un faux qui imite le détail du bois, du métal, ou du marbre.

De telles qualités se superposent et plus il y en a, plus on peut supposer que le caractère kitsch est amplifié, au même titre qu’une accumulation d’objets peuvent eux-mêmes créer un environnement kitsch. Arsenault explique le défi de définir le kitsch étant donné que le kitsch se meut dans le temps : 

Kit Cat Clock [photographie] The Children’s Museum of Indianapolis
« Une certaine distance temporelle est souvent nécessaire pour pouvoir reconnaître l’aspect kitsch de plusieurs objets. Ceci peut sembler contredire la condition de réaction forte et directe, mais en fait, cette distance temporelle permet probablement la (re) découverte de certains objets, qui, une fois sortis de leur contexte de production, peuvent sembler beaucoup plus excessifs et excentriques qu’à l’origine. Aussi, cette distance expliquerait en partie pourquoi plusieurs considèrent aujourd’hui les années 1950 et 1960 comme une époque particulièrement kitsch. Un objet n’est pas nécessairement kitsch dès sa création, mais le contraire est tout aussi vrai, un objet conçu kitsch (car c’est parfois possible) ne le demeure pas nécessairement. » (Arsenault, 2011, p. 19)

Le regard d’aujourd’hui qualifie généralement les objets vieux d’une centaine d’annéesd’antiques, et de rétro ceux qui datent d’un peu avant le début du 21e siècle. Et entre les deux on retrouve le vintage et le kitsch, quoique ces termes comportent leurs propres subtilités et connotations. On accorde peut-être plus de valeur au vintage, qui évoque la qualité de la manufacture d’autrefois, tandis que le kitsch est ancré dans la production industrielle.

American Dream et Formica 

Pour notre regard contemporain, les années 50 et 60 sont donc particulièrement riches en kitsch. C’est la fin de la Seconde Guerre mondiale, de l’austérité et de la reconstruction qui l’ont immédiatement suivie. En 1950, le capitalisme rayonne : vive l’American Dream ! Le mobilier et la décoration sont complètement restylés, et c’est beaucoup dû au développement de nouveaux procédés et de nouvelles technologies : le plastique, bien qu’il s’insérait déjà dans les produits depuis quelque temps, a été un game changer. Les premiers plastiques synthétiques ont été créés au début du 20e siècle, à commencer par la Bakélite – le matériau utilisé pour l’emblématique téléphone noir au cadran qui tourne. Nous y reviendrons – contentons-nous pour l’instant de mentionner que ce plastique est un pionnier qui allait révolutionner les procédés de fabrication à l’échelle industrielle. C’est donc dire que les années 50 surfaient la vague, le Formica (ou mélamine) en tête d’affiche, ce qui change grandement le visuel des cuisines et des salles de bain. (L’histoire sans fin des plastiques, 2023) 

1960 arrive : explosion de la culture populaire dans une époque de grand optimisme où on rêve à la lune et pourquoi pas aux voitures volantes. Dans le monde du design se dessinait une toute nouvelle relation avec la consommation et les consommateur.rices. Tandis que la guerre froide rôdait dans l’ombre, le capitalisme étasunien et son économie toute en grandeur a propulsé le design industriel et la signature visuelle, « l’image de marque », que doit se forger une compagnie pour son marketing et sa publicité. (Garner, 2008) Plus que ça : le design outrepasse l’harmonisation de la forme et de la fonction et devient un outil de communication, une communication par le biais d’une culture précise et visant un marché précis. (ibid) Garner soulève que l’art « commercial » et l’art « noble » ne s’étaient jamais fréquentés de si près jusqu’alors. Les frontières entre les deux s’effritent, un dialogue s’ouvre ; le pop art naît de l’intégration de la production de consommation et des médias populaires à un art plus traditionnel. Richard Hamilton, artiste pop d’Angleterre, liste les ingrédients de cette esthétique : « le populaire, le provisoire, le transformable, le bon marché, le produit de série, le jeune, le drôle, le ‘‘sexy’’, le brillant et le ‘‘Big Business’’ ».  En 1960, les artistes pop balancent aux vidanges les rigidités et les déjà-vu pour explorer le commercial, le ludique, le populaire, le publicitaire. On cherche la modernité dans les thèmes, les couleurs, les attitudes ; on placardait partout cet art qui donnait l’impression d’un fantasme collectif. (Garner, 2008) Le mouvement est sous le signe du rêve, celui américain. Les artistes cherchent à dialoguer avec leur public, iels veulent l’inclure dans la lecture de l’œuvre, on se questionne sur la nature de l’œuvre elle-même. On tranche avec le passé, on aime l’aplat, la saturation, l’abstrait, les ruses. Le plastique devient outil à la concrétisation de cette vision. 

Brando (2016) Andy Warhol display at the Museum of Modern Art, New York City [photographie] Flickr
Longue histoire courte des plastiques

On associe rapidement plastique à polymère et à synthétique. Toutefois, avant d’en arriver au Tupperware, la chimie a parcouru un long chemin et s’est inspirée de matières organiques. Des polymères naturels existent et sont utilisés par divers peuples depuis fort longtemps – pensons au caoutchouc, à l’ambre ou à la cellulose du bois, qui sont d’origine végétale, ou à des protéines comme la kératine de la laine ou de la soie, d’origine animale. Le polymère fait en fait référence à une structure moléculaire particulière d’unités identiques sous forme de chaînes ou de filets, particularité qui donne le caractère plastique au matériau, ainsi qu’une foule d’autres paramètres physiques tels que sa résistance mécanique, sa densité ou sa transparence, par exemple. (Thommeret, 2014) C’est donc la base de ce que l’on appelle aujourd’hui un plastique, c’est-à-dire un matériau malléable.

Au fil des aléas de la chimie organique, on en vint à créer en 1868 le Celluloïd, qui a servi de remplacement à l’ivoire utilisé pour les boules de billard, les peignes ou encore les touches de piano, pour le plus grand bonheur des éléphants, puis la Galalithe en 1897, qui a servi à faire des boutons, des stylos et des accessoires à cheveux. Ces plastiques naissent du mariage entre des éléments naturels et des procédés chimiques, ce qui en fait des polymères artificiels, mais pas synthétiques. C’est en 1909 que le premier synthétique fait son apparition, la Bakélite, qui ouvre le bal à la production industrielle des plastiques dès 1910. Suivront rapidement le Néoprène, le Nylon, le Téflon et une foule d’autres qui s’incorporeront peu à peu partout : dans les encres, les peintures, et les vernis, dans le médical, l’aérospatial, et le militaire, dans l’alimentaire, l’électronique, le quotidien. Outre son éventuel faible coût, on apprécie ce matériau pour ses propriétés mécaniques, thermiques et électriques qui permettent d’accéder à un tout nouveau monde de possibilités pour les designers, et fait revisiter les procédés industriels. 

Les plastiques se classent en trois familles : les thermoplastiques, qui fondent sous la chaleur, et qui comportent le plus grand nombre de déclinaisons de plastiques ; les thermodurcissables, qui ne se déforment pas par la chaleur, ainsi que les élastomères, qui peuvent subir de grandes déformations et reprendre leur forme initiale puisqu’ils sont très élastiques. En fonction de leurs propriétés chimiques et de ce qu’on désire générer, une multitude de procédés sont aujourd’hui à disposition : extrusion, injection, rotomoulage, calandrage, thermoformage, stéréolithographie (tsé l’imprimante 3D ?) … À vrai dire, les plastiques ont fait exploser les procédés industriels qui, à leur tour, ont revisité les « vieux » matériaux. L’imprimante 3D est un excellent exemple de la chose – c’est en 2004 qu’on crée la première vraie machine, et au cours des années 2010 on est capable de transposer la magie au métal, ce qui est tout à fait renversant et qui a longtemps été hors d’atteinte. Cet échange réciproque entre les matériaux et les procédés témoigne de l’infinité du possible et nourrit rêves et ambitions. 

Quasar Khanh (1968) Inflatable Space
Cool plastique

Au début du vingtième siècle, on se servait du plastique pour substituer aux matériaux chers ou précieux pour de petits objets, sans pour autant exploiter outre mesure leur nature propre. (Antonelli, 1995) Ce n’est que durant les années 1950 que le plastique s’émancipe en exposant sa nature et en bondissant d’échelle d’ampleur. Les années 60, elles, ont vu le plastique devenir un symbole politique par sa production en série à faible coût accessible à tous, et dans ce même élan en 1970 on voyait dans ce matériau l’économie et la démocratie. (The Story of Plastics, 1994) Plastique ici, plastique là, plastique partout – en 1980 le plastique cool prend un coup et devient le plastique lame : il est mauvais pour l’environnement et n’est pas digne des goûts bourgeois. (Antonelli, 1995) Le plastique devra céder le titre de chouchou, mais conservera tout de même une certaine estime en tant qu’élément de compositions plus raffinées.  

Paola Antonelli, conservatrice au Musée d’art moderne de New York, écrivait en 1995 comment les matériaux ont bousculé beaucoup de choses au fil des époques : les avancées scientifiques, technologiques ou philosophiques génèrent parallèlement des changements profonds et inconscients dans la culture, et le plastique a eu ce rôle de générateur de mouvement au 20e siècle. (Antonelli, 1995) Il est un « matériau mutant », pour reprendre son expression, qui possède une infinité de facettes et qui ne cesse de se réinventer, puisque son essence même est la malléabilité et la permutation. Le plastique a permis la matérialisation d’idées qui pouvaient au mieux être rêvées, a fait éclater les formes, les couleurs, les usages, et a renversé l’approche au design, qui s’est fait plus expérimental. Et ce matériau, par son essence mutante, correspond parfaitement à son époque et ses idéologies : « l’attitude postmoderne est teintée d’amoralité et de cynisme : pour la plupart d’entre nous, il est naturel d’accepter à la fois une idée et son contraire, si l’ensemble est éloquent et sensé. La société a appris à apprécier les supercheries créatives ainsi qu’à accueillir et valoriser la diversité et le changement. » (traduction libre) (Antonelli, 1995, p. 17) 

Je lis dans ces lignes beaucoup de kitsch. Le plastique a été le matériau d’imitation par excellence, il a été utilisé sans parcimonie et a jonglé avec les coloris et les tailles, comme il a déjoué les sens qui lui étaient donnés. Il s’est plié comme il sait si bien le faire à l’imaginaire, s’est soumis aux ambitions et idéologies. Compte tenu du capitalisme rugissant, des mouvements populaires et de l’art, il est intéressant de voir comment on perçoit aujourd’hui le legs de 1960 comme kitsch. Ce n’est évidemment pas le seul matériau qui peut porter cette étiquette, mais étant la vedette de l’époque, il porte lourdement ce fardeau.

Garder le bébé, jeter l’eau de son bain

Le plastique a étonné comme il a dégoûté et effrayé, et s’est malgré tout frayé son chemin partout autour de nous. L’historique de ce matériau est particulièrement riche – alors que beaucoup connotent négativement le plastique par son aspect polluant – ce qui est tout à fait vrai et légitime – je pense qu’il y a devoir d’honorer les avancées qu’il a également soutenues. Le plastique permet la conservation d’aliments, a donné un répit aux défenses d’éléphant et aux autres caractéristiques animalières, a permis à tout le monde d’accéder à du beau mobilier efficace comme à de l’art décoratif ; n’y a-t-il pas quelques raisons qui justifieraient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ? La société a largement gagné au développement des plastiques – socialement, culturellement, scientifiquement, économiquement, et j’oserais même affirmer écologiquement dans une certaine mesure – bien que l’on soit certainement en mesure de critiquer ce matériau et les usages que l’on en fait aujourd’hui.

Barthe crachait sur le plastique en 1957, affirmant que « [d]ans l’ordre poétique des grandes substances, c’est un matériau disgracié, perdu entre l’effusion des caoutchoucs et la dureté plate du métal […] ». J’espère qu’il ne se retourne pas dans sa tombe à l’idée de le savoir incrusté dans toutes les pièces de la maison et dans tous les domaines imaginables. La plasticité des polymères est ce qui est en sorte qu’ils sauront se soumettre aux nouveaux schèmes de pensée et aux nouvelles préoccupations. On commence à peine à entendre parler de bioplastique, et d’analyse de cycle de vie, comme quoi effectivement les gens sont concernés par ces enjeux. Et puis le plastique est encore jeune – il laisse toujours place à l’expérimentation, et les tendances actuelles à l’artisanat, à la décroissance, à l’organique et au low-tech sauront certainement percoler dans l’industrie du plastique.

Puis si 1960 est coté kitsch, c’est tout à son honneur, je pense, si on écarte le jugement de goût. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, ça relève des préférences personnelles, mais le kitsch est une signature particulière qui traduit d’une part les ambitions, valeurs et batailles d’une époque, et d’autre part le regard postérieur que nous posons sur celle-ci aujourd’hui.

Compagnie canadienne de l’Exposition universelle de 1967. (1963). La Ronde [carte postale]. BAnQ
Références

Antonelli, P. (1995). « Mutant materials in contemporary design ». The Museum of Modern Art.

Arsenault, R. (2011). Les commerces kitsch exotiques au Québec : reconnaissance et sauvegarde d’un nouveau patrimoine. [mémoire de maîtrise Université du Québec à Montréal]. https://www.collectionscanada.gc.ca/obj/thesescanada/vol2/QMUQ/TC-QMUQ-4403.pdf

Barthes, R. (1957). « Le Plastique ». Mythologies. Éditions du Seuil.

Eco, U. (1985) La guerre du faux. Éditions Grasset & Fasquelle.

Garner, P. (2008). Sixties design. Taschen.

(2023). « L’histoire sans fin des plastiques », Plastics le Mag. https://plastic-lemag.com/Polymeres-et-recherches-:-une-histoire-datomes-crochus 

Moles, A. (1976). Psychologie du kitsch : l’art du bonheur. Denoël/Gonthier.

Sternberg, J. (1971). Les chefs d’œuvres du kitsch. Planète.

(1994). The Story of Plastics. London Design Museum, brochure.

Thommeret, R. (2014). Plastiques & design. Eryolles.

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