Feuilleton posthume

Par Philippe Saint-Germain

Je ne suis pas supposé être ici. La notaire nous a dit de laisser l’appartement tel quel jusqu’à l’évaluation des biens. Je me rends toutefois au Centre en curieux cinq jours après la visite à l’hôpital et vingt-trois jours avant le cimetière. J’ai besoin de me retrouver dans ton monde, de me fondre dans ce qui en reste.

Je me rappelle toutes mes visites passées mais j’ai l’impression d’être ailleurs que chez toi car la disposition des meubles et des objets a été affectée par l’arrivée et le départ en trombe des ambulanciers.

Je découvre un calepin ouvert près du téléphone, tu y as noté un rendez-vous condamné d’avance. L’écriture manque d’assurance, la maladie grugeait tes forces. Quant au cahier sur la table de la salle à manger, il est garni de listes qui rassemblent économie et souci du classement, esprit et corps. Elles alignent les aliments à acheter ou ingérés, les taux de sucre, le budget. Des illustrations naïves en font une bande dessinée intermittente. Tu évoques parfois tes activités réduites pendant la pandémie, un souper avec ton fils ou la livraison d’une commande, ton humeur régulièrement assombrie par la période plate, plate, plate du virus qui t’empêchait de sortir du Centre.

Sans transgresser l’interdit imposé par la notaire, j’ouvre et ferme des portes, je fouille dans des tiroirs où se trouvent des bibelots, de la monnaie, des photographies, des bijoux et du papier, beaucoup de papier. Les formulaires faciliteront sans doute la succession mais je m’attarde surtout aux dizaines de cahiers et calepins disséminés dans l’appartement, amorcés puis abandonnés après quelques mois, semaines ou jours. Une série de commencements qui racontent ton histoire : ton enfance, tes emplois, les logements où tu as vécu, la mort de ton mari, le cancer de ta fille et tes voyages aux États-Unis. Les épisodes sont séparés par de longues pauses mais je résiste à l’envie de combler les vides et de parler à ta place.

Malgré tous les indices, j’ai compris trop tard à quel point tu étais une femme d’écriture. Tu nous envoyais des messages par la poste sans attendre les réponses qui t’auraient fait tant plaisir. J’ai toujours eu du mal à être présent et mes appels téléphoniques ont été bien rares. Les mots écrits auraient pu tout corriger, être là quand les autres canaux de communication flanchaient.

Dans un monde parallèle, je rattrape le temps perdu et je deviens ton correspondant, je ne me contente pas de raconter mes journées, j’invente plutôt un feuilleton dont nous sommes les seuls à connaître les aventures et les personnages. Au lieu de lire mes livres, tu lis des mots conçus pour toi. Chaque rencontre nous permet d’échanger à propos de ces intrigues secrètes qui nous tiennent en haleine jusqu’à la fin et même au-delà.

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