Le poids des mots

Suite aux récentes déclarations publiques sur le politiquement correct et le mouvement woke, il me semble nécessaire d’amorcer une réflexion sur la portée des mots. Ceux-ci ont un poids qui est rapidement mis de côté par les détracteurs du politiquement correct. Ce poids réside dans la façon qu’ont les mots d’inclure et d’exclure simultanément des réalités, ce qui peut heurter autrui. Nous devons donc nous questionner individuellement et publiquement sur notre manière de communiquer.

Par Sarah-Jane Vincent, journaliste collaboratrice

La communication est un domaine complexe puisque nous entrons en contact avec autrui, ce qui peut mener à des incompréhensions. Nous avons chacun.e notre interprétation des mots variant selon notre histoire et nos valeurs. L’humain peut partager une interprétation d’un concept avec un groupe social auquel il s’identifie. Celle-ci est généralement marquée par les vestiges du passé. Milan Kundera, auteur de L’insoutenable légèreté de l’être, explore cette particularité humaine en lui consacrant une partie de son œuvre nommée « Les mots incompris ». Ses personnages illustrent la richesse de la psyché humaine et permettent de saisir l’ampleur de la complexité présentes dans les communications. Un des exemples qu’il utilise est le mot « cimetière », un terme référant à une réalité précise, mais qui ne prend pas la même signification et qui suscite des émotions divergentes chez les personnages. Ainsi, Kundera affirme que nous avons tous.tes nos propres biais d’interprétation et que ces divergences d’interprétation susciteront différentes réactions chez notre auditoire. Il s’avère donc nécessaire de garder une ouverture d’esprit et une écoute face à nos interlocuteurs.rices, puisqu’iels possèdent leur propre lexique.

Même si cela nécessite un effort supplémentaire, il est primordial de s’assurer d’avoir une compréhension commune d’un concept avant de s’engager dans le cadre d’un débat public. Trop souvent, nous retrouvons dans l’espace public l’utilisation de mots polysémiques – possédant plusieurs sens – ayant des répercussions politiques importantes et ce, sans même avoir pris la peine de préciser préalablement ce qui est entendu par ceux-ci. Il suffit de penser au terme « femme » qui peut être exclusif en incluant seulement les femmes cisgenres tout comme il peut être employé pour regrouper toutes personnes s’identifiant comme telles. Le terme race peut aussi porter à confusion puisqu’il a été utilisé pour créer une division supposément biologique et ainsi, dans sa plus forte expression, « justifier » des atrocités. Les mots sont lourds, car ils ont le pouvoir de diviser. La cruauté subie par certains groupes sociaux a longtemps été légitimée par un discours opposant eux et nous. C’est pourquoi certain.es militants.es préfèrent trouver une expression alternative pour illustrer une réalité. Par exemple, le concept de groupe racisé précise directement que la race est une construction sociale utilisée par des personnes souhaitant diviser l’humanité plutôt qu’un simple fait biologique. Les prises de position récentes quant au racisme systémique attestent des impacts que peut avoir notre vocabulaire. Le premier ministre François Legault refuse d’admettre la présence de ce phénomène pourtant répertorié et étudié au Québec. Au départ, il insistait sur l’idée qu’il ne s’agissait là que d’un mot et qu’il ne fallait pas s’embourber dans le détail des mots. Toutefois, refuser ce terme revient à nier un problème qui affecte de nombreux.ses Québécois.es racisé.es. Voyez-vous, le choix des mots, que ce soit dans le cadre d’un discours ou dans une discussion intimiste, a un impact direct sur les différentes réalités envisageables. Cela peut faire écho à 1984, l’œuvre très connue de Georges Orwell et à son concept de novlangue.

De ce fait, le débat sur la liberté d’expression est important et ne doit pas être vu comme un sujet déjà classé. Certes, il faut continuer à pouvoir enseigner toute période de l’histoire, mais cela peut se faire de manière empathique en respectant les sensibilités et le vécu de chacun.e. Ce changement de ton face à la manière de communiquer témoigne d’un changement de paradigme social. Les gens qui étaient auparavant réduits au silence souhaitent maintenant que leur réalité soit prise en compte. Cela implique des changements dans notre manière de parler et d’écrire. Il ne s’agit pas ici de nier la liberté d’expression ou d’en faire sa louange, mais il faut apprendre à respecter les autres et à être attentif.ve aux blessures que certains mots peuvent rouvrir. Les mots sont porteurs d’un poids qui est très souvent sous-estimé, il vaudrait assurément la peine d’écouter les critiques comme celles produites par le mouvement woke.

Photo par Felix Koutchinski

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