Métier critique : je ne sais plus comment parler

Parue aux éditions du Septentrion il y a quelques semaines, la nouvelle édition revue et augmentée de Métier critique de Catherine Voyer-Léger réinterroge le métier de critique culturelle et tous les éléments avec lesquels il doit jongler. Je me retrouve donc à faire une critique d’un livre (et de mon travail) qui traite de la critique culturelle au Québec. Qui plus est, un livre écrit par une critique culturelle. Je suis dans Inception, Léonardo en moins.

Par Emmy Lapointe, cheffe de pupitre aux arts

Je suis qui, moi, pour dire ça ?

La première fois que j’ai fait une critique, j’étais à ma deuxième session de bac. J’étudiais à Rimouski à ce moment-là, tout se faisait pas mal par bouche à oreille. Alors, je ne sais plus trop ni comment ni pourquoi, mais je me suis retrouvée avec le nouveau livre d’un professeur de l’UQAR entre les mains et une date de tombée. L’article devait paraître en janvier dans Le Mouton noir, un journal indépendant de la région. Je me doutais qu’il le lirait. J’ai lu son essai en un après-midi, et je suis arrivée à un constat : je n’avais pas vraiment aimé. Quelques passages plus emballants (souvent portés par une colère qui me semblait légitime), mais sinon, un style un peu trop formel et du name dropping à n’en plus finir.

Je ne savais pas quoi faire. Je ne voulais blesser personne, je me disais que c’était peut-être moi le problème, que je n’avais peut-être pas les notions théoriques pour saisir l’œuvre. Mais je voulais être honnête avec moi et avec la poignée de lecteurs et lectrices qui voudraient bien lire ma critique. J’ai donc écrit quelque chose d’assez «neutre» pour qu’on ne me remarque pas.

Deux ans et demi plus tard, les choses ont un peu changé. J’ai plus d’outils, légèrement plus d’expérience. Mais malgré ça, je me sens encore imposteure, pas tout à fait à ma place. Je me demande toujours si je suis biaisée et si j’ai des idées préconçues que je serais incapable de démonter. Plus souvent encore, je doute de mes connaissances, que je juge insuffisantes (avec raison).

Dans son essai, Catherine Voyer-Léger parle de cette quasi mort du « critique spécialiste ». Nous aurions ou ne serions presque tous que des généralistes ; plus personne d’excellent en quelque chose, juste du monde pas pire en tout. Et je crois que c’est précisément de là que provient mon sentiment d’imposture, ou disons en partie. Parce que si je me sens capable de parler d’un certain type de littérature, de théâtre (et encore) ou d’un peu de cinéma, je dois avouer que pour ce qui est du reste, je me sens un peu cancre.

Je ne possède pas vraiment les codes des arts visuels et n’y suis pas très sensible, et c’est deux fois pire pour la danse. Je différencie Debussy, Schubert et Tchaïkovski, mais c’est pas mal la limite de mes connaissances en matière de musique classique. Je ne sais jamais comment faire une critique d’un spectacle d’humour et encore moins d’art performatif. Alors, j’ai choisi de ne traiter que d’œuvres dont je pense maîtriser relativement les « codes ». Mais comme n’importe quel autre choix, il se concrétise par de nombreuses exclusions.

Être de bonne foi

Si mes deux, trois premiers textes étaient d’une neutralité un peu forcée, c’est évident que maintenant j’ai la critique acide facile, la sucrée aussi. En fait, je ne sais plus quoi dire des œuvres « pas mal », je voudrais juste ne pas avoir à en parler. Mais c’est un peu violent d’invisibiliser comme ça, alors j’en parle quand même, pour être de « bonne foi », et parce que j’ai l’impression que je dois le faire.

En fait, avant de lire Catherine Voyer-Léger, je n’avais jamais réalisé à quel point me pesait cette sensation de devoir quelque chose à quelqu’un. Ce qui est un peu absurde, c’est que je ne sais même pas précisément qui est ce quelqu’un ou quel est ce quelque chose. Je crois que c’est peut-être une affaire d’argent et de vouloir plaire. Vouloir plaire, c’est un problème qui m’est propre (ou aux gémeaux ?), mais « l’affaire d’argent », c’est partout dans ce métier-là.

Je reçois un service de presse (un livre qui sortira bientôt) avec un communiqué. Je n’ai pas demandé le livre en question, je n’ai pas le temps de le lire, d’en écrire une critique qui ne serait pas faite à la va vite, alors je le laisse sur mon bureau. Quelques jours après, je suis au bureau, le téléphone sonne, je réponds. Cinq minutes après, je raccroche ; j’ai une entrevue dans deux jours avec l’autrice du livre dont je n’ai pas le temps/l’envie de faire une critique. La personne au bout du fil a tellement insisté pour me setter une rencontre que je n’ai pas été capable de refuser. J’ai un doigt dans l’engrenage, je devrai pondre un texte.

La semaine dernière, j’ai reçu un courriel me demandant où on pouvait trouver mon article à propos d’un spectacle X pour lequel j’avais demandé des billets de faveur. Le soir dudit spectacle, je faisais 103 de fièvre. Je me sentais mal de ne pas y aller, alors je me suis gavée de Tylenols, et j’ai assisté au concert. C’était assez mauvais, et comme je planchais déjà sur d’autres textes, j’ai mis cette critique-là sur la glace. J’ai répondu au courriel, honnêtement en plus. Dix minutes plus tard, je lisais : mais ce n’est pas grave si tu n’as pas aimé, tu peux écrire là-dessus quand même, parce que l’important c’est «parlez-en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en».

«Je ne savais pas quoi faire. Je ne voulais blesser personne, je me disais que c’était peut-être moi le problème, que je n’avais peut-être pas les notions théoriques pour saisir l’œuvre.»

C’est toujours comme ça. Et je suis peut-être naïve, mais avant ma lecture de Métier critique, je croyais sincèrement que ce «  métier de critique  » en question était à l’abri d’un « échiquier économique », mais non. Il est toujours question d’embargo, de films, de livres, de pièces cotées sur cinq, d’œuvres avalées en vitesse et de textes à propos d’elles recrachés aussitôt. Je ne sais pas si on peut appeler ça du consumérisme, mais il nous faudrait au moins lever un drapeau rouge.

Et, même si l’idée de servir de publicité me purge, je me dis que si je peux donner un peu de visibilité à un·e artiste émergent·e, à un film québécois, ça sera ça de pris. Et bien qu’en théorie je sois d’accord avec le fait qu’une critique ne devrait pas guider un choix de « consommation », je suis consciente que notre public est majoritairement étudiant, alors si un·e lecteur·trice achète un billet de théâtre à 25 $, j’aimerais qu’il ou elle en sorte satisfait·e.

« Séparer l’homme de l’artiste »

L’autre gros point qui me taillade depuis mes premières critiques, c’est la distance qu’on devrait ou qu’on ne devrait pas poser entre les dimensions esthétique et éthique d’une production culturelle. C’est une question épineuse qui n’est pas récente du tout, et Voyer-Léger ne semble pas vraiment vouloir trancher. Elle offre néanmoins un éventail d’exemples concrets et récents qui poussent aux remises en question. Si je suis encore d’avis qu’on ne peut juger une forme et ignorer son fond, je me dis toutefois que ces deux faces d’une même pièce peuvent obtenir un jugement différent, sans pour autant être dissociées.

À vrai dire, le seul élément qui m’a vraiment fait grincer des dents, c’est cette phrase à mi-chemin dans ma lecture : « Il est vrai que je ne crois pas que toutes les manifestations culturelles méritent la même attention. » Pourtant, une vingtaine de pages plus loin, l’autrice condamne les systèmes de cotation par étoile prétextant que ceux-ci simplifient et hiérarchisent les œuvres, ce avec quoi je ne peux qu’être en accord. Le problème n’est pas là. Il est dans l’incohérence, voire le mépris de l’énoncé  : si elle ne souhaite pas réduire ou simplifier à l’extrême les œuvres, elle le fait pourtant en jugeant que certaines d’entre elles ne méritent pas qu’on s’y attarde. Hiérarchiser des pratiques culturelles, c’est aussi et surtout hiérarchiser des publics.

Quelques autres sorties littéraires

Un beau désastre ‒ Christine Eddie Roman ‒ Alto – 18 février – 23,95 $

Chasse à l’homme ‒ Sophie Létourneau Récit – La Peuplade – 5 mars – 21,95 $

Visions de Manuel Mendoza ‒ Alain Beaulieu Roman – Druide – 15 janvier – 24,95 $

L’Espace de la relation : Essai sur les bureaux de psychologue ‒ Francis Levasseur Essai – Éditions Varia (groupe Nota bene) – 29 janvier – 20, 95 $

Danseuses-Mamelouk (réédition) ‒ Josée Yvon Récit – Les Herbes rouges – 25 février – 18,95 $

Cette petite lueur ‒ Lori Lansens Roman – Alto – 7 avril – 28, 95 $

Pas même le bruit d’un fleuve ‒ Hélène Dorion Roman – Alto – 3 mars – 22,95 $

Consulter le magazine