Mille secrets mille dangers : mon remède, c’est toi

Si l’on peut aborder la lecture de Mille secrets mille dangers avec légèreté, c’est avec la sensation d’avoir vécu un véritable rite initiatique que l’on quitte l’univers d’Alain Farah. L’auteur de Pourquoi Bologne fait son grand retour sur la scène littéraire, après un hiatus qui aura duré près de huit ans. Il signe ici une œuvre complexe, où la comédie et le drame se conjuguent avec une sensibilité certaine, nous pavant la voie vers des souvenirs à reconquérir. C’est un roman où il est question de la maladie, du deuil, de la famille et de la réconciliation avec un passé qui, à l’aube de la vie adulte, ne saurait être ignoré davantage.

 Par William Pépin, chef de pupitre aux arts


À mon sens,
Mille secrets mille dangers est une œuvre importante. Je tenais à vous la présenter, dans l’espoir d’éveiller votre curiosité à l’endroit d’un livre d’une grande pertinence et en adéquation avec son époque. J’ai d’ailleurs eu le privilège de m’entretenir avec Alain Farah pour en apprendre davantage sur son roman et mes réflexions pourront, je l’espère, ponctuer les siennes avec une certaine justesse. En filigrane de notre entretien, une question s’est posée, en sourdine, implicite, comme si nous n’osions pas la prononcer, peut-être par l’évidence de sa réponse, mais tout de même : au fond, qui serions-nous sans les autres ? Sommes-nous, dans toute la complexité qui émane de nos relations interpersonnelles, pour nous et pour l’autre, à la fois le poison et le remède ? 

Mille secrets et mille dangers, dans moitié moins de pages
L’action se déroule en 24 heures. Nous sommes le 7 juillet 2007 et il y est question du mariage du narrateur, Alain, qui raconte sa journée dans un style bien à lui, non sans mille et un aller-retour entre le présent, le passé et l’avenir pour ponctuer cet événement si spécial. Mille secrets mille dangers est un roman dense, où s’entasse en 500 pages une intrigue riche, mais accessible, dans un cocktail d’émotions qui happe le lecteur : la colère, la souffrance, la maladie et la mort se côtoient avec fracas… et douceur. On comprend assez rapidement que le mariage n’est qu’un prétexte pour aborder diverses questions d’une grande pertinence, comme la religion, le racisme, les trahisons, mais d’abord et surtout, la famille et le thème des relations interpersonnelles.

La famille : pour le meilleur et pour le pire
S’il ne s’agit pas tout à fait d’un roman choral, il n’en demeure pas moins qu’une bonne dizaine de personnages gravitent autour d’Alain, qu’il réunit le jour de ses noces sous le toit de l’Oratoire Saint-Joseph. Sa famille – nucléaire et étendue – est la pierre angulaire de Mille secrets mille dangers.Entre les feux de parents divorcés, un cousin irresponsable, une grande amie considérée comme une sœur et la femme qu’on épouse, on comprend rapidement que tous ces personnages constituent l’orientation thématique du récit, où les conflits du présent réveilleront les blessures du passé, et inversement, dans la perspective d’une réconciliation en apparence impossible.

En toile de fond, comme en sourdine, la question des origines se pose. Alain est né à Montréal en 1979 de parents libanais d’Égypte. Dès le premier chapitre, les lecteur.trice.s feront la rencontre de Shafik Elias, son père, qui émigre au Québec trente ans plus tôt, et de sa mère, Yolande Safi, qu’Alain ne ménagera pas, exaspéré par son passé de joueuse compulsive et par la quantité d’air qu’elle déplace. Les tensions familiales vont crescendo, tout au long du roman, dans une croissance telle que l’on s’attend à tout moment à un éclatement de colère de la part d’Alain, qui en verra de toutes les couleurs – et qui en fera voir également. 

« Le personnage de Yolande Safi en prend plein la gueule, dans le livre, en comparaison avec le personnage du père, qui est préservé. Ça demeure à mon sens problématique, mais en phase avec cette tendance très fâcheuse qu’on a parfois à traiter inégalement nos parents, et à malmener davantage celui des deux qui a été le plus présent. » Mille secrets mille dangers n’en est pas à une contradiction près, et c’est précisément ce qui fait toute sa richesse. Ici, les paradoxes sont légion.

Lever le voile sur sa vie… en partie
La première question que j’avais envie de poser à Alain Farah n’en était pas vraiment une : je voulais en réalité faire le malin en lui pointant du doigt un paradoxe qui file tout le récit, que je juge lourd de sens. Ce paradoxe, c’est Virginie Pellerin-Wise, son épouse. D’un point de vue narratif, leur union est centrale dans le récit, tout en n’étant qu’un prétexte pour se lancer dans les méandres d’un passé trouble, se substituant rapidement à la cacophonie des autres personnages. Lorsque j’ai soulevé à l’auteur la présence ambiguë de Virginie, que je trouve à la fois cruciale et lointaine, il a souri, non sans une étincelle d’espièglerie dans le regard. Sa réponse, vous verrez, est intéressante, en ce sens qu’elle nous offre une belle leçon de lecture : il faut se méfier des récits autofictionnels, étant donné leur artificialité, leur construction consciente. 

Alain Farah
© Justine Latour

« Le caractère fantomatique du personnage de Virginie relève d’une pudeur. C’était un défi de trouver comment écrire un livre de 500 pages, se déroulant la journée de mon mariage, tout en gardant ma vie amoureuse dans la sphère privée. Je m’intéresse de plus en plus à la question de l’intime, mais il faut comprendre que, pour ma génération, quand j’étais à l’Université, l’intimisme dominait, donc je m’en suis longtemps méfié, comme il faut se méfier de tout ce qui affiche un caractère dominant. Je trouvais souvent l’intimisme officiel un peu bidon. Ma vie amoureuse, c’est une des rares choses que j’ai voulu préserver, dans le roman. Mon enfance, ma relation avec mes parents, ma maladie, mes angoisses, ça par contre, j’ai senti qu’il était temps de les raconter. »

Mille secrets mille dangers, c’est donc un roman qui lève le voile sur l’intimité de son auteur, non sans que ce dernier ait préséance sur ce qu’il montre ou cache. C’est un récit labyrinthique, où le lecteur suit le fil d’Ariane que débobine Alain Farah dans l’espoir de retrouver son chemin parmi tous ces dédales mémoriels. L’auteur se dévoile, mais choisit ce sur quoi il lève le voile. Il possède le plein contrôle sur les aspects de sa vie qu’il décide de nous montrer – ou modifier – et l’un de ses nombreux talents est de nous faire oublier qui mène le bal.

 « C’est le réflexe qu’on a, quand on parle d’autofiction, d’insister plus sur le auto que la fiction, mais pour moi ils sont égaux. »

Derrière les apparences : déjouer le manichéisme
De la première à la dernière page, Alain Farah tient à respecter une règle à laquelle il ne déroge en aucun cas : éviter le manichéisme. C’est en effet avec nuance et sensibilité que l’auteur présente ses personnages, sans complaisance, mais surtout sans jugement. Si les confrontations sont nombreuses, parfois allant jusqu’à la violence verbale, voire physique, c’est avec honnêteté que les personnalités sont dépeintes. Le personnage le plus complexe, en raison de ses nuances et de son évolution, est sans doute celui d’Édouard Safi, le cousin d’Alain. Les cousins sont à la fois très proches et très différents : alors qu’Alain a de l’intérêt pour les lettres, Édouard s’intéresse aux automobiles; Édouard est financièrement irresponsable tandis qu’Alain est économe; l’un est tempéré, l’autre est volcanique (ici, les rôles permutent sans arrêt). J’ai d’ailleurs demandé à Alain Farah comment rendre à l’écrit la personnalité d’un proche, comment entrer dans sa tête pour l’incarner, et comment, finalement, toucher du doigt une intimité qui nous est en temps normal inaccessible. À savoir où il trace la ligne entre fidélité et fiction, voici ce qu’il m’a répondu :

 « À partir du moment où Édouard devient un personnage à part entière, un être de papier, la seule fidélité qui compte, c’est celle envers les trames narrative ou émotive du roman. L’Édouard de chair et de sang a été généreux de m’autoriser ça. Le chapitre de l’Oratoire Saint-Joseph est le seul ou presque où nous avons accès à une autre conscience que la mienne. J’ai mis du temps à trouver la façon de rendre cette focalisation sur l’esprit d’Édouard intéressante. Les questions éthiques ne se posaient plus à ce moment-là, j’étais rendu vraiment loin dans l’élaboration du texte. La nécessité littéraire m’a obligé à voir les choses depuis les yeux d’Édouard, notamment pour montrer Alain, dans toute la violence, la cruauté, la méchanceté que sa souffrance impose aux autres. » 

Il développe sur la personnalité de son cousin, qui, d’ailleurs, est selon lui le héros caché du récit. Alain Farah soulève la question des privilèges que l’on obtient ou non à la naissance, des inégalités inhérentes à notre collectivité et, en somme, de la profondeur du personnage :

 « Le personnage d’Édouard possède une sensibilité extrêmement développée quant au fonctionnement des choses, c’est une sorte de génie, mais la vie ne lui a pas donné l’occasion d’exercer ses dons autant qu’il l’aurait pu. En fait, il est plus fort qu’Alain, mais il n’a pas eu les mêmes privilèges. En même temps, le romanesque passe par lui, puisqu’il élabore la fiction la plus riche, avec la création de la congrégation. C’est lui qui mène le jeu par rapport à tout ça. Alain, lui, il suit, il embarque. »

La richesse pédagogique de Mille secrets mille dangers, ou une porte d’entrée à la lecture
Hélas, je connais plusieurs personnes qui craignent la lecture. Cette peur de lire, je la soupçonne plus fréquente que l’on pourrait croire. C’est comme si, lorsque que nous tâtons le pouls dans les rayons d’une librairie, en quête d’un livre coup de cœur, nous avions la pression implicite de devoir tout lire, qu’un seul roman ne suffit pas, qu’il faut tout connaître, tout de suite, et surtout les « grands classiques » de la littérature française. Peut-être que je fais de la projection, mais je crois sincèrement que cette crainte, cette appréhension de la lecture, est partagée par plusieurs. Ce que je me dis, pour me rassurer, ou rassurer mes ami.e.s, c’est qu’il est inutile de devoir tout lire : en fait, c’est impossible. J’ajoute souvent qu’il suffit d’un seul roman pour nous changer, nous faire voir le monde différemment. En ce sens, je crois que Mille secrets mille dangers a le potentiel de nous faire voir la vie sous un jour nouveau, mais surtout de nous en apprendre davantage sur nous-mêmes et nos relations interpersonnelles. La pluralité des personnages, leurs caractères, leurs origines diverses, leur philosophie et l’évolution psychologique du narrateur, aux prises avec maintes frustrations, me font croire que le roman d’Alain Farah, outre son récit d’une profonde richesse, nous permet d’en apprendre davantage sur nous, mais surtout sur notre rapport à l’autre, qui n’est souvent qu’un moi qui s’ignore. En ce sens, ce n’est pas la première fois qu’Alain Farah travaille le thème du dédoublement et du rapport à l’altérité : 

« C’est un thème récurrent dans mon travail que celui du double. C’est mon troisième roman et dans les trois, il y a ce jeu entre l’écrivain et le narrateur, ce jeu entre le narrateur et le personnage. Dans mon roman précédent, Pourquoi Bologne, cette thématique du double était mise en scène avec tout ce qu’elle comprend d’inquiétant. Dans Mille secrets mille dangers, c’est un peu plus subtil. Oui, on peut penser en termes de dédoublement lorsque la narration est focalisée sur d’autres points de vue, comme lorsqu’Alain ou A apparaissent au loin, mais pour moi, le vrai rapport au double, dans le roman, c’est le rapport à Baddredine. C’est là que ça se joue, là où le personnage d’Alain regarde cet autre personnage et voit — ou refuse de voir — quelque chose de lui qu’il déteste : son arabité. »

C’est également un livre qui se joue des codes romanesques, évinçant le lecteur ou la lectrice de sa zone de confort. Comme je l’ai mentionné précédemment, la narration ne se contente pas de se focaliser sur Alain : on visite parfois l’esprit d’Édouard et l’on voyage à travers divers espace-temps, dans ces 500 pages qui se noyautent autour d’un 24 heures effréné. Je ne peux m’empêcher de voir en ce roman un fort potentiel pédagogique, une histoire riche et bouleversante derrière laquelle se cache une charpente narrative des plus formatrices pour celles et ceux qui voudraient s’initier à une lecture moins linéaire. Pour moi, c’est une prouesse de la part d’Alain Farah : allier complexité et simplicité dans une maîtrise de son art, dont le récit tardera à s’estomper de la mémoire des lecteur.trice.s.

Une quête initiatique aux mille et un tons
Alain Farah réussit à jongler avec justesse entre les différents tons qui ponctuent son roman : on rit, on pleure, on se fâche, on compatit, mais surtout, on referme le livre avec l’impression d’avoir vécu une véritable épopée – et je n’emploie pas ce terme innocemment. Mille secrets, mille dangers représente, à mon sens, un parcours initiatique inversé : la quête du narrateur ne peut commencer que lorsque le récit s’achève. Ici, l’initiation consiste à apprendre à s’accepter, à s’aimer, sans quoi l’avenir ne pourrait être anticipé qu’avec amertume et fermeture. La maladie d’Alain, cause première de ses souffrances, est à la fois un obstacle et une porte de sortie dans cette quête de soi. Elle est son phármakon : à la fois le poison et le remède.

Ce parcours initiatique, émaillé de montagnes russes aux émotions polarisées, non sans un travail d’équilibrage des plus fins de la part de l’auteur, m’a fasciné. Je me devais donc d’aborder la question du lyrisme avec Alain Farah, dans l’espoir désespéré d’obtenir la recette secrète de sa technique, qui, vous le constaterez, se rapproche davantage d’un ressenti que d’une marche à suivre :

« Je pense que ça concerne une sensibilité qu’on a ou qu’on a pas. Il y a du monde — et je les envie très souvent —, qui sont capables de vivre les choses dans une tempérance : la variation émotive est gérable, les passages d’un état à l’autre se font avec douceur. Je vis, hélas peut-être, les trucs avec beaucoup d’intensité. J’ai peut-être une sensibilité plus exacerbée que la moyenne, je ne sais pas. La question qui m’intéresse : comment donner une forme littéraire à cette sensibilité, comment travailler pour que cette sensibilité produise des formes singulières ? Comment jouer avec les renversements, comment bien faire tomber les choses ? C’est aussi quelque chose d’intuitif du fait de d’abord les avoir vécus, ces expériences. Dans le même 24 heures, on peut passer d’un extrême à l’autre. Je dirais que la première condition pour être capable d’écrire sur une journée comme ça, c’est de l’avoir vécue. » 

La question religieuse : l’omniprésence de l’altérité
La religion, dans Mille secrets mille dangers, n’est pas centrale, du moins en apparence. Je voulais garder cet aspect du roman pour la fin, car je considère qu’il synthétise les orientations du récit. À la fois lointaine et omniprésente — un peu à l’image de Virginie, d’ailleurs —, la question religieuse sera génératrice de nombreuses altercations. Je pense entre autres à l’échange avec Wali Wali, le dentiste qui répare d’urgence la dent cassée d’Alain, le matin de son mariage, s’offensant que ce dernier ne se marie pas chez les melkites, alors que lui-même est un fidèle de l’Église orthodoxe grecque. Ce passage montre également que la question religieuse surplombe la foi des individus pour s’étendre sur la question de l’immigration et des conflits raciaux. On regarde l’autre, mais on ne l’écoute pas, au même titre qu’il ne nous écoute pas. Dans toute cette cacophonie, personne ne se comprend vraiment. À savoir si l’on réussira un jour à établir un pont communicationnel tangible et mature avec ce il, aux dépens de nos différences, le roman ne se mouille pas – la réflexion nous revient. 

« On donne toujours des noms aux choses, mais souvent, ces choses, même avec des noms différents, restent les mêmes. Dans le fond, les religions, c’est le nom des récits que les êtres humains se donnent pour être capables de tolérer la violence de l’expérience de vivre. On voit la religion comme des artefacts anciens, mais ils n’étaient pas là pour rien, d’un point de vue civilisationnel, elles servaient à quelque chose. Je n’ai aucune nostalgie par rapport à tout ça, mais je me questionne quant à la nécessité des religions, pensant qu’elles peuvent apaiser la souffrance, rendre la vie plus tolérable. Ce qui est bizarre, c’est de parler d’événements de 2007, d’avoir écrit ce livre-là à partir de 2014 et d’être encore en 2021 dans les mêmes questions d’actualité… La question identitaire, la question de la tolérance, la question du racisme… toutes ces questions-là doivent être posées par tous les acteurs de la société, notamment pour dénoncer l’instrumentalisation de la haine. J’essaie de faire ma part comme écrivain, mais comme écrivain, justement, c’est-à-dire par l’écriture. »

Malgré les conflits, malgré la maladie, malgré le deuil, malgré les secrets et malgré les dangers, il se dégage une lumière incandescente du dernier roman d’Alain Farah. Après un hiatus d’écriture qui aura duré près de huit ans, on ne peut qu’espérer attendre moins longtemps pour son prochain roman. Une voix comme la sienne est cruciale, vitale, pour le paysage littéraire francophone. Bref, c’est à lire.

« Le défi d’écriture qu’a été pour moi Mille secrets mille dangers, ça été d’arriver à doser, pour réussir à rester proche de mes préoccupations littéraires, donc de bidouiller dans la forme, comme Édouard avec ses voitures, et en même temps de donner pour la première fois une expérience narrative immersive, donc émotive et éventuellement bouleversante. »

Alain Farah, Le Quartanier, Montréal, 2021, 512 pages.

© Crédits photo: Justine Latour

 

 

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