Pompières et pyromanes : les mères au front

Suite implicite de son livre Le monde est à toi, Martine Delvaux revient avec Pompières et pyromanes. Elle y livre une série de tableaux qui allient militantisme environnemental, féminisme, et se range toujours du côté de ceux et celles que l’on qualifie de snowflakes

Par Emmy Lapointe, rédactrice en chef

Combattre le feu par le feu
D’une étude de Gaston Bachelard aux références au Portrait de la jeune fille en feu, Martine Delvaux interroge la potentialité du feu. 

Huguette Gaulin s’immole le 4 juin 1972 devant l’hôtel de ville de Montréal. Ne tuez pas la beauté du monde dira-t-on. 

Les chevaux retourneront toujours chercher leurs petits dans un incendie. 

La Californie est ravagée par les flammes.

La jeunesse est enflammée et inflammable. 

Les pompiers pyromanes allument des feux, les éteignent ensuite en héros. 

Le feu que questionne Delvaux est tout autant symbole de résistance que de destruction, celui qu’on doit maîtriser, celui qu’on doit alimenter. 

Se battre pour elles
Romain Gary écrit dans La promesse de l’aube : « Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d’amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passés à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous les côtés, il n’y a plus de puits, il n’y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l’aube, une étude très serrée de l’amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. »

Dans La promesse de l’aube, Romain Gary raconte quelques de ses exploits dans l’armée durant la Deuxième Guerre mondiale, mais il raconte aussi et surtout l’abnégation mortelle de sa mère pour lui et de tout ce qu’il a toujours fait pour lui rendre ses sacrifices. Une relation d’une poésie sublime, mais d’une viabilité défaillante. Pourtant, l’amour maternel continue de fasciner tout autant les affamé.es que les rassasié.es. 

Le concept en tant que tel est questionnable. Je me demande comment je peux à la fois attaquer tout ce qui s’approche de l’essentialisme, dire à tout vent que ce sont des constructions sociales et discursives, et entretenir un rapport si obsessionnel avec la question de l’amour maternel ou de l’amour parental tout court. 

J’avais sept ou huit ans, j’étais dans l’auto avec mon père dans le coin du boulevard Hamel (don’t know why). On discutait en se regardant dans le miroir. Je ne sais plus comment on en est arrivé là, mais en passant sous un viaduc, mon père m’a dit : « Tu verras, on aime toujours plus nos enfants que nos enfants nous aiment ». Je lui ai demandé si ça voulait dire qu’il m’aimait plus qu’il aimait mes grands-parents, il m’a dit que oui même s’ils les aimaient beaucoup, plus qu’il ne s’aimait lui-même. 15 mois de novembre plus tard, je n’arrive toujours pas à me figurer comment on peut aimer plus que je n’aime mes parents. 

Mon obsession littéraire pour l’amour maternel remonte quant à elle à Narcisse et Goldmund d’Hermann Hesse que j’ai lu à la fin de mon secondaire. Goldmund est à la porte de sa mort et dit à Narcisse : « Je voulais te parler de ma mère, te raconter qu’elle tient ses doigts serrés autour de mon cœur. Depuis bien des années, c’était mon plus cher désir et mon rêve le plus mystérieux de faire son image; c’était la plus sacrée de toutes les figures; sans cesse je la portais en moi : une mystérieuse vision d’amour. Il y a peu de temps encore, il m’eût été tout à fait insupportable de songer que je pourrais mourir sans avoir fixé ses traits, ma vie entière m’eût semblé inutile. Et maintenant, vois la tournure bizarre qu’ont prise les choses : au lieu que ce soit mes mains qui la sculptent et la forment, c’est elle qui me pétrit et qui me façonne. Elle a ses mains autour de mon cœur et elle le dégage et elle me vide; avec moi meurt aussi mon rêve; la belle statue de la grande Ève maternelle. Je la vois encore, et, si j’avais de la force dans mes mains, je pourrais lui donner une forme. Mais elle ne le veut pas; elle ne veut pas que je révèle son secret; elle aime mieux que je meure. Et je meurs sans regret, cela m’est aisé grâce à elle. […] Mais comment veux-tu mourir un jour, Narcisse, puisque tu n’as point de mère ? Sans mère, on ne peut pas aimer, sans mère on ne peut pas mourir. »

Et quand je lis ce fragment de Delvaux : « La mère ne voit pas dans l’adulte le petit enfant qui a été et qui n’est plus (Francesco Alberoni). Non, elle pose sur l’adulte le même regard que celui qu’elle posait sur l’enfant, et en retombe amoureuse à chaque instant. Ainsi, même si je ne peux pas imaginer ma vie sans toi – si tu mourais, ça me tuerait –, et même si tu es déjà ailleurs qu’avec moi – évoluant indépendamment de moi –, mon regard ne se détache jamais de toi. Tu es le feu qui m’éblouit au moment même où il disparaît, lumineuse et dansante, iridescente. Tu ne m’appartiens pas, mais moi, rivée à toi, de loin en loin, je t’appartiendrai toute ma vie », je fonds en larmes dans un café de Saint-Roch. Parce que je vois l’immensité d’un amour sans intérêt, d’un amour qui met et mettra toujours l’être aimé et ses besoins devant tout le reste, et je ne peux m’empêcher de voir ma mère derrière les mots de Delvaux, là, debout derrière moi, à distance, mais près, et que j’ai comme cette envie irrépressible de me retourner et de lui dire que je la vois sans la voir, que c’est parce que je la sais là que j’arrive à exister sans trop avoir mal. 

Et si on peut finir le livre de Delvaux avec l’impression qu’une fois de plus, on a peint une image de la mère sans faille, de la mère pure, c’est que la mère, qu’on le veuille ou non, est encore souvent inscrite, volontairement ou non, dans une idée du care, c’est elle qui est au front, qui prend soin. 

Et je sais que Martine Delvaux dédie son livre à sa fille, aux filles ou à notre génération, et je sais que ce n’est pas une chose qu’on fait, mais je dédie mon article et mes combats à ma mère, à la mère de ma mère, à celle de mon père, aux mères qui n’ont pas d’enfants, mais qui en ont mille, à la mienne encore et toujours. 

 

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