En pourchassant le temps, la vie s’échappe

Avez-vous l’heure?

C’est que les bus passent aux 12 minutes. Les cours commencent à 8 h 30. L’épicerie ferme à 22 h. Ce texte prend 3 minutes à lire.

 

L’impression de ne jamais avoir assez de temps m’angoisse. J’ignore si c’est le sentiment d’impuissance ou la peur de manquer quelque chose qui me fait craindre d’être emportée par un raz-de-marée d’un bout à l’autre de la vie. Le temps passe. La vie s’achève vite.

 

Par Marilou Fortin-Guay, journaliste collaboratrice

 

Un monde qui s’accélère

L’idée du temps qui passe vite n’est pas nouvelle. Depuis le 18e siècle, on observe une dynamisation du monde, c’est-à-dire que les choses et les personnes bougent de plus en plus rapidement (Rosa, 2015). Le sociologue Peter Conrad constate que : « ce qui est en cause quand on parle de modernité, c’est l’accélération du temps » (Rosa, 2013, p.28). 

 

Aujourd’hui, le trajet Montréal-Paris se fait en moins de 7 heures. Une campagne de sociofinancement amasse 50 000 $ en quelques minutes. Transmettre un message à 3 millions d’abonnés prend 15 secondes.

 

Si nous nous sentons emporté.e.s malgré nous, c’est que ce rythme effréné paraît en grande partie inévitable. Le sociologue et philosophe Harmut Rosa écrit dans son livre Accélération, une critique sociale du temps que : « Les structures temporelles ont une nature collective et un caractère social; elles se dressent face à l’individu dans leur robuste facticité » (Rosa, 2013, p.11). Une conception partagée du temps est donc nécessaire à la coordination de la vie sociale. 

 

Je comprends le besoin d’un ordre temporel précis et je ne suis pas contre les conventions. Toutefois, la société actuelle impose un rythme difficile à suivre. Même si les avancées technologiques et l’automatisation permettent de gagner du temps, nous vivons paradoxalement une accélération du rythme de la vie. Nous manquons de temps à mesure que nous en gagnons. Tout doit toujours se faire plus vite. Finalement, c’est aussi l’augmentation du nombre d’actions qui s’accélère (Rosa, 2013, p. 380). 

 

Les promesses d’une bonne gestion du temps

Si les prouesses technologiques ne permettent pas de venir à bout de la rareté du temps, les gourous de la productivité, elleux, laissent croire qu’on peut gagner la course contre la montre en devenant de super gestionnaire de notre temps : planifier rigoureusement chaque minute, disséquer sa journée en blocs de productivité, faire du multitâche, mettre en place des systèmes complexes de gestion des priorités, etc. La quête de l’efficacité est alléchante dans un système capitaliste où le temps, c’est l’argent. Or, la culpabilité et la procrastination naissent trop souvent de cette impression d’être toujours en retard pour un monde qui va trop vite.  

 

Restauration rapide, lecture rapide, voie rapide. 

 

Pourquoi toutes ces manières d’aller plus vite ?

L’image d’emprunter un escalier roulant à contresens illustre bien nos efforts pour garder la tête hors de l’eau. Si on perd la cadence, on est laissé derrière. Autant nous aimons la productivité, autant la peur de l’exclusion nous pousse dans le dos. Alors, nous courons après l’argent, le travail, les obligations, les échéances. 

 

La désynchronisation entre notre rythme individuel et la vitesse déterminée par certaines exigences sociétales crée ce sentiment constant de manquer de temps. Le temps qui passe trop vite, combiné à la perte de sens face à ce que nous devons accomplir, peut rendre misérable. C’est cette « agitation frénétique du quotidien et la perte d’intériorité » que Harmut Rosa critique (Journet, 2022). « La vie nous échappe », nous dit-il, « la société nous impose des rythmes toujours plus rapides. Et nous n’arrivons plus à suivre » (Rosa, 2013, p. 377). 

 

Comment redonner au temps et à l’instant présent le pouvoir de nous combler? Car c’est de cela qu’il est question, de se sentir plus comblé, moins vide, à la limite du burn-out.

 

La résonance

« Pensez à un moment dans le dernier mois où vous vous êtes dit : voilà comment devrait être la vie. Quelque chose qui vous a touché, ému, fait pleurer » [traduction libre] (Rosa, 2015). Pour Rosa, la résonance est une solution à l’accélération sociale. Ce concept fait appel à notre manière d’être et d’interagir avec le monde. “Résonner” incite à profiter des possibilités inattendues du monde, pour y développer un sentiment d’appartenance et rebâtir une relation avec notre environnement, en dehors des exigences de productivité. 

 

Je n’ai pas eu à développer de stratagème pour échapper au tourbillon de la vie, seulement à vivre une saison de maraîchage à semer, arroser, regarder pousser les légumes, les récolter. Dans une culture du numérique, qui m’a rendue excellente à être distraite, faire quelque chose de mes mains, à échelle humaine, m’a permis de concentrer mon attention sur ce qui était devant moi. À ne plus savoir l’heure, j’en suis venue à ressentir le temps plutôt qu’à le mesurer. Cette insouciance temporelle rend plus disponible à ces moments de résonance. Suivre le rythme de la nature plutôt que le fil d’actualité rend l’agitation du monde plus tolérable. Entre nous, je préfère l’exigence du travail maraîcher à un horaire surchargé dépourvu de sens.

 

On ne peut pas se soustraire complètement au rythme de la société, même dans nos rêves les plus fous, sans s’exclure de la vie sociale. Combattre le train à grande vitesse de notre époque implique de réinventer quelque chose dans notre manière de vivre : résonner pour restaurer notre rapport avec le monde, observer la nature, créer des liens avec ce qui nous entoure. Et ce, malgré les technologies numériques qui fabriquent un espace temporel parallèle dans lequel nous sommes insatiables, distrait.e.s et agité.e.s. Ignorer l’heure est devenu un luxe, alors que nous sommes constamment à un geste de savoir s’il est 11 h 11. Nos grands-parents disent qu’une vie passe terriblement vite. À force de dire qu’on manque de temps, on finira par s’avouer qu’on ne l’a pas vu passer. 

 

Sources

Rosa, H. (2013). Accélération : une critique sociale du temps. La Découverte

 

Journet, P. (31 juillet 2022). Apprendre à résonner. La Presse.https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2022-07-31/entrevue-avec-le-sociologue-hartmut-rosa/apprendre-a-resonner.php

Rosa, H. (2015). Why are we stuck behind the social acceleration? YouTube. https://www.youtube.com/watch?v=7uG9OFGId3A.

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