Raymond Duguay

Ski-Doo et chocolat chaud : habiter la culture hivernale

L’hiver est dans le vestibule et il arrive emmitouflé du combo tuque-manteau-foulard. Décembre : la neige, Noël et les séjours au chalet émergent illico à l’esprit. La saison froide, c’est aussi, plus simplement, une poignée de mois dans l’année où la vie continue son train – on travaille, on se déplace, on fait du sport. On parle de l’hiver comme d’un élément identitaire très fort, mais la relation que les Québécois.es entretiennent avec lui est peut-être plus grise que rose. 

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

Duguay, R. (1977). Patinage sur la rivière Saint-Charles de Québec. BAnQ

Les cache-cous morveux sur les calorifères après une partie de hockey bottine

Toit pentu, une ou deux cheminées, infrastructure de bois, abris Tempo. On reconnaît bien vite l’influence du froid et de la neige lorsqu’on observe une typique maison québécoise.

Et après : ponts couverts, ponts de glace balisés, qamutik, motoneiges, chiens de traîneau, raquettes, balayeuses à rails de tramway. Le monde du transport a été façonné en fonction du climat – ce sont des gens bien inventifs qui ont habité de tout temps les contrées où nous nous trouvons.

Ajoutons finalement l’entraide au dépognage de char post-tempête, la chasse-galerie, le carnaval, les veillées dansantes, le sirop d’érable qui accompagne le dégel. Ce sont d’autant plus d’éléments culturellement forts qui prennent tout leur sens dans l’hiver, et même qui le ponctuent. 

Photographe non identifié. (Vers 1910). La ville de Montréal en hiver. BAnQ

Les peuples du Québec sont des peuples forgés par l’hiver, il n’y a aucun doute là-dessus. Les adaptations se marient à la réalité froide et nivale, elles embrassent les caractéristiques de l’hiver et contribuent à créer une relation positive entre les hivernants et leur environnement. À plusieurs égards, la société actuelle, par son organisation et ses technologies, s’est éloignée du milieu auquel elle appartient. Il est tout à fait possible de s’isoler chez soi pendant plusieurs jours : le télétravail, la livraison de l’épicerie, ou encore le nombre incalculable de divertissements et de sociabilités accessibles par Internet facilitent la chose. C’est une idée qui plaît sans doute à plusieurs, pour qui l’hiver est hostile. La marge du monde extérieur est peut-être douillette et confortable, mais elle ne favorise ni la santé d’un individu ni celle d’une communauté. 

De nombreux enjeux sociaux sont fortement liés à l’hiver et à sa mise en valeur en ville. La santé mentale (isolement, dépression), la santé physique (hospitalisation en raison de chutes, déclin de la pratique de sport et d’activités à l’extérieur) ou le sentiment de sécurité diminué en raison de la photopériode écourtée sont des éléments souvent nommés. Mais encore, les inégalités sont accrues au sein de la population – pensons à l’accès à des infrastructures diverses (loisir, sport, espace gratuit, mobilité douce) et à des services de base (eau, toilette, espace où dormir) pour certaines populations vulnérables. (Vivre en ville, 2018, p. 8) L’étude de l’hiver mobilise de nombreuses disciplines, et l’urbanisme et l’architecture ont un impact majeur dans la façon de vivre cette saison.

Desilet, A. [Entre 1951 et 1997]. Patinage. BAnQ

Les fruits des rosiers sauvages se cueillent après un ou deux gels

Culjat et Erskine (1988) observent que la fréquentation des espaces publics et les interactions sociales chutent considérablement lorsqu’il fait en deçà de 10 oC – autant dire que cela représente une grande partie de l’année au Québec. La notion d’espace(s) public(s) mérite en elle-même une réflexion approfondie, mais dans le cadre de cet article, limitons-nous à cette définition : « l’espace public, à la fois physique et communicationnel, [est] un espace de circulation réel et symbolique où le ‘‘public’’, de ses usages et pratiques, participe aux transformations de la vie politique et des relations sociales ». (Bolduc, 2019, p. 8) Ce sont les parvis d’église, les trottoirs, les parcs, les ruelles et les places centrales que la population peut investir et animer. Ces espaces jouent un rôle très important dans la ville; ils structurent comme ils permettent la socialisation et la qualité de vie. Ils mettent en outre un paysage – urbain ou pas – en valeur. 

Charbonneau, M. (1970). L’hiver. BAnQ

Si les espaces publics sont moins fréquentés en hiver, c’est entre autres parce qu’ils sont réfléchis en fonction de l’été – leur aménagement n’est pas résilient au changement de saison. Pourtant, le cadre bâti peut contribuer à améliorer l’expérience de l’hiver. La ville elle-même se forge ses propres microclimats, certains bons comme d’autres mauvais : corridors de vents entre les tours, îlots de chaleur, terrasses ensoleillées au moment opportun. On appelle design bioclimatique la pratique qui tire avantage des caractéristiques particulières d’un lieu d’implantation afin de maximiser le confort. Certes, lorsqu’il s’agit de penser à la hauteur des bâtiments et la largeur de la rue, c’est une pratique qui se doit d’être réfléchie très tôt dans le processus de conception de la ville ou du quartier, mais il y a toujours moyen d’adapter a posteriori.

Parmi ces adaptations, le verdissement est très en vogue : les arbres, arbustes et fleurs sont des éléments ajoutés que l’on utilise pour casser les îlots de chaleur. Les végétaux, dans une optique de visualisation quatre-saisons, doivent être plantés en considérant leur résistance aux sels de déglaçage et leur attrait visuel une fois le temps froid arrivé – l’hiver urbain passe rapidement du blanc au brun, mais le cornouiller conserve son rouge, le sumac vinaigrier garde ses fruits, certains roseaux s’étirent au-dessus de la neige et les conifères restent verts. La couleur est de mise, par les végétaux et autres dispositifs, pour égayer la grisaille! Par ailleurs, sachant que la course du soleil est plus anguleuse dans le ciel de l’hiver, sa trajectoire est pertinente à considérer pour mettre en valeur les rayons dans la ville. Il y a place à la créativité pour la valorisation de microclimats; ça concerne l’orientation des terrasses, des rues et des bâtiments, l’utilisation de couleurs claires sur ceux-ci, l’usage de vitres et miroirs, la disposition stratégique de mobilier urbain pour prendre des bains de soleil. Ces actions maximisent le confort par rapport au vent, à la neige, à la sloche et à la glace, et rendent la circulation plus sécuritaire.

La baisse de la fréquentation des espaces publics est par ailleurs corrélée avec la réduction de l’achalandage des commerces des artères principales, en particulier les restaurants et commerces semi-courants. (Vivre en ville, 2018, p. 8) Peut-être que leur accessibilité n’est pas optimale en hiver ? Que les rues ne sont pas assez conviviales pour générer un trafic piétonnier ? La ville de Luleå, en Suède, fait circuler sous les trottoirs, dans des tuyaux en serpentin, des rejets d’eau chauffée en provenance des industries pour faire fondre la neige. (Vivre en ville, 2018, p. 38) Elle laisse aussi le centre de la rue couverte de neige pour qu’elle puisse être employée avec des traîneaux. Il y a certainement de quoi s’inspirer pour décupler l’attrait des artères aux commerces ayant pignon sur rue.  

Voilà la bataille des villes nordiques : minimiser les inconforts de l’hiver, mais le mettre en valeur. Et cette mise en valeur, elle passe par la création d’opportunités et de lieux où interagir avec. 

Faire des bonhommes de neige dans la rue en attendant l’autobus

Legault (2013) observe six types d’espaces publics ayant des qualités hivernales intrinsèques. D’abord, l’étendue d’eau a un fort potentiel étant donné le grand espace vierge qu’il représente, où une grande variété d’activités peuvent avoir lieu : patin, ski de fond, spa nordique, kite skiing, pêche sur glace et ainsi de suite. De grands vents balaient souvent ces espaces dégagés, il faut donc penser à des structures coupe-vent. La forêt est de son côté un lieu magnifiquement enneigé et bien à l’abri des courants d’air, particulièrement appréciée pour les balades à pied ou en raquette. La nuit y tombe bien vite, par contre. Souvent davantage présente en ville et plus accessible, la pente est l’endroit de prédilection pour les jeunes qui aiment glisser en crazy carpet et en snowskate. On s’approprie facilement une côte et les différentes configurations laissent place à toutes sortes de dérivés : toit en versant d’un bâtiment, énorme amas de neige, escalier condamné pour l’hiver, dénivellation naturelle. Le parc hivernal est pour sa part un lieu propice au rassemblement des diverses activités hivernales, comprenant un chalet pour se réchauffer. On peut penser aux arts qui peuvent tirer avantage de la neige et/ou de la noirceur : jeux de lumière, théâtre extérieur, sculptures de neige et de glace. Foyers, curling et patinoires y ont également une place de choix. Puis, c’est sur la place publique compacte que se tiennent de manière optimale les marchés, commerces, spectacles, fêtes et festivals et autres événements. Legault remarque qu’en Scandinavie, la place publique se limite généralement à une trentaine de mètres de longueur afin de créer un microclimat intime. Finalement, la rue piétonne profite des qualités de la neige : conserver des rues blanches permet les terrasses hivernales, l’usage créatif de la neige, les illuminations, et permet éventuellement de relier les différents espaces où l’on utilise ski de fond et traîneaux.

Photographe non identifié. (Vers 1910). La ville de Montréal en hiver. BAnQ

On peut grandement s’inspirer des idées soulevées par Legault, qui spécifie par ailleurs que ces espaces d’intérêt seraient d’autant plus intéressants si connectés entre eux, valorisant ainsi une transition facile et active entre le sport, les courses et la maison. Les sports et les loisirs doivent absolument être mis de l’avant, ils sont bien souvent la porte d’entrée à l’appréciation de l’hiver, tout en rompant l’isolement. En ville, rares sont les parcs linéaires reliant les milieux naturels qui permettent des activités comme le ski de fond. Québec a la chance d’avoir la rivière Saint-Charles – les chemins de fer sont une autre piste intéressante à explorer. Le grand défi est de garder en tête que la variété des usages doit être respectée : le vélo d’hiver mérite d’être mieux desservi, et les espaces de balade doivent continuer à exister, tout en accommodant les activités saisonnières.

Poirier, C. (1937). Snow. Fun in the Snow. BAnQ

Tire ta beanie su’ tes oreilles, on sort jouer dehors

La vie attire la vie et prenant le soin de mettre en place des lieux jolis et conviviaux, les citoyen.es de la ville auront l’occasion de redéfinir leur rapport à l’hiver. La neige est un magnifique médium qui est ô combien sous-utilisé : on désire la déplacer et l’éliminer, on ne lui concède que très peu de place. Dans l’optique de mieux l’intégrer à la ville, la créativité de toustes et chacun.e sera de mise afin de redorer son image. Il faudra jouer avec le beau manteau blanc dont parlent les poètes et le sculpter à nos couleurs – chaque tempête de neige est une occasion renouvelée. Nous devrons voir l’hiver comme un canevas d’opportunités plutôt que comme un lot de contraintes. Habiter cette saison comme elle le mérite, quoi!

Les impacts négatifs de l’hiver sur la santé des citadin.es peuvent tout à fait être altérés par un aménagement convenable des villes, quartiers et espaces publics. Ainsi qu’en soignant la relation qu’on entretient, individus comme collectivités, avec cette saison. Ça passe par l’adoption du vélo d’hiver, par l’acceptation que les tempêtes immobilisent, par la priorisation du déneigement des trottoirs, par la pose de guirlandes lumineuses, par le pelletage des escaliers des voisin.es âgé.es, par le choix de végétaux colorés toute l’année.

Desilet, A. [Entre 1951 et 1997]. Ski. BAnQ
Normand Cazelais partage dans son livre une vieille liste d’un vieux magazine intitulée « Dix conseils pratiques pour mieux supporter l’hiver » (2017, p. 101). Comme quoi la hantise de l’hiver ne date pas d’hier non plus. Pour ma part, je ne la trouve pas si désuète – elle m’a fait sourire et j’en prends bonne note.

  1. Envisagez l’hiver positivement
  2. Nourrissez-vous convenablement
  3. Vivez au grand air
  4. Gardez la forme
  5. Recevez à la maison
  6. Faites une bonne action
  7. Faites le ménage d’hiver
  8. Variez vos habitudes
  9. Prenez un congé
  10. Entourez-vous de lumière

Références

Bolduc, C. (2019). Cadrer la beauté : recherche-action par l’art, engagement et agentivité dans l’espace public de Limoilou [mémoire de maîtrise, Université Laval]. CorpusUL.  http://hdl.handle.net/20.500.11794/33938

Cazelais, N. (2017). Vivre l’hiver au Québec (2e édition revue et augmentée). Fides.

Culjat, B., Erskine, R. (1988). « Climate-responsive social space: A Scandinavian perspective », J. Mänty et N. Pressman (dir.), Cities Designed for Winter, Helsinki, Building Books, 1988, p. 347-363.

Legault, O. (2013). « Le design hivernal des espaces publics : Études de cas scandinaves ». Imaginaire Nord.

Vivre en ville (2018). Ville d’hiver: principes et stratégies d’aménagement hivernal du réseau actif d’espaces publics montréalais, (coll. Vers des collectivités viables).

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