Le surréalisme, un art du rêve.

Par Camille Sainson, journaliste collaboratrice

« Il est beau (…) comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie !» 

Ces vers sont extraits des Chants de Maldoror du comte de Lautréamont, qui est considéré comme l’un des précurseurs de la poésie surréaliste. Le rapprochement de trois termes appartenant à trois champs lexicaux différents permet ici de faire surgir une image inconnue, d’établir une perception nouvelle, de nous élever au-delà du signifié pour créer de nouvelles polysémies, pour entrer dans le rêve. 

C’est en 1924, dans son Manifeste du surréalisme, qu’André Breton tente de définir le terme de « surréalisme ». Alors qu’il essaye de s’éloigner de la tendance dadaïste pour forger un nouveau mouvement artistique, il annonce : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire ». Le surréalisme apparaît donc comme une tentative de s’approcher d’une réalité supérieure que seul le rêve peut permettre d’atteindre. Rêve et réalité, termes en apparence contradictoires, doivent entrer en symbiose. 

Il est intéressant de noter que ce mouvement a regroupé bon nombre d’artistes de tous les horizons et se démarque donc par sa transdisciplinarité ; auteurs, peintres, musiciens et même cinéastes, se lancent dans cette quête de libération du contrôle de la raison, vers une réalité́ transcendantale. 

La poésie & l’écriture automatique 

Inspirés des travaux de Freud sur la place primordiale de l’inconscient dans la compréhension du monde et de notre « moi », les poètes surréalistes tendent à utiliser l’écriture automatique pour laisser libre cours à leur imagination. Cette technique va permettre aux mots de retrouver une certaine innocence, d’être dépossédés de leurs significations habituelles.  « Il y aura un grand vase blond dans un arbre » écrit André Breton dans son poème Au regard des divinités. L’association des mots est étrange, décalée, ne semble avoir aucun sens. Pourtant, une image émerge dans notre esprit, un saisissement nous parcourt, nous sommes touchés par ces associations d’idées. L’image poétique jaillit alors spontanément de l’inconscient, de façon fortuite, sans « le moindre degré de préméditation », sa valeur est donc proportionnelle à son « degré d’arbitraire », comme le préconise André Breton.

Dans leur ouvrage commun, Les champs magnétiques, André Breton et Philippe Soupault, ont également eu recours à cette écriture automatique. Ils écrivent ainsi : « prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels » ou encore « les planètes s’approchaient à pas de loup et des silences obscurs peuplaient les étoiles ». Nous voyons qu’ils ne cherchent pas à décrire la réalité avec véracité, au contraire, ils laissent les mots prendre des sens nouveaux pour faire émerger des images oniriques. L’objectif pour les surréalistes est de dépasser le réel, de s’en éloigner juste assez pour mieux y revenir, de manière éclairée, plus près de la vérité. C’est parce qu’ils vont au-delà des significations usuelles qu’ils redonnent au langage toute sa force, tout un imaginaire oublié, flétri par l’habitude. Francis Ponge a par exemple réussi à rendre toute leur beauté aux objets du quotidien dans son recueil Le Parti Pris des choses. Son poème consacré au pain fait de cet objet en apparence banale une œuvre d’art grâce à la part de rêve qu’il intègre dans sa description. Dans son article intitulé Les aventures de l’automatisme, Laurent Jenny nous dit : « Le rêve, ainsi que tous les états passifs et automatiques méritent d’être sauvés, relevés, pourvu qu’on les fasse valoir “sur le plan même de l’action”, qu’on les fasse intervenir “interprétativement dans la réalité, dans la vie” ». Le surréalisme forme donc un pont entre l’inconscient et la réalité et permet de faire entrer la forme pure du rêve dans la littérature. 

Le Cinéma ou l’art de mettre les rêves en images
« Le cinéma est essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation (…) Si le cinéma n’est pas fait pour traduire les rêves ou tout ce qui dans la vie éveillée s’apparente au domaine des rêves, le cinéma n’existe pas. »
Antonin Artaud. 

Outre la poésie, le mouvement surréaliste s’est également emparé du médium cinématographique. Prenons comme exemple le court-métrage Un chien andalou, œuvre de deux artistes, le cinéaste Buñuel et le peintre Dalí. Le film s’ouvre par une scène très marquante : nous y voyons le réalisateur lui-même en train d’énucléer une femme, en gros plan. C’est le choc. La lame de rasoir qui s’enfonce dans l’œil est répugnante tout autant qu’inattendue. Mais la représentation est pleine de sens ; elle renvoie au caractère manipulateur des images. Après tout, le réalisateur lui-même n’est-il pas en train d’ouvrir les yeux des spectateurs pour qu’ils y voient plus clair ? S’ensuit une succession de scènes avec seulement des personnages et des lieux comme liens logiques. Certains décors sont clairement inspirés des tableaux surréalistes de Dalí, qui dénoncent les affres de la réalité grâce à des associations fantasmagoriques. Le récit est disloqué, les nombreuses ellipses n’arrangent rien à notre tentative de compréhension, en bref, rêve et réalité sont impunément mélangés. Absurdité du film comme absurdité du monde, le film de Buñuel sert les principes surréalistes, mais également les caractéristiques de la parole poétique : l’image signifie, contrairement au discours. Le film est muet, l’histoire est décousue, mais les images choquent, interpellent, signifient non pas dans leur globalité, mais dans leur individualité. Il semblerait qu’Un chien andalou se pare des mêmes atours que les poèmes surréalistes, notamment ceux nés de l’écriture automatique. 

Prenons un deuxième exemple, celui d’Orphée, film de Jean Cocteau sorti en 1950. Réinterprétation du mythe, le réalisateur met clairement en avant la notion du rêve : plusieurs personnages vont faire remarquer à Orphée qu’il « dort debout », lui-même en vient à se demander si tout ce qu’il a vu lors de son séjour aux Enfers n’était pas « juste un rêve ». Tout au long du film, nous ne savons pas réellement si nous sommes dans un rêve ou dans la réalité. Mais le réalisateur parvient habilement à unir ces deux espaces pour n’en faire plus qu’un ; si tout ce qui est arrivé n’était qu’un rêve, cela veut-il forcément dire que ce n’était pas réel ? 

Dans son manifeste, André Breton montre que rêve et réalité ne sont pas nécessairement opposables, mais parviennent à une certaine complémentarité. Le cinéma ne serait-il pas le résultat de cette union ? En étant le médium qui se rapproche le plus de la réalité puisqu’il est censé « capter le réel » grâce au mouvement, tout en devenant l’incarnation d’un art poétique qui tend à dépasser le sensible pour atteindre un inconscient empreint de vérité, l’art cinématographique apparaît comme la réunion de ces deux états que sont le rêve et la réalité. Le cinéma parviendrait donc à atteindre cette « réalité absolue » dont parle Breton. 

Le surréalisme apparaît finalement comme le mouvement qui parvient à unir la poésie et le cinéma, en reprenant des topos propres à l’art poétique comme sujets cinématographiques, mais également en développant la transdisciplinarité à travers la collaboration de plusieurs artistes. Les tentatives inédites des surréalistes, d’atteindre une nouvelle réalité en disloquant la narratologie classique, semblent trouver un écho particulier dans le cinéma. L’image tend à prendre le pas sur le récit, l’émotion émerge, va au-delà des conventions. Rêve et réalité se mêlent et s’entremêlent pour ne plus être différenciés. 

Enfin, le rêve surréaliste c’est une façon de retrouver la poésie dans la vie quotidienne, de faire rimer nos habitudes, de nous éloigner de la réalité pour mieux y revenir, avec un regard neuf, étonné de ce qu’on voit comme si c’était la première fois. 

 

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