Tête-à-tête avec «le gros barbu»

Dans son tout premier essai La vie en gros, le journaliste, animateur et chroniqueur, Mickaël Bergeron, raconte avec humilité et sensibilité la réalité des personnes grosses et les oppressions ordinaires et extraordinaires que ces dernières peuvent vivre au quotidien. Un récit à la fois très personnel et militant, qui vise à déconstruire la grossophobie.

« Tu ne veux tellement pas le nommer [gros] que ça démontre à quel point dans ta tête, c’est associé à quelque chose de mauvais. C’est tellement insultant que tu n’oses pas le dire », me faisait-il remarquer, à un moment de l’entrevue. Vous pourrez vous-même voir poindre certains malaises dans votre lecture de cette rencontre. Elle se veut un miroir, à vous de prendre conscience de votre propre reflet.

Impact Campus : Question de terminologie pour commencer, tu revendiques dans ton livre de te réapproprier le terme « gros », un peu à l’image de queer ou punk à une certaine époque, pourquoi ?

Mickaël Bergeron : Eh bien, parce que je trouve que de un, comme je le raconte dans mon livre, le terme obésité n’est pas neutre en fait. On l’a collé à des termes neutres, on a voulu donner une couleur neutre, mais le mot ne l’est pas et je trouve que de faire croire que c’est un mot neutre, ça fait que des fois, les gens ne se rendent pas compte à quel point ils disent des trucs d’une cruauté et d’une violence incroyable juste parce qu’ils disent un mot « neutre », alors que si on se réapproprie le mot gros, je trouve que ça permet aux gens de se rendre compte de ce qu’ils disent. Dire que les personnes obèses c’est un problème de société, ça peut sembler neutre, mais selon comment ça peut être dit, ça peut être très rough en fait alors que de dire « les personnes grosses », je crois que les gens vont avoir un peu plus de retenue. Se dire « attends, je vais faire attention à comment je le dis », un peu comme tout ce qui tournait autour des handicaps dans les dernières années, on fait attention maintenant à la terminologie. Je trouve que ça donne une sensibilité, ça donne quelque chose de concret. Pis gros, crime, c’est une description. Dire que quelqu’un est grand, dire que quelqu’un est petit, quelqu’un est roux, a les cheveux blancs… je veux dire, à un moment donné, ça reste descriptif. Le mot gros, à part quand on le colle sur le corps humain, il n’est pas négatif. Il y en a même qui se vante d’avoir des gros chars. Je pense qu’on devrait arrêter de se sentir mal de ça. En se le réappropriant, ça permet aussi d’ouvrir la discussion, d’ouvrir le débat, de faire prendre conscience du discours général.

I.C. : Comment expliques-tu le glissement entre surplus de poids et mauvaise santé ? Qu’est-ce que tes recherches t’ont permis d’identifier comme éléments de réponse ?

M.B. : Je pense que ce sont plein de trucs qui se sont construits petit à petit. Parce que bon, d’un côté, la médecine a pris un raccourci – en Sciences, il y a souvent une différence entre corrélation et causalité – et a longtemps eu de la difficulté à départager les deux. On ne peut pas le nier, effectivement, les personnes qui ont un surpoids ont plus de risques d’avoir des crises cardiaques ou autres. Mais, est-ce réellement la cause tout le temps ? Là-dessus, la recherche actuelle démontre qu’il y a une corrélation, mais pas nécessairement une causalité.

I.C. : C’est un ensemble de facteurs qui se croisent.

M.B. : Voilà. Donc ça je pense que ça a beaucoup contribué, parce que la médecine n’était pas à jour, mais aussi il y a le fait que bien que ça fasse plusieurs années que les recherches sont plus abouties, c’est juste qu’on dirait qu’elles ne se rendent pas parce que cette image-là est trop forte, elle a tellement été là, elle est tellement collée qu’elle est dure à déconstruire, et après il y a tous les standards de beauté qui sont arrivés, il y a aussi la question de la norme. Dès qu’on sort de la norme, déjà, à partir du moment que tu es différent, que tu n’es pas comme les autres. Et on peut aussi embarquer à partir du Moyen-Âge. Toute cette idée du vice qui est arrivée. La gourmandise est un vice récent. Ce n’était pas là dans les premiers péchés, c’est quelque chose qui est apparu. Je pense que tous ces petits éléments-là ont bâti cette image-là qui maintenant est très forte et dure à déconstruire. Il y a de la couche. C’est dur à détricoter.

I.C. : Oui, au fond c’est un mélange entre un discours scientifique, la culture populaire, plein d’éléments.

M.B. : Et c’est pourquoi dans mon livre je ratisse très large. Je ne pouvais pas cibler seulement la médecine, juste les standards de beauté. Non, tout ça est lié.

I.C. : Ton livre est justement un beau mélange entre de la recherche étayée, un récit très personnel écrit avec beaucoup de sensibilité et de vérité. Pourquoi as-tu senti que tu avais besoin de partager cette expérience-là ? Une bouteille à la mer, une bouée de secours, un exutoire personnel ?

M.B. : Il y a quelques années, c’est certain que ça a été un exutoire. J’ai commencé à écrire là-dessus de manière anonyme parce que je n’étais pas prêt à l’assumer publiquement. Surtout quand j’ai commencé à écrire il y a dix ans, la grossophobie, ça n’existait pas. Ça existait, mais c’était dans des milieux académiques ou très militants. Ce n’était vraiment pas répandu, je ne savais même pas que ça existait à l’époque. À un moment donné, à force d’écrire là-dessus, je me suis mis à approfondir mes recherches et je me suis rendu compte que ce n’était pas juste dans ma tête, ce n’était pas qu’une impression, je ne suis pas tout seul à le vivre. C’est aussi un phénomène qui est étudié et donc, qui existe, un peu comme le racisme, le sexisme… C’est là que j’ai commencé à en parler d’une manière publique. Mais tu sais, le but de mon livre, c’est vraiment d’ouvrir le débat. Il y a déjà un débat qui est ouvert. Il y a des gens qui, via des blogs, leurs pages personnelles sur différents médias sociaux, alimentent ce débat. Mais je trouve qu’il manquait, ou du moins, au Québec, une pierre d’assise, une forme de référence sur laquelle se baser. Je voulais faire un livre qui serait une sorte de référence, qui pourrait ensuite ouvrir plein de chemins. Après, dans la construction de mon livre, j’ai essayé une approche qui était vraiment très théorique dans laquelle j’analyse la société, je décortique, mais je trouvais qu’il manquait d’appui, qu’il fallait illustrer ces propos-là. J’avais aussi une version qui était très très au « je », ce qui était trop par rapport à ma volonté d’écrire un livre de référence, je ne pouvais pas juste parler de mes traumatismes non plus, des gens blessés, il y en a plein dans la vie. Mais j’ai trouvé qu’amener un discours plus engagé, plus social, plus politique et de l’illustrer par ce que moi j’ai vécu, je trouvais que les deux se nourrissaient et s’appuyaient, ça me permettait de montrer que le problème est réellement là. C’était plus de trouver le rythme après, faire en sorte que les deux se mélangent bien. Mais tu sais, mon premier objectif, c’est vraiment de lancer un débat, de faire un livre de référence et ensuite, oui tant mieux si ça peut aider des gens, si ça peut faire comprendre à des gens qui vivent ça que ce n’est pas normal, que leur souffrance n’est pas juste. Mon but est vraiment d’ouvrir un débat au Québec, bien humblement.

I.C. : Je crois aussi que c’est quand c’est fait de cette manière qu’on arrive à bien toucher nos cibles.

M.B. : Il faut dire aussi que je m’en étais rendu compte. Ça fait plusieurs années que je fais de la chronique… le très personnel est souvent le plus universel aussi. Je le savais qu’en parlant de moments où moi j’ai eu des blessures et des traumatismes, ça rejoindrait le plus de gens possible. Plutôt qu’un narrateur absent, aussi bien y aller au « je », très personnel, afin d’être le plus universel possible.

I.C. : Qu’est-ce que ça change dans ton rapport aux autres d’avoir grandi en ayant une conscience très forte de soi, une impression de ne pas fitter dans le moule ? Comment est-ce que ça construit un rapport aux autres qui après, devient peut-être un peu plus difficile ?

M.B. : C’est drôle parce que tu sais, moi je suis quelqu’un d’assez timide dans la vie. Je suis introverti, je ne suis pas très bon dans les relations sociales en général. Puis bon, après, c’est toute la question de savoir si j’avais déjà ça en moi de manière innée. Mais à quel point est-ce que tout ça a renforcé cela ? J’ai passé ma vie à vouloir compenser, à vouloir m’excuser d’exister. À chaque fois j’ai l’impression de déranger, que ce soit en lien ou pas avec mon poids. À partir du moment où j’ai l’impression d’être dérangeant, d’être de trop, de ne pas être à la hauteur, à chaque fois je compense. Ça a certainement marqué ma personnalité, en se mélangeant avec le bagage que j’avais déjà. C’est dur à dire, mais c’est clair que ça a changé ma vie. Je passe mon temps à compenser parce que j’ai l’impression que je dérange, que je choque, que je ne suis pas à la hauteur, pas assez si, pas assez ça, je suis trop ça. Encore aujourd’hui, même si j’en suis conscient, j’ai toujours le même réflexe. Des fois je m’étonne, je m’arrête et je me dis : « wow, attends, tu n’as pas à le faire ».

I.C. : Dans ton livre, il y a une statistique très intéressante qui fait état que 60% des Américains environ sont en surplus de poids, alors que moins de 20% des personnages sur les écrans le sont. Le tout, bien évidemment, toujours de manière très stéréotypée. J’aimerais t’entendre sur les stéréotypes de la culture pop autour de la figure du « gros ».

M.B. : En fait, elle est hallucinante cette image-là. Moi en fait, ça m’a marqué il y a quelques années, je suis comme tombé sur un personnage gros qui n’était pas niaiseux, qui ne mangeait pas tout le temps, un espèce de personnage complet, comme on pourrait voir des autres personnages. J’ai réalisé à quel point tous les personnages sont toujours des faire-valoir, la source du gag, combien de fois la machine à gag dans un film est le personnage gros, secondaire, qui ne comprend rien, est gaffeur et fait juste manger. J’ai repensé dans ma jeunesse à tous ces personnages gros pour qui la seule crise dans leur vie était leur poids, comme si dans notre vie, on ne vivait pas autre chose. C’est ce que je trouve fou des fois. Dans ma vie, oui des fois j’ai des crises existentielles sur mon poids, mais j’ai aussi des crises existentielles parce que je fais une peine d’amour, parce que je n’ai pas réussi à avoir un poste quelque part, parce que j’ai de la misère à payer les factures, parce que mon char est scrap… comme tout le monde, je vis les mêmes affaires. Au même titre que les personnes gays, toutes leurs crises dans leur vie ne tournent pas autour du fait d’être homosexuel. Au point où je me suis demandé, quels personnages gros suis-je capable de nommer dans ma tête et qui sont des personnages positifs, des personnages à qui on voudrait ressembler. C’est vraiment rare, il n’y en a pas beaucoup, la plupart sont récents. Et ça, je trouve ça terrible parce que c’est sur que ça nous marque. Si on passe notre vie à ne voir que des personnages gros qui n’ont pas vraiment de trucs positifs, à qui on n’a pas nécessairement envie de ressembler, c’est sur que le monde gobe cette image et se dit que c’est ça une personne grosse. Le taux de pénétration de la construction sociale est incroyable. La télévision c’est partout. Notre culture populaire aujourd’hui repose sur ce médium-là, passe par la télévision et le cinéma. C’est tellement important et tellement majeur. Je suis content de voir quelques personnages récemment qui cassent ça. Ça commence, un peu comme les personnages LGBTQ depuis 20 ans, qui commencent à entrer dans des récits qui ne tournent pas qu’autour de leur orientation sexuelle, qui sont comme tout le monde, au niveau de la diversité culturelle aussi. Une caractéristique parmi d’autres dans un récit plus large. Je peux en nommer quelques-uns, mais c’est encore petit. J’en parle dans mon livre, mais je crois que je ne souligne pas assez à quel point c’est majeur et important.

I.C. : Ça m’avait marqué lorsque j’ai lu dans le livre à propos du personnage de Jean-Lou Duval, dans Radio Enfer. C’est un personnage qui effectivement, est attachant…

M.B. : On l’aime tous… mais on ne veut pas lui ressembler. Il est attachant, mais sans plus.

I.C. : Tu racontes aussi une anecdote concernant un gamin qui te désigne en public comme étant gros, mais tu concentres ton analyse sur la réaction de la maman qui l’a tout de suite rabroué en disant « qu’on ne dit pas ça des affaires comme ça ». J’aimerais t’entendre un peu sur le malaise social qu’on a autour du fait de nommer les choses.

M.B. : D’abord, évidemment, ça dépasse largement le poids. Je crois qu’on a un problème, un malaise avec les trucs qui sont tabous, qui sont mal vus. Alors qu’un enfant, il va juste décrire ce qu’il voit. S’il voit quelqu’un dans la rue en situation d’itinérance, il va dire « regarde maman le pauvre dans la rue ». Ça va être vu comme une insulte de nommer alors que, s’il y a une insulte, c’est envers la société. La société ne devrait pas tolérer ce genre de situations. Je trouve que ce sont plus des vices de société que des vices personnels. C’est comme si on était mal à l’aise avec le fait que le concept existe. À partir du moment qu’on n’est pas à l’aise de dire que quelqu’un est quelque chose, c’est que l’on considère que ce quelque chose est problématique. Si des gens ont de la misère à dire que leur enfant est gay, c’est qu’ils ne sont pas à l’aise avec le concept d’homosexualité. C’est face au concept notre malaise, plus que face à la personne en soi. C’est une forme de projection tout ça. Il y a beaucoup de trucs qu’on projette comme ça, qu’on n’ose pas nommer en désignant l’autre personne parce qu’on a l’impression que ça la diminue. C’est devant notre propre vision qu’on a de ce concept-là en fait.

I.C. : Ça nous met face au fait que c’est nous qui diminuons, à travers notre regard.

M.B. : Exactement. Tu sais, je crois qu’aujourd’hui ça arrive moins, mais à une certaine époque j’imagine que ça aurait été mal de désigner une personne par sa couleur de peau. C’est drôle, car des fois, il y a des gens autour de moi qui vont me demander si je connais une telle personne, en essayant de la décrire et là, ils me regardent, et n’osent pas dire que la personne est grosse. Dans ma tête je suis comme « voyons, criss, dis-le ». Cette personne-là est grosse. Tu ne l’insultes pas, tu la décris. Je suis le premier à le dire « je suis le gros barbu », je suis facile à reconnaitre, je suis le gros barbu. À un moment, je faisais une entrevue à Radio-Canada en réaction à la série Insatiables – la série de marde – et tout au long, le remplaçant de Bernatchez, pendant une table ronde d’environ 15 minutes, à chaque fois qu’il parlait de personnages gros, il faisait des détours. C’était comme « la personne qui a surplus de poids », toujours un long détour, une phrase sujet-verbe-complément au lieu de dire gros. Je trouvais tellement ce détour plus insultant que s’il avait juste dit gros ou obèse. Tu ne veux tellement pas le nommer que ça démontre à quel point dans ta tête, c’est associé à quelque chose de mauvais. C’est tellement insultant que tu n’oses pas le dire. Mais, criff, c’est ta perception, bien plus que tes mots, qui est insultante. C’est une des raisons pourquoi je veux revendiquer le mot gros. Arrêtons de faire ces détours-là.

I.C. : Tout le stigmate négatif autour du mot se construit et s’entretient justement de cette manière-là.

M.B. : Et à force de ne plus en parler, ça fait qu’on n’ose plus du tout en parler et qu’on en parle mal à ce moment-là. On en vient à méconnaitre le sujet, puis ce sont seulement les préjugés qui restent.

I.C. : Tu reviens sur ton expérience par moment difficile avec le monde médical. C’est une critique assez fréquente venant de personnes dans des situations qui entrent moins dans le cadre classique du médecin et de l’hôpital. J’aimerais que tu nous parles un peu de comment tu as vécu ton opération et ton accompagnement ?

M.B. : C’est fou. Si je parle vraiment de la chirurgie que j’ai eue, ce que je trouve débile, c’est qu’à ce moment-là, j’avais mon ex, et puis, c’était cool, car elle m’a soutenu, elle a été là. Elle le pouvait, car elle rédigeait sa maitrise. Lorsque je me couchais, elle rédigeait. Elle était vraiment super disponible. Admettons que mon opération était aujourd’hui, je n’aurais pas de personne aussi proche qui serait capable de m’accompagner. Clairement, ça prend un accompagnement. Ne serait- ce que directement après la chirurgie, j’ai été invalide pendant environ un mois. C’est rough. Tu ne te tiens pas debout plus qu’une demi-heure environ. Pendant un mois, tu ne peux presque plus bouger, tu dois te faire des injections, c’est vraiment intense, tu as besoin de quelqu’un. C’est une des premières questions qu’ils posent : as-tu quelqu’un ? Sinon, ça ne marche pas. Aujourd’hui, je ne sais pas qui autour de moi pourrait me venir en aide, et je ne sais pas à quel point le système de santé en tiendrait compte. Le système ne semble pas prévoir ça, et je trouve ça terrible. Des gens qui vivent de la solitude, il y en a en tabarnouche. Moi c’est pas pire, j’aurais des gens (que je dérangerais), mais certaines personnes n’ont simplement aucun réseau. Ils n’ont personne. Je trouve ça terrible à quel point on est laissé à nous-mêmes. Même en santé mentale, le nombre de fois où j’ai dit à mon médecin de famille que j’avais besoin d’aide, car je voyais que j’avais des mécanismes qui revenaient, des mauvais patterns que je voulais briser. On m’a répondu qu’on ne pouvait rien faire et on m’a référé au privé. À un moment donné, ma médecin s’est tannée et m’a finalement envoyé voir un psychologue. Je me dis « enfin, un suivi », mais ce n’était qu’une évaluation. Le psychologue m’a dit « effectivement, tu sembles avoir ciblé les bonnes choses, je crois que tu devrais faire un suivi ». Je dis « ok, avec vous ? », « non », « alors, où ? », « vous pouvez aller voir au privé, si vous tapez dans le moteur de recherche de l’ordre des psychologues, ils vont pouvoir vous conseiller de bonnes places ». Je n’avais pas les moyens de me payer un psychologue. Aller au CLSC c’est possible, mais tu vas attendre. Je trouve ça complètement débile en fait. J’ai fait des approches pour le privé, il y a tout le processus où l’on va faire une évaluation et te conseiller la bonne personne. Tout le monde le dit, tu dois trouver le ou la bonne psy, qui va te comprendre et avec qui la discussion sera bonne. Mais ça, ça signifie de payer à chaque fois. Je crois que s’il y avait un meilleur soutien en santé mentale, j’aurais possiblement évité bien des choses dans ma vie. Et je ne suis pas seul. C’est un gros aspect qui est problématique dans la manière dont les médecins reçoivent les personnes grosses. Par contre, ce qui me rassure – c’est un bien grand mot – c’est qu’il y a l’organisme Obésité Canada qui est un regroupement de professionnels de la santé qui veulent conscientiser les autres professionnels au fait que leur approche n’est pas bonne. Ceux-ci sont vraiment à jour dans les études et font des conférences démontrant toute la stigmatisation qui vient du côté de la médecine, et comment cette stigmatisation ne fait que nuire à la situation plutôt que de l’aider. En même temps, je suis allé donner une conférence à un moment et la salle était principalement remplie de jeunes, des gens qui étudient en ce moment la médecine ou la nutrition. C’est cool de voir que la relève a une conscientisation, mais on fait quoi avec ceux qui sont déjà là. Encore récemment, il y a une mannequine manitobaine qui est décédée après avoir consulté son médecin pendant des mois pour différents troubles, que ce dernier associait toujours à la nécessité de perdre du poids… finalement, c’était un cancer qu’elle avait. C’est une histoire parmi d’autres, mais c’est terrible en fait, car ce genre de situations arrive fréquemment. Beaucoup trop souvent. Ça devrait être une honte chez les médecins. Je me sentirais mal que ma pratique fasse ça, j’aurais honte. Il y en a qui sont conscients du problème, mais ne savent tout simplement pas comment l’aborder. Ils ont peur d’insulter leurs patients et leurs patientes. C’est à ça aussi que l’organisme travaille, aider les médecins et autres professionnels à développer des façons d’aborder ça, mais le gros truc, c’est vraiment les préjugés.

I.C. : Tu fais état de différentes embûches plus systémiques auxquelles font face les personnes grosses, notamment les entrevues d’embauche. Comment est-ce que ça affecte la vie de tous les jours, ces différents espaces mésadaptés ?

M.B. : C’est sur tellement de niveaux en fait. Juste dans le milieu professionnel, je réfère à une étude dans mon livre qui parle d’un revenu moyen qui se situe à 9% sous la moyenne, mais j’étais aussi tombé sur une étude qui disait 20%. Je ne l’ai pas mise, car ce n’était pas la plus solide du point de vue de la méthodologie, mais quand même, ça me semblait plus crédible 20% que 9% de ma propre expérience. Surtout que bon, je fais une job où l’image est très importante. Je ne dis pas ça pour enlever quoi que ce soit à des gens qui ont réussi à se placer, mais c’est sur que quand tu regardes l’image qui est à la télévision, de ceux et celles qui y sont, des vedettes du journalisme, la plupart sont dans les standards, sans être des tops modèles. Le fameux « photogénique » alors que c’est tellement subjectif. Les meilleurs emplois que j’ai eus, ou, disons, les processus les plus faciles dans ma vie, ce sont ceux où les entrevues étaient au téléphone, genre quand je suis parti sur la Côte- Nord ou dans une autre ville. Comme tout le processus se faisait par téléphone et par courriel, il n’y avait pas de contacts physiques et ça a été les embauches les plus faciles de ma vie. Tout allait super bien, c’était cool, je sentais que j’étais crédible, que c’était une discussion normale. Alors qu’à chaque fois que c’était une entrevue d’embauche en personne – peut-être pas à chaque fois – je le vois, il faut que je démontre que je suis crédible. C’est arrivé dans ma vie d’avoir une préentrevue téléphonique super chill pour arriver sur place et voir la personne être dégoutée dans son regard. Qu’est-ce que tu veux faire rendu là ? Quelle salade veux-tu que je vende rendu là ? Ça, c’est terrible. À un moment donné, un collègue m’a dit après environ deux ans à travailler ensemble « au début, quand tu es arrivé, je me suis dit mon dieu ça va être tough travailler avec ça », il me le dit d’une manière assez candide, qu’il croyait que j’étais paresseux, limite alcoolo – à l’époque, il faut aussi dire que la barbe n’était pas aussi trendyqu’aujourd’hui. Maintenant, j’ai juste l’air d’un 13hipster mais avant j’avais l’air pouilleux – et je trouvais ça fou qu’il s’étonne que je sois travaillant. J’étais comme « faut-il que je lui dise merci genre ? ». C’est fou, car si ça lui a pris un an à la personne pour vaincre ses préjugés, ça n’arrivera jamais dans une entrevue d’embauche. Je trouve ça toujours débile de sentir cette forme d’hésitation dans les entrevues alors que dès que je suis engagé, je veux dire, je n’ai jamais été mis à la porte. Même que généralement, lorsque je m’en vais d’une place, les gens essaient de me retenir parce que je fais une bonne job. C’est comme si dans la tête des gens qui m’engageaient, ils prenaient un risque. Les préjugés sont tellement forts que c’est comme si on prenait le risque de croire sur parole plutôt que de se fier à notre préjugé. C’est l’impression que j’ai. Et ça, c’est juste le milieu professionnel.

C’est comme ça aussi dans les relations intimes. Par exemple, mon ex, le nombre de fois où je l’ai vu se faire cruiser devant moi alors qu’on était ensemble. Dans la tête de la personne qui cruisait, c’était impossible qu’elle soit avec moi. Et ça, bon, c’était la situation la plus absurde, car elle était vraiment avec moi, mais le nombre de fois où je suis avec des amis et qu’ils se font aborder ou cruiser et que moi, c’est impossible que je sois dans une date… c’est toujours comme ça. C’est toujours pris pour acquis que je suis l’ami, alors que je le vois que généralement, les gens s’informent avant de s’essayer. Avec moi, ce ne l’est jamais. C’est toujours tenu pour acquis que je suis la personne seule qui accompagne. Ça, c’est fou parce que ça finit toujours par marquer. Tu te dis « ok, c’est impossible que ça arrive », si je ne peux même pas être une possibilité dans le regard des autres. Ça tue toute. Ça arrache la racine. C’est sur que ça a marqué ma manière d’interagir avec les gens aussi.

C’est partout. Encore récemment, j’étais avec ma famille au restaurant et bon, ma mère est toute petite, elle fait 5 pieds et elle n’est pas grosse et dès que je l’ai vue s’assoir, je savais que je ne rentrais pas dans la banquette. Je n’ai même pas essayé. Sinon, je vais rentrer et être vraiment pas bien.

I.C. : Comme les amphithéâtres à l’Université.

M.B. : Oui, je n’ai jamais été à l’Université, j’ai quand même travaillé 6 ans à CHYZ puis, à chaque fois que j’entrais dans une classe je me disais à quel point j’aurais trouvé ça rough ma vie d’étudiant si je l’avais faite. Le pire dans tout ça, c’est qu’admettons quelqu’un qui fait 6 pieds 7 pouces, on va l’accommoder, on va reconnaitre que le mobilier n’est vraiment pas fait pour lui, on va trouver une solution. La personne grosse, on va dire que c’est de sa faute. Le mobilier, non seulement c’est très normé, mais ce n’est vraiment pas adapté pour tout le monde. Je parlais tantôt de ma mère qui fait 5 pieds, combien de fois est-ce que je l’ai vu s’avancer au bout d’une chaise parce que ses pieds ne touchaient pas le sol ? Nos environnements sont mal adaptés pour les femmes enceintes, les personnes plus costaudes, plus bâties. Mais les personnes grosses se font shamer, c’est de leur faute, c’est leur problème, on ne les accommodera pas, c’est DE LEUR FAUTE.

I.C. : Et dès l’enfance, on va vendre 50 sortes différentes de céréales ultras sucrées…

M.B. : C’est ce que je trouve un peu débile. Pour « perdre du poids », il faut aller complètement à l’inverse de la société. À partir du moment qu’on a un mode de vie nord-américain normal, on prend du poids. On le voit. Notre société est faite pour qu’on prenne du poids. Si les régimes existent – malgré les nombreuses critiques qu’on en fait – c’est parce que notre manière de manger « normale » n’est pas si saine, notre mode de vie n’est pas si sain, notre façon de se transporter… notre mode de vie est fait pour qu’on prenne du poids. Et tous les trucs qui existent pour « perdre du poids » et « avoir un corps sain », ben ce sont tous des trucs qui sont à l’inverse de la société, et je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de gens qui allument sur l’ampleur sociale du problème. Oui, il y a des gens qui ont des mauvais comportements, mais tout le monde en a des mauvais comportements.

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