The Vale: Shadow of the Crown, le jeu vidéo en l’absence de son élément le plus basique

Nous construisons et inventons les choses en nous basant sur ce qui a été fait avant nous. Afin d’apprendre comment bien faire, on étudie le passé; les musicien.ne.s écoutent le mélodieux de Chopin, les auteur.ice.s apprécient le verbe de Victor Hugo et les peintres admirent la perspective de da Vinci. On ajoute notre pierre à l’édifice en perfectionnant, personnalisant, modifiant la formule. Le jeu vidéo ne fait pas exception à cette approche et les éléments les plus basiques d’un genre refont toujours surface. Tout comme on ne peut tourner un western sans révolvers et sans chevaux, on ne peut faire un platformeur sans plateformes et sans sauts. Bien que cette manière de faire laisse amplement de place à l’innovation et la créativité, on considère certains éléments intouchables et plusieurs schémas se répètent. The Vale: Shadow of the Crown ose alors changer la formule, pas en ajoutant, mais en enlevant ce que l’on estime essentiel pour offrir une expérience unique.

Par Ludovic Dufour, Chef de pupitre société

The Vale, développé par Falling Squirrel et Creative Bytes Studios, coche presque toutes les cases d’un action-aventures classique. On y retrouve une histoire de grands voyages et de péripéties, des phases d’action, quelque peu d’exploration et des éléments RPG comme des quêtes secondaires et la gestion d’équipement. On y incarne la princesse Alexandra qui, après l’ascension au trône de son frère, est envoyée afin de régner sur une part éloignée du royaume. Son escorte est cependant attaquée par des envahisseurs et elle survit de peu au massacre. Il ne reste plus qu’à se frayer un chemin jusqu’à la capitale dans un pays en guerre. Alors quelle nouveauté dans tout cela ? Eh bien tout comme Alexandra, vous êtes complètement aveugle. 

Ce n’est pas une exagération ou une demi-vérité, The Vale se joue les yeux fermés. Hormis quelques petits points lumineux flottant dans l’écran vous indiquant vaguement l’heure de la journée ou les mouvements d’Alexandra, vous ne verrez rien, des combats à l’exploration.  Et contrairement à tout autre jeu, ce sont vos oreilles et non vos yeux qui vont vous guider. Ce n’est donc pas la qualité du graphisme qui sera vantée ici, mais le design sonore incroyable qui parvient à faire vivre le monde et à indiquer ce qui se passe et ce qui doit être fait. Le port des écouteurs est d’ailleurs fortement recommandé.

Durant les affrontements, vous devrez écouter les ennemis pour réagir en conséquence. Le jeu introduit lentement les éléments qui forment le système de combat, ce qui permet aux joueur.euse.s de maîtriser chacun des aspects, un à la fois. Cette approche laisse le temps d’assimiler avec facilité les mécaniques de combats qui seraient beaucoup trop complexes à comprendre d’un seul coup. Ainsi, les combats des deux premières heures de jeu sont une sorte de long tutoriel au système complet. Si les premiers affrontements peuvent laisser présager un gameplay simpliste, on se retrouve vite avec des situations plus excitantes et dangereuses. Faire face à plusieurs adversaires en se référant uniquement à son ouïe est à la fois un défi et une expérience hors du commun.

Hors des combats, ce sont encore les sons qui devront vous guider. Éviter le son des campements ennemis lorsque l’on tente de passer discrètement, repérer le bruit de la rivière pour aller chercher à boire, contourner le crépitement des flammes lorsque l’on est coincé.e dans un incendie, bref de nombreuses situations que l’on a déjà vécues dans d’autres jeux, mais qui prennent une dimension complètement nouvelle ici.

Même se promener dans un village devient différent. Alors qu’un simple menu aurait pu suffire, les développeurs sont allés plus loin en créant des petits environnements à explorer. Bien que très petit, voire exigu, cet effort offre un peu de vie et de charme. Contrairement aux autres jeux qui utilisent des indices visuels pour indiquer où aller – je pense notamment aux points d’exclamation jaunes pour les quêtes – c’est encore l’auditif qui prend toute la place. La musique d’un luth indiquera une auberge avec quelques quêtes, le cri d’un marchand permettra quelques interactions et la sonorité d’une enclume permettra d’améliorer son équipement. Il devient parfois même un peu difficile de se retrouver dans ce brouhaha.

Toutes ces mécaniques sont aussi originales que bien exécutées. Le gameplay est assez simple, ce qui le rend très accessible, mais avec la difficulté mise au maximum certains passages donneront quand même du fil à retordre aux plus expérimenté.e.s. Les sauvegardes étant très généreuses, la défaite a peu de conséquences, ce qui limite la frustration.

Hormis le gameplay, The Vale a d’autres bons aspects. D’abord, l’histoire, si elle n’est pas particulièrement originale, possède quand même quelques rebondissements. Ses personnages, par contre, portés par un jeu d’acteur de génie, sont tous intéressants à leur façon, surtout ceux venant en aide à Alexandra. Malgré n’avoir jamais vu leur visage, je crois que je me souviendrai toujours du vieux couple grincheux et du marchand de soie qui nous arrachent des sourires sur plusieurs de leurs répliques. La relation entre Alexandra et le berger qui lui sert de guide prend une place considérable dans l’histoire et a son lot de moments émotifs. On s’attache autant à la princesse brave et téméraire qu’à son compagnon un peu plus frileux qui n’hésite pas à exprimer ses opinions. De plus, des flashbacks qui servent de tutoriels sont également l’occasion pour montrer les liens familiaux d’Alexandra et peaufiner son personnage. 

À plusieurs moments, le jeu offre également des dilemmes intéressants pouvant influencer l’histoire. Doit-on voyager de jour et risquer les rencontres avec les barbares ou voyager de nuit et risquer de croiser des créatures d’un autre monde ? Contourner subtilement les ennemis ou profiter de l’effet de la surprise et attaquer immédiatement ? Ces impacts sont cependant sur le court terme et la très grande majorité du narratif est coulée dans le marbre. Le jeu fait tout de même un effort pour noter certaines de vos actions. Par exemple, des truands renoncent à vous affronter si vous avez précédemment remporté un tournoi ou un marchand se montre reconnaissant alors que vous l’avez aidé lors d’une quête secondaire.

Les quêtes secondaires portent elles-mêmes leur petite histoire et parfois leurs décisions. Source essentielle de pièces qui serviront à acheter un meilleur équipement facilitant les combats, ces quêtes tout aussi agréables à faire que la quête principale sont encore une occasion de faire évoluer les relations entre les personnages. J’ai moi-même fait accidentellement chacune des quêtes secondaires, bien plus motivé par le plaisir que par un besoin de pièces.

J’en ai déjà brièvement parlé, mais l’attention portée au design sonore, faute de design visuel, est prodigieuse. Comme le son est le seul moyen pour communiquer avec les joueur.euse.s, tout y passe et est étonnamment exécuté avec perfection. Non seulement ce qui est utile, comme le son des ennemies, des marchands, des embûches, mais aussi ce qui ne sert qu’à l’ambiance, le bruit de la forêt, les pas sur les feuilles, le vent, la foule de passants. Mieux encore, j’ai toujours apprécié ce moment dans les jeux où l’on peut admirer son nouvel équipement. La meilleure armure dans Metroïd, une nouvelle arme dans Monster Hunter, c’est une manière de voir visuellement son progrès, qui n’est ainsi plus simplement que quelques chiffres abstraits, ou du moins ne paraît plus l’être. Ici, on réussit la même chose, la maille d’une armure neuve cliquette à chacun de nos pas, un bouclier de métal résonne à chaque coup encaissé, contrairement à ceux de bois. On parvient à traduire le progrès auditivement plutôt que visuellement. En fait, sans nous montrer la moindre image, The Vale nous expose tout son monde.

Mais trêve de compliment, le jeu a aussi ses limites. Il est d’abord relativement court. En accomplissant chaque quête secondaire, j’ai complété le jeu en un peu plus de neuf heures. On est assez loin de Skyrim ou du Witcher qui peuvent facilement cumuler plus de 200 heures de quêtes annexes, mais disons que les équipes de développement de Falling Squirrel et Creative Bytes Studios sont bien moins garnies que d’autres. De plus, son coût est bien plus modeste : une vingtaine de dollars sur Steam. Il n’empêche que j’aurais bien aimé avoir quelques heures d’aventure de plus.

La personnalisation, bien que présente, se limite en grande partie à l’équipement, et encore, on ne croule pas sous les options : quelques armes, quelques armures qui sont souvent une amélioration directe de leur ancienne version. C’est dommage, car chaque équipement possède plusieurs attributs (vitesse d’attaque, critique, dommage, d’attaque lourde, etc.) qui pourraient laisser le choix entre plusieurs approches et offrir une expérience un peu différente. À la place, on prend peu de décisions au niveau du style de jeu et on achète bêtement une version incontestablement meilleure de notre équipement actuel. Pourtant, offrir simplement plusieurs options serait bien plus intéressant.

L’approche complètement à l’aveugle, bien qu’unique, reste limitative. On explore bien peu d’environnement, les embûches se présentent devant nous et c’est à nous d’y réagir. Pas de caverne ou de donjon à parcourir ou plutôt oui, mais on ne sera aux commandes que le temps de faire face aux problèmes. En fait, on nous apporte directement sur les lieux importants, alors que dans les jeux d’aventures l’exploration prend le plus souvent la première place. 

Autre limitation plus évidente : si le jeu est parfaitement accessible pour les non-voyant.e.s, des difficultés d’audition peuvent le rendre complètement injouable. Non traduit, il devient donc essentiel de maîtriser l’anglais, et faute de visuel, pas de sous-titre pour aider.

Malgré ses défauts, The Vale vaut bien le détour. Une expérience courte, mais intense et surtout unique qui nous laisse avec le goût d’en voir plus. Rappelons que ce n’est qu’une petite équipe qui a fait ce chef-d’œuvre ayant décroché de nombreux prix. Si des studios avec plus de moyens osaient autant remettre en question les bases, ou même simplement copier ce concept, on pourrait voir naître un tout nouveau sous-genre. L’innovation n’est pas toujours de rajouter des concepts, mais aussi d’en enlever pour faire quelque chose de nouveau. Alors que les jeux se multiplient et trop souvent se répètent, The Vale brise la formule.

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