Vie nocturne et couvre-feux : une brève histoire

Note de la rédaction : L’idée de ce sujet d’article est venue à son auteur dans la foulée de l’annonce de la réimposition du couvre-feu au Québec, le 30 décembre 2021, pour faire face à la résurgence des cas de COVID-19 causée par le variant Omicron. Bien qu’il ait été annoncé que la mesure sera levée au moment de mettre sous presse, ce retour en perspective sur l’histoire des couvre-feux et de la vie nocturne conserve un intérêt pour ceux et celles qui liront les lignes suivantes.

L’imposition d’un premier couvre-feu par le gouvernement du Québec le 6 janvier 2021 avait fait couler énormément d’encre. Qualifiée « d’électrochoc » par le gouvernement Legault, la mesure, sans précédent dans l’histoire du Québec, a eu, sur ce plan, l’effet largement escompté : marquant les esprits, elle a suscité beaucoup de réflexions sur son sens, son origine et sur son domaine d’application, soit la vie nocturne. Après un premier couvre-feu qui s’étendit finalement sur une période de cinq mois, la vie nocturne a repris une certaine normalité au Québec, jusqu’au retour, aussi rapide que démoralisant pour certain.e.s, de la mesure le 30 décembre dernier. L’objectif de cet article n’est pas de démontrer ou de contester l’efficacité du couvre-feu ni de juger de sa légalité sur le plan juridique : des expert.e.s bien mieux outillé.e.s que l’auteur des présentes lignes s’en sont déjà chargé.e.s, et s’en occupent à nouveau. Mon intention est plutôt de faire un bref retour historique sur la vie nocturne et les couvre-feux, en m’appuyant sur des recherches réalisées en sciences humaines et sociales.

Par Félix Étienne, chef de pupitre à l’actualité

La vie nocturne : une temporalité distincte
La nuit est longtemps demeurée dans le registre de l’impensé au sein de la recherche en histoire, en sociologie ou en science politique. Pour autant, elle constitue un espace temporel où se déploie une vie sociale qui constitue à la fois une prolongation de la vie diurne et un moment obéissant à ses propres règles. Le sociologue américain Murray Melbin a publié en 1986 l’ouvrage Night as Frontier : Colonizing the world after darknotons ici que le terme « Frontier » joue un grand rôle dans l’imaginaire du lectorat américain : il réfère à la limite, sans cesse repoussée, entre le territoire colonisé, « civilisé », et le territoire encore inexploré avec pour objectif de montrer comment les rouages de la vie diurne sous la société industrielle contemporaine se sont progressivement étendus à la vie nocturne. Avant le XIXe siècle, en raison de l’absence de moyens d’éclairage artificiel, la vie sociale des collectivités humaines se restreignait largement aux heures d’ensoleillement, malgré la présence d’activités nocturnes marginales (Melbin, 2017, p. 30). Au XVe siècle, vers la fin du Moyen Âge en Occident, la nuit était présentée comme une période où régnaient les ténèbres, associés à un univers terrifiant et diabolique imaginé par les théologiens et les démonologues (Exbalin, 2021). De plus, les actes criminels se voyaient punis plus sévèrement lorsqu’ils étaient commis durant la nuit, bien que leur occurrence ne fût pas plus importante que durant le jour. Il faut aussi savoir que le cycle de sommeil des hommes et des femmes d’avant le XIXe siècle différait considérablement du nôtre. Le sommeil ne consistait pas en une seule période de plusieurs heures, comme c’est le cas aujourd’hui, mais était divisé en deux « blocs » de quelques heures chacun, entrecoupés d’une brève période d’éveil (Ekirch, 2021). En l’absence d’éclairage artificiel pendant de longues heures (particulièrement durant les mois d’hiver), les horloges biologiques s’agençaient différemment avec le cycle solaire.

C’est en 1803 que Britannique William Murdock développa l’éclairage artificiel au gaz de houille, avant que l’éclairage artificiel ne se répande progressivement dans l’espace public des grandes villes industrielles au cours du XIXe siècle (Melbin, 2017, p. 30). Il faut rappeler que cette apparition de l’éclairage nocturne avait pour objectif principal de prolonger les heures d’activité économique : Karl Marx expliquait ce phénomène en 1867, dans Le Capital, par la nécessité pour les capitalistes d’accroître la durée des journées de travail pour maximiser leurs profits. Bref, même la nuit ne saurait plus échapper aux contraintes du nouvel ordre économique. Le domaine de la nuit, naguère associé à l’inconnu, au mystère et à l’intime, recule donc au même rythme que progressent l’éclairage artificiel et son corollaire, la civilisation industrielle, rationalisée et porteuse d’un « monde désenchanté », pour reprendre l’expression de Max Weber. Dressant un parallèle entre la colonisation de l’Ouest américain et le développement de la vie nocturne, Murray Melbin explique que cette dernière fut d’abord « occupée » par les personnes itinérantes, puis par les travailleurs et travailleuses de nuit, avant de voir l’émergence d’un secteur de loisirs typiquement nocturnes (Melbin, 2017, p. 35). C’est effectivement à partir des XVIIIe et XIXe siècles qu’on voit apparaître des tavernes ouvertes jusqu’aux petites heures du matin et les music halls, et que des spectacles et événements publics sont organisés tard en soirée : les nightclubs et discothèques que nous connaissons aujourd’hui sont les héritières de cette époque. Melbin constate également que le profil sociodémographique des personnes socialement actives durant la nuit est plutôt homogène, comparativement à la vie diurne : si l’on retrouve dans l’espace public durant le jour des personnes de tous âges, ce sont des personnes généralement plus jeunes qui sortent et veillent durant la nuit (Melbin, 2017, p. 36). Par ailleurs, Melbin dit observer un certain relâchement des mœurs et normes sociales, ou tout du moins une transformation de ces dernières dans le cadre de la sociabilité nocturne (Melbin, 2017, p. 39). C’est d’ailleurs dans le contexte des fêtes nocturnes du XIXe siècle et de leurs prévisibles et occasionnels débordements que furent créées les forces de police municipales sous la forme dont nous les connaissons aujourd’hui (Exbalin, 2021).

Couvre-feux : contrôle social ou mesure sanitaire ?
Concept largement inconnu au Québec avant janvier 2021, le couvre-feu constitue néanmoins une mesure qui s’inscrit en droite ligne avec l’histoire de la vie nocturne telle que décrite ci-haut. Dans le contexte du Moyen Âge, alors que la nuit était considérée comme un espace temporel propice à l’expression du crime et du vice, le couvre-feu était annoncé, dans la plupart des grandes villes, par le tintement d’une cloche qui annonçait aux habitant.e.s qu’il était l’heure de retourner dans leurs demeures (Exbalin, 2021). Des historien.ne.s suggèrent que l’origine étymologique du terme réfère à l’obligation faite aux habitant.e.s, à partir d’une certaine heure du soir, de recouvrir tous les feux jusqu’à extinction : cette mesure visait ainsi à prévenir les incendies, à une époque où les villes étaient principalement bâties en bois. Du XIVe au XVIIIe siècle, la mesure est généralisée dans la plupart des grandes villes occidentales : on exigeait même des corporations de métiers qu’elles interdisent le travail de nuit, alors que les heures d’ouverture des tavernes et autres lieux de divertissement étaient fortement limitées. Dans un contexte où les forces de l’ordre municipales étaient moins développées que les forces de police contemporaines, le couvre-feu était donc explicitement présenté comme un mesure visant à faciliter le maintien de l’ordre public (Exbalin, 2021).

Plus près de nous, au Québec, l’imposition de tels couvre-feux dans une optique sécuritaire demeure un phénomène plutôt rare. L’historien Donald Fyson rappelle qu’un couvre-feu a été imposé à Québec en 1918, dans la foulée des émeutes de la conscription, mais que celui fût d’extrêmement courte durée (Provencher, 2021). Son homologue, Réjean Lemoine, souligne que pendant la Seconde Guerre mondiale, les villes de Québec, Montréal et Trois-Rivières ont implanté des « exercices d’obscuration », selon l’appellation de l’époque : des sirènes retentissaient à 22h, et il était demandé aux citoyen.ne.s de rentrer à leur domicile et d’éteindre leurs lumières (Provencher, 2021). L’objectif de toute cette mise en scène était de préparer les villes à d’éventuels raids allemands : en obscurcissant les villes, on rendrait ainsi la tâche plus difficile aux envahisseurs. Les deux historiens rappellent que des couvre-feux ont été imposés par les autorités municipales spécifiquement aux adolescents vers le milieu du XXe siècle, dans l’optique de combattre la délinquance associée à cette tranche d’âge (Provencher, 2021). Une mesure qui n’est pas sans rappeler le couvre-feu imposé aux jeunes de moins de 16 ans par le controversé maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, en 2004.

Somme toute, les couvre-feux ont, derrière eux, une longue histoire. Cette histoire, c’est celle des mœurs et des mentalités, mais aussi celle des technologies qui, comme nous l’avons vu ci-haut, peuvent modifier drastiquement nos vies quotidiennes. Néanmoins, il reste à souligner que l’adoption de couvre-feux généralisés ayant spécifiquement l’objectif de combattre une crise sanitaire demeure une première dans l’histoire du Québec. Cependant, on peut constater que cette association faite entre la nuit et le domaine de l’incontrôlé et du secret (pensons aux fameux « partys clandestins » que dénonçaient François Legault et Christian Dubé lors de l’adoption du premier couvre-feu en janvier 2021) s’inscrit en continuité avec une longue tradition historique : soit l’attitude différenciée des autorités publiques vis-à-vis la vie nocturne.

 

Références

Ekrich, R. Le sommeil a une histoire. Le Monde diplomatique (avril 2021)

Exbalin, A. La longue histoire du couvre-feu. L’Actualité. https://lactualite.com/societe/la-longue-histoire-du-couvre-feu/ (page consultée le 15 janvier 2022)

Melbin, M. (2017). Night as Frontier [traduction du texte original]. Culture & Conflits, 105 – 106(printemps – été 2017)

Provencher, N. (6 janvier 2021). Couvre-feu : une première depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Soleil, https://www.lesoleil.com/2021/01/06/couvre-feu-une-premiere-depuis-la-seconde-guerre-mondiale-07c1e04f206edda70de77c103c9a264f (page consultée le 16 janvier 2022)

 

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