La culture n’a pas à être rentable

Plusieurs groupes et individus ont, au cours des dernières semaines, réagi aux coupes du gouvernement Harper dans le domaine culturel. Certains, chevaleresques, ont cru bon de défendre la pertinence même de la culture (ce dont il n’est pas directement question), et d’autres ont vanté sa noblesse ou sa beauté (que nul n’est assez bête pour contester). Quelques-uns ont préféré prendre les armes de prédilection de l’ennemi pour tenter de le (con)vaincre sur son propre terrain, soit en lui présentant des chiffres séduisants sur la rentabilité économique des investissements culturels.

Toutes ces voies me semblent plutôt vaines. Seule la dernière me semble regrettable.

Argumenter sur le sort de la culture avec des gens tendancieux qui en ignorent la nature et accepter leurs prémisses faussées, c’est se condamner à souffrir leurs conclusions tordues. Consentir à considérer la culture comme une ressource économique, même pour en vanter le dynamisme, c’est déjà trop concéder. C’est se tromper non pas sur la valorisation d’un objet, mais bien sur sa nature même. Lancez (ou échappez) la culture dans le libre marché et vous la perdez; elle n’est plus diamant, la voilà déjà quartz.

Les ressources sont des moyens vers d’autres fins. La culture, elle, est une fin en soi; sa réalisation est sa propre valeur. Le libéralisme économique – qu’il n’est pas mon intention de critiquer ici – a déjà sa fin propre, quelquefois dangereusement efficace, ce qui fournit un carburant en même temps qu’un critère à tous ses mouvements: le profit. Subordonner la culture à une fin qui n’est pas la sienne, comme le profit, l’instrumentaliser, en somme, c’est l’appauvrir. Bien sûr, la culture peut être profitable si c’est tout ce qu’on trouve à lui demander – comme un terrain fertile peut aisément servir de stationnement, un livre, de sous-verre ou une bibliothèque, de hangar. Il suffit de dénaturer l’objet et de se restreindre sans se poser de questions à ne voir que ses accidents, plutôt que son essence.

Mais à quel prix fait-on cela?

Certes, un livre, étant accessoirement une plaquette de papier, protège très adéquatement une table des abus d’un verre. Mais ne peut-il que cela? Il n’y a pas ici une bête perte d’efficacité en ce qui concerne les moyens mais bien de sens, en ce qui concerne les fins. Quel est ce sens? La culture distingue, entre autres, l’homme de l’animal, comme une autre culture distingue le champ du terrain. Travestir ce terrain en stationnement, comme réduire la culture à une ressource, c’est se priver de leurs meilleurs fruits, ceux qu’ils sont les seuls à pouvoir offrir. Il ne s’agit donc pas d’une raréfaction ou d’une dilution, mais bien d’une perte; il ne pousse guère de légumes dans un stationnement.

La culture ne peut pas se comparer aux minerais ou au pétrole. Elle ne doit pas leur être comparée. Elle se distingue de ces choses comme les hommes se distinguent des marchés; la culture est la nourriture des premiers alors que la ressource est celle des seconds. La culture n’est pas seulement source de plaisir ou célébration de la beauté; elle est vecteur d’humanité. Elle fait partie de ces denrées anormales, comme l’environnement ou l’éducation, qui ne peuvent être laissées sans balises aux aléas du libre marché, le calcul de leur valeur réelle ne pouvant être réduit à celui de leur profit. Il faut parfois, malgré l’idéologie, se contraindre à intervenir.

Dans le présent débat, il ne s’agit pas, il me semble, de montrer que la culture peut être rentable; il faut plutôt s’empresser de montrer qu’elle n’a pas à l’être.

Thomas Ouellet-St-Pierre
Étudiant à la maîtrise en philosophie
 

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