Conception cyclique dans la linéarité du temps

Plus je vieillis, plus je vois le monde comme un balancier. Une grande valse entre la gauche et la droite, la dictature et la démocratie, la prison et la liberté. J’observe les bouleversements du monde du coin de l’œil pour ne pas voir le pendule qui fonce de l’autre côté. Le pendule du rembobinage qui nous ramène dans l’Histoire. Il faut croire, après tout, que nous n’avons pas besoin d’une machine pour remonter le temps.  

Par Marie Tremblay, journaliste collaboratrice

Parfois, je me demande si la mémoire collective oublie. On remplit les manuels d’histoire pour que les prochaines générations comprennent ce que nous avons vécu. Cependant, les leçons tirées ne sont pas nécessairement les bonnes. C’est une chose de les lire, c’est une autre paire de manches de les vivre. Est-il vrai que « nous apprenons de nos erreurs » ? Certaines aberrations se sont visiblement répétées, seulement différemment. Lors de certains moments de l’histoire, on aurait pu croire à un « déjà vu ». 

 

Un exemple récent est l’enjeu de l’avortement aux États-Unis. L’accès à l’avortement est difficile, et les contraintes à franchir pour bénéficier de cette procédure médicale (souvent illégale) sont dignes d’une course à obstacles. C’était le cas avant Roe v. Wade, et c’est de nouveau le cas avec le renversement du célèbre arrêt. Que s’est-il passé pour qu’on en revienne au point où nous en étions dans les années 1970? J’exagère, puisque la situation varie grandement selon les États, mais l’idée de base demeure : le pendule suit son va-et-vient. Avant la légalisation, l’avortement restait un soin nécessaire prodigué par certain.es médecins. Pour les femmes blanches aisées, il était plus facile de se faire avorter dans un autre État ou même, un autre pays. Cependant, pour les jeunes femmes provenant de milieux difficiles ou les jeunes femmes racisées, la sécurité de cet acte clandestin n’était pas assurée : les drames se déroulaient derrière des portes closes. 

 

C’est dans les années 1960 qu’une vraie mobilisation pour la légalisation de l’avortement se fait sentir. Grâce à l’arrêt Roe v. Wade, en 1973, l’avortement lors du premier trimestre de la grossesse est légalisé, partout aux États-Unis (Nesci, 2017). La décision permettait à chaque État d’ajouter des réglementations concernant la procédure. C’est ce qui a tranquillement enfoncé Roe v. Wade dans sa tombe. Les politicien.nes extrémistes ont mis en place le plus de lois possibles afin de restreindre l’accès à l’avortement. Pendant ce temps, les militant.es anti-avortement terrorisaient les femmes et le personnel soignant. Le nombre d’actes criminels est stupéfiant : huit meurtres, neuf incendies, 14 victimes de violence et je pourrais continuer ainsi (Nesci, 2017). Les pro-vie (ou devrais-je dire, anti-choix) ont mené une lutte acharnée qu’iels ont finalement gagnée. Juste comme ça, c’est tout près de 50 ans qui sont retournés dans le placard en juin dernier (Morin-Martel, 2022). La lutte pour la légalité de l’avortement doit recommencer. 

 

La situation des femmes iraniennes est un autre exemple de cet effet de balancier. Sous la monarchie absolue, les femmes ne pouvaient pas aller à l’école et elles étaient soumises à la charia (Fontaine, 2022). Cependant, lorsque le pays était gouverné par la dynastie des Pahlavi, le sort des femmes a progressé. En effet, l’éducation était désormais à leur portée et, en 1936, le port du voile a été interdit dans les lieux publics. Quelques années plus tard, les Iraniennes obtenaient le droit de vote et de divorce. En 1979, les religieux.euses extrémistes ont repris le pouvoir et la liberté dont jouissaient ces femmes, appartenant dès lors au passé (Fontaine, 2022). Aujourd’hui, après des années d’oppression, les Iraniennes sortent dans les rues accompagnées des hommes et des ainé.es. Un mouvement de solidarité incomparable a provoqué le soulèvement du peuple après la mort de Mahsa Amini. Cette dernière est décédée à la suite de son arrestation justifiée par le port inadéquat de son hijab (Fontaine, 2022). Des parallèles peuvent donc être établis entre la situation actuelle et celle d’il n’y a pas si longtemps. Ce pays se retrouve à la croisée des chemins et la suite est imprévisible. 

 

Le Québec n’est pas à l’abri d’un potentiel effet yo-yo : les mouvements radicaux germent dans l’ombre et peuvent nous exploser à la figure. Durant la campagne du premier référendum, Lise Payette, ministre de la Condition féminine, avait prononcé un discours prônant l’égalité des sexes. Cela avait enflammé un mouvement au sein des femmes au foyer fédéralistes, donnant naissance aux Yvettes (Godin, 2004). Était-ce un mouvement antiféministe? La ligne est floue. Au Québec, nous nous souvenons, mais ce ne sera probablement pas assez face à de nouvelles vagues radicales.  

 

J’écris ces propos de mon point de vue de jeune fille québécoise aisée. Pour moi, ce qui est bien, ce qui est vrai, je l’ai appris par l’éducation que j’ai reçue. À mon avis, l’avortement et l’égalité des sexes ne devraient plus être un débat. Je reconnais avoir de la difficulté à comprendre le point de vue opposé. Pour être totalement franche, je ne peux tout simplement pas envisager d’autres options comme étant valables moralement. C’est ce que je trouve fascinant : le nombre d’angles par lesquels on peut percevoir un évènement. Lorsque nous nous situons sur la plaque tournante, quelle direction prenons-nous? D’autant plus s’il s’agit d’une situation à laquelle nous avons déjà été confronté.es.  L’issue sera-t-elle la même? C’est un grand vertige qui s’installe en moi quand je songe à toutes les possibilités qui attendent le monde; toutes ces choses qui semblent acquises, mais qui peuvent rapidement nous glisser entre les doigts et, à l’inverse, tout ce que nous avons encore à gagner. 

 

Références

Fontaine, M. (2022) Comment la condition des femmes a-t-elle évolué en Iran?, https://www.geo.fr/geopolitique/de-la-revolution-constitutionnelle-a-la-mort-de-masha-amini-comment-la-condition-de-la-femme-a-t-elle-evolue-en-iran-211878.

Godin, S. (2004) Les Yvettes comme l’expression d’un féminisme fédéraliste au Québec, Mens, vol. 5, no. 1, p. 73-117. https://id.erudit.org/iderudit/1024389ar

Morin-Martel, F. (2022) Le renversement de « Roe v. Wade » suscite consternation et inquiétudes au Canada, https://www.ledevoir.com/societe/726864/la-classe-politique-canadienne-denonce-le-renversement-de-roe-v-wade.Nesci, C. (2017) Le terrorisme antiavortement aux États-Unis: Un état des lieux de la désunion sur le corps reproducteur à l’ère de Donald J. TrumpL’Homme & la Société, vol. 203-204, no. 1-2, p. 271-286. https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2017-1-page-271.htm.

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