Lire autrement

La révolution numérique des dernières décennies nous a amené.es à revoir notre rapport à la littérature et au livre papier. Des liseuses aux tablettes, de l’expansion d’Internet aux nouvelles formes de spectacularisation, la littérature s’est peu à peu émancipée du livre canonique tel qu’on l’envisage actuellement, et ce, dans une perspective d’expérimentation des médiums et des modes d’énonciation, tout en tentant de s’adapter aux nouveaux impératifs technologiques et économiques. Pendant longtemps, le support numérique était considéré comme incompatible avec le format papier, plusieurs voyant en ces changements une révolution qui annoncerait la mort du livre, rien de moins. Ce que l’on constate, en revanche, c’est davantage une coexistence des médiums, voire une relation de complémentarité contribuant à des littératures plurielles et surtout hétéroclites. Nous avons plus affaire à un décentrement du processus de création, d’édition et des modes d’appréhension qu’à un effacement d’une forme au profit d’une autre. L’hybridité de ces formes, notion clé, sera l’angle préconisé par notre survol.

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, cheffe de pupitre aux arts et William Pépin, journaliste multimédia

Que sont les arts littéraires ?

D’emblée, il convient de préciser et de définir certaines notions. Qu’entend-on par « arts littéraires » ? Et  surtout, qu’impliquent-ils ? Essentiellement, les arts littéraires regroupent autant de pratiques que de modalités exploratoires et expérimentales, constituant par le fait même une constellation de manifestations littéraires. Ces dernières, différemment situées, concernent des créations dites hybrides qui tentent d’inscrire la littérature en dehors de sa forme livresque habituelle. D’ailleurs, le fétichisme de cette forme classique semble parfois prendre racine dans une nostalgie primant sur un rapport évolutif à l’avenir et au devenir de la littérature. En résultent des œuvres inattendues qui forcent le public à reconsidérer ce qui fait d’une œuvre une œuvre littéraire. Par ces médiations, aussi variées soient-elles, les arts littéraires nous invitent à créer et recevoir des imaginaires textuels et narratifs différents. La question du support en devient tout de suite pertinente, voire centrale. Bien que ce dernier n’appelle pas de contenus spécifiques, un lien étroit se tisse entre la création de l’œuvre littéraire et le média. Il faut comprendre que, malgré tout, le support n’est pas neutre, en ceci qu’il influence la manière dont on expérimente et construit l’œuvre, notamment car elle profite de son environnement médiatique. On parlera alors des propriétés dynamiques des arts littéraires et de leurs supports, c’est-à-dire de leurs incarnations et des façons dont elles transmettent le sens de l’œuvre. D’après les travaux faits par l’organisation Littérature québécoise mobile (LQM), soit un partenariat interuniversitaire (Université du Québec à Montréal et Université Laval), ces incarnations se déclinent selon trois catégories : la spectacularisation, l’exposition et la médiatisation.

« [L]es arts littéraires désignent les pratiques littéraires où il y a la présence d’une dimension créative (excluant ainsi les pratiques de médiation et de patrimonialisation de la littérature), impliquant la publication d’un texte littéraire (au sens d’une mise à disposition publique, qu’elle soit pérenne ou éphémère – le livre étant la voie dorée empruntée depuis des siècles, d’où l’idée de s’intéresser à d’autres modalités de publication). » (Laboratoire Ex Situ, 2022, paragr. 2)

En ce sens, le chantier Nommer les arts littéraires, mené par l’équipe de Québec du partenariat LQM, a pour objectif de mieux cerner ce que sont les arts littéraires pour ainsi contribuer à leur valorisation. (Laboratoire Ex Situ, 2022, paragr. 5). La première étape consistait à produire une typologie des arts littéraires, que nous présentons à la page suivante. À noter toutefois que ce tableau fait partie d’un vaste chantier qui débouchera en second lieu sur le classement des œuvres d’arts littéraires dans une base de données pour en saisir l’évolution des pratiques au fil du temps. Ce travail témoigne, d’une part, de la complexité soulevée par l’hybridité des arts littéraires et, d’autre part, de la difficulté de catégoriser certaines œuvres qui vont forcément persister dans les angles morts typologiques, comme nous le verrons au fil des exemples convoqué.

La question du storytelling transmédiatique

Sachant qu’une œuvre d’art littéraire peut être composée de plusieurs modes d’expression et supports, nous nous sommes demandé quels procédés permettent de lier ses composantes entre elles pour constituer un tout narratif qui se tient. La question de la mise en récit, ou du storytelling si nous reprenons son penchant anglo-saxon, nous permettra de mettre en lumière les mécanismes de déploiement de plusieurs œuvres littéraires hybrides pour rendre compte de la complexité de ces créations souvent perçues comme non conventionnelles, voire illégitimes. La définition du storytelling de Christian Salmon est particulièrement éclairante, puisque selon lui, la notion «désigne […] l’espace même dans lequel [les] discours s’émettent et se transmettent, c’est-à-dire un ‘‘dispositif’’
dans lequel s’opposent ou collaborent des forces sociales et des institutions, des narrateurs et des contre narrateurs, des techniques d’encodage et de formatage, sans oublier la parole fragmentée qui palpite et se réverbère sans cesse dans la médiasphère. » (Salmon, 2009)

Les questions du dispositif et de la parole fragmentée sont cruciales dans le cas qui nous intéresse, puisqu’elles
évoquent l’agencement de plusieurs mécanismes plus ou moins autoportants. Sa définition fait le pont avec les travaux de Henry Jenkins concernant le storytelling transmédiatique en ceci qu’une oeuvre peut avant tout être la somme de plusieurs autres, et ce, en transcendant les médiums : « A transmedia story unfolds across multiple media platforms, with each new text making a distinctive and valuable contribution to the whole / Un récit transmédiatique se déploie au travers de plusieurs plateformes médiatiques, où chaque nouveau texte ajoute une contribution distincte et unique à l’ensemble (traduction libre)». (Jenkins, 2006)

Nous connaissons toustes des œuvres empruntant à cette mécanique de storytelling. Pensons à la franchise Star Wars, qui, plus qu’une saga cinématographique, s’incarne également à travers des livres, des bandes dessinées, des jeux vidéo, voire à travers d’autres produits filmiques indépendants de la saga canonique. Ces œuvres peuvent certes se présenter comme des adaptations des films originaux, mais elles peuvent aussi étendre l’univers des films pour proposer une histoire contributive à la narration globale. Jenkins prend l’exemple de The Matrix pour illustrer la pluralité des expériences qui sous-tend une oeuvre transmédiale : « The consumer who has played the game of watched the shorts will get a different experience of the movies than one who has simply had the theatrical film experience. The whole is worth more than the sum of the parts / les consommateurs ayant joué au jeu ou ayant visionné les courts métrages vivront le film différemment que celleux ayant seulement visionné le film. Le tout est plus important que la somme des parties (traduction libre)». (Jenkins, 2006)

C’est intéressant, parce que la transmédialité implique que le public est amené à faire son propre parcours au sein d’une œuvre fragmentée, aspect que l’on retrouve à travers L’île inventée de Christiane Vadnais et Barefoot Across America de Mark Baumer.

L’île inventée : le rôle du worldbuilding

L’Île inventée est le fruit d’une collaboration entre les Productions Rhizome à Québec, Arkham sur Loire à Nantes
et la Quadrature. Le projet marie littérature, arts visuels et arts littéraires numériques. Il se décline sous plusieurs formes, soit un livre, un balado et une exposition immersive à la Maison natale de Louis-Fréchette, à Lévis, avec une itération presque identique à Nantes. (Cosmogonie de l’Île inventée, 2022). Nous avons affaire à une œuvre qui brouille la frontière entre la réalité et la fiction, dont la transmédialité se traduit par deux expositions muséales, la botanique et même l’archéologie sonore. Outre une rencontre entre l’art et la science, le projet se déploie sous le thème de l’utopie et de la société idéale en se basant sur des (faux) témoignages supposément retrouvés et prenant la forme de « bulles sonores » et de fragments encyclopédiques, notamment.

« Charlotte Sémafore, véritable force de la nature, aurait péri en devenant la première personne à quitter l’île. Aux oreilles attentives, ce conte révèle bien sûr une injonction capitale transmise aux Insulaires : maintenir le milieu fermé. L’île inventée, disent les Botanistes, est pareille à un jardin que l’on conserverait sous une cloche de verre.» (Vadnais, 2022)

Le livre

Ce qui nous frappe une fois le livre en main et les premières pages parcourues, c’est l’ambiguïté auctoriale qu’entretient Christiane Vadnais. En effet, si la couverture affiche bel et bien son nom en tant qu’autrice de L’Île inventée, la page de garde, quant à elle, attribue l’auctorialité du livre à Andsie Lou, personnage à qui l’on doit les témoignages recueillis par Vadnais. Cette dernière se présente comme celle qui établit et annote la présente édition. La postface, écrite par deux explorateur.rices fictif.ves, soit Louis-Émile Grenier et Flavie Ruse, réutilise le procédé d’insertion d’éléments fictionnels dans le réel. Le mensonge est donc un élément central du projet, puisqu’il permet d’aborder la réalité par la fiction en brouillant leur frontière respective. Au passage, mentionnons que le livre est l’extension des Contes des Estuaires, où la mythologie et certains personnages de L’île inventée se recoupent.

Cette contamination du réel par la fiction n’est pas sans rappeler le post-exotisme du romancier Antoine Volodine, sorte d’univers où la logique fictionnelle et littéraire crée une cohérence et un dialogue entre la majorité de ses ouvrages. Volodine se sert lui-même de cette bannière générique pour caractériser l’ensemble de sa production, mais plus encore pour construire un monde littéraire de l’intérieur qui appartiendrait également à ce genre. L’auteur y met en scène des formes nouvelles et inventées afin de mieux établir et comprendre cette production des écrivain.es fictionnel.les post-exotiques. Ces appellations inédites servent donc non seulement à qualifier l’univers de l’œuvre mais aussi à décrire le travail de Volodine. Il y a là une autothéorisation du post-exotisme, comme les personnages définissent elleux-mêmes leur discours, leur esthétique et le cadre dans lequel iels agissent. Avec Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, la page titre renvoie à ces figures fictif.ves qui prétendent être réel.les. En outre, les personnages de l’univers post-exotique de Volodine, par cet ouvrage, prennent la parole et écrivent leur propre manifeste du post-exotisme. Le livre offre une saisie critique de la dynamique d’un monde littéraire et de sa fiction, créée par les personnages de cette même fiction. Par ces mécanismes, Volodine permet à ces voix d’écrivain.es fictionnel.les d’exister en dehors de leur monde, à la manière de Vadnais et de Andsie Lou. Les auteur.rices se jouent habilement de la séparation entre le vrai et le faux, et s’amuse à contaminer notre réalité. Tout comme dans l’œuvre de Vadnais, la démarche de Volodine sous-tend la question de l’attribution d’une autorité brouillée. Dans les deux cas, la cohérence de l’univers est justifiée grâce à des éléments qui peuvent être externes au texte lui-même. On voit bien comment L’Île inventée procède elle aussi d’un métadiscours qui, en plus de sa transmédialité, enrichit l’œuvre et vient y superposer une couche de sens supplémentaire.

De plus, la matérialité du livre est suffisamment singulière pour nous y pencher : tiré à 500 exemplaires, il est hors du circuit traditionnel des marchés éditoriaux. À la base, donc, le livre de L’Île inventée est à considérer comme un objet rare, ce qui peut d’ailleurs contribuer à l’aura de mystère qui entoure sa cosmogonie. Il est constitué de plusieurs artéfacts comme des témoignages, des « bulles sonores », des fragments encyclopédiques et des illustrations. Le livre se construit en réseau, c’est-à-dire que nous avons affaire non pas à un récit linéaire, mais bien à une œuvre littéraire composite, où les lecteur.rices sont amené.es à assembler les morceaux du puzzle par elleuxmêmes.

« Les contes sont comme les vents qui soufflent sur l’Île inventée. […] Ils fauchent, emmêlent, déracinent. Parfois, ils vous emportent même là d’où ils viennent : comme l’histoire de Suzie, dite la “Calanchée”, dont j’ai [Andsie Lou] si minutieusement suivi les traces qu’elle est devenue la mienne. » (Vadnais, 2022)

 

Le balado

Le couple d’archéologues fictif.ves présenté ci-haut est d’ailleurs mis en scène dans la série de huit balados consacrée à L’Île inventée intitulée Cosmogonie de l’Île inventée, présentée sur les ondes de CKIA FM du 12 juillet au 30 août 2022 et désormais disponible sur Spotify. Le fondateur des Productions Rhizome, Simon Dumas, y interroge les deux « personnages » interprétés par des comédien.nes en compagnie de Christiane Vadnais, dans l’objectif d’en savoir davantage sur la cosmogonie de l’île. Le balado doit être considéré comme faisant partie de l’archipel créatif de L’Île inventée, puisqu’il donne la parole à deux personnages fictifs et à leur autrice, tout le monde jouant donc le jeu de la fiction pour étendre celle-ci au-delà de la page, y compris l’animateur. De plus, chaque épisode est ponctué d’un conte lié à l’univers de l’île, contribuant à façonner l’imaginaire autour de l’œuvre par une dimension littéraire singulière qui, ici, se trouve à être médiatisée par le balado.

L’exposition

© Muséum Nantes Métropole

Jusqu’en décembre 2022, une exposition immersive est organisée à la Maison natale de Louis-Fréchette, à Lévis. Y sont présentés des illustrations, des objets et des artéfacts présents dans le livre, notamment par des installations qui permettent l’écoute de témoignages ou de contes. Une installation nommée les « passages mémoriels de l’Île inventée » nous permet d’observer la carte de l’île sur une table et d’interagir avec elle pour obtenir différentes rétroactions sonores, rétroactions qui s’incarnent également sous la forme d’extraits vidéos sur une télévision. À noter qu’une exposition similaire est présentée au Muséum de Nantes, faisant de ce projet une œuvre transatlantique, se présentant littéralement comme un « laboratoire d’hybridation ». (Exposition L’île inventée, 2022) De plus, de nombreux textes, dont des contes et des fiches de personnages, ornent les murs. Les textes littéraires exposés agissent donc en tant que lien entre les différents médiums, soit comme un pont entre le livre et ce qui se déploie matériellement en dehors de ce dernier.

La construction de ce monde fictif, son worldbuilding, est donc tributaire d’une contamination interdisciplinaire, c’està-dire que l’univers de L’Île inventée se construit à partir de plusieurs médiums et disciplines, vecteurs d’une hybridité inhérente à l’œuvre. Ainsi, plusieurs incarnations sont nécessaires pour raconter le projet, ce qui implique au passage que plusieurs portes d’entrée sont accessibles pour aborder cet univers.

Barefoot Across America : de la performativité à la performance

« My name is Mark Baumer. I am crossing America barefoot to save earth. Climate change is the greatest
threat we’ve ever faced as a civilization. A lot of scientists agree. I am not a scientist. I am a poet. I am also a regular human being. / Mon nom est Mark Baumer. Je traverse les États-Unis pieds nus pour sauver la Terre. Les changements climatiques sont la plus grande menace que nous ayons rencontrée en tant que civilisation. Beaucoup de scientifiques sont d’accord. Je ne suis pas un scientifique. Je suis un poète. Je suis également un humain comme les autres.» (Traduction libre) (Baumer, 2016)

Avec Barefoot Across America, l’activiste et militant écologiste américain Mark Baumer récupère lui aussi la notion de transamédialité. Son projet, au croisement de la marche et de la création, s’inscrit dans la logique d’acte performatif politiquement engagé, soit par « divers niveaux d’agencement d’unités de langage et d’attitude qui se vérifient de plus en plus dans la sphère sociale comme culture de revendication » (La Chance, Martel, 2013), bien que les intentions artistiques de Baumer en constituent la toile de fond. Plus concrètement, le créateur répertoriait chaque jour son parcours aux États-Unis en publiant et diffusant des entrées de vlogue sur la plateforme YouTube et/ou partageait des textes ou des images sur ses réseaux sociaux, tels Instagram, Twitter, Snapchat, Tumblr, Medium ou Facebook. Il est ainsi question d’une expérience de création liée à la marche et déployée par celle-ci. Se déroulant d’octobre 2016 à janvier 2017, l’œuvre s’est subitement achevée avec la mort de son créateur s’est fait happer par un véhicule utilitaire sport. À l’instar de L’île inventée, Barefoot Across America se déploie à partir d’une pluralité de médiums.

Lors de la journée d’étude Œuvres d’arts littéraires: comment rencontrent-elles leur public ? organisée par René Audet, Corentin Lahouste et Marie-Ève Muller le 21 octobre dernier à la Maison de la littérature, l’artiste, poète, performeur, critique, sémioticien et spécialiste en rien (pour reprendre ses mots) Yan St-Onge présentait ses réflexions quant à ce qu’il qualifie de projet-performance en se penchant sur les enjeux des œuvres transmédiales et intermédiales. En décidant de publier au fur et à mesure son expérience sur diverses plateformes, Baumer crée un lien direct entre lui, son œuvre et son public, ce qui facilite les échanges. Qu’il s’agisse de ses vidéos ou des textes et photos mises sur ses sites personnels, Baumer participe d’une sorte d’écriture en ligne, cette « littérature » mise à l’écran empruntant au journal personnel et relevant de l’extimité, sa vie réelle se fondant à sa vie publique. Des formes telles que le carnet vidéo, les récits, les fictions, les aphorismes ou la poésie parsèment et érigent peu à peu l’entreprise de Baumer, qu’il serait ainsi préférable d’aborder sous l’angle du processus et de la médiation discursive que comme objet fini. Mais quel lien avec la performance de Baumer ? Selon l’Index du performatif, elle « réalise, concrétise, fait passer de la virtualité à l’actualité quelque chose que nous reconnaissons. — La performance se situe dans un contexte à la fois culturel et situationnel » ((La Chance, Martel, 2013). Plus qu’un acte performatif, St-Onge suggère de concevoir l’entreprise de Baumer comme une performance en elle-même, en ceci que l’artiste, dans son geste de revendication écologique, ne peut échapper à sa posture de performeur, puisqu’il doit inévitablement se mettre en scène sur diverses plateformes de diffusion pour véhiculer ses idées. Nous sommes ainsi face à une littérature qui dépend de son contexte et de la mise en récit qu’elle induit.

Si l’œuvre fragmentée et la performance de Baumer permettent de construire un récit intermédial et multimodal, son morcellement et les ruptures qu’elle impose engendrent une pluralité de lectures et d’interprétations, mobilisant à nouveau la notion de storytelling. Tout comme L’Île inventée, Barefoot Across America offre aux récepteur.rices une multitude de points d’entrée : les publications ne sont pas numérotées et bon nombre d’entre se sont avérées éphémères (pensons à celles sur Snapchat, par exemple). Il n’y aurait en fait plus de règles guidant le public dans sa lecture, ce qui met en lumière le caractère désordonné et instantané inhérent à l’œuvre. Les internautes décident donc elleux-mêmes du temps accordé à l’expérience de lecture et l’ordre dans lequel iels l’abordent, ce qui leur octroie un rôle actif, les différentes couches de sens s’activant grâce à elleux.

À nouveau, la notion d’hybridité permet de mieux saisir la poétique de l’œuvre intermédiale et son esthétique fragmentaire, d’autant plus que dans le cas présent, la composante textuelle tend à s’effacer au profit de la cause défendue.

Et le livre dans tout ça?

Comme nous l’avons rapidement expliqué un peu plus haut, il y a, collectivement, tout un imaginaire de la fin du
livre ou du livre menacé qui s’est créé au fil du temps et des nouvelles pratiques, d’autant plus que la forme du livre tend à être conçue comme un dispositif conventionnel à codes fixes. Même si les arts littéraires invitent à reconsidérer la littérature en dehors du paradigme papier, le livre dans sa matérialité peut lui-même procéder d’une réactualisation des pratiques et usages littéraires, ses diverses manifestations contribuant à montrer le livre comme quelque chose d’autre que ce qu’il est habituellement. Il s’agit là d’une stratégie de défamiliarisation, voire d’étrangisation, technique artistique théorisée par les formalistes russes au début du 20e siècle et qui consiste à rendre le familier insolite, à présenter des conceptions communes sous des formes inconnues. Ce procédé opère d’un décentrement des idées reçues à l’égard d’un sujet ou d’un objet connu et considéré fixe ou immuable, dans ce cas particulier, le livre. Il n’est donc pas en lui-même totalement à évacuer. On peut en fait s’en servir pour neutraliser le dispositif et même pour procéder d’une destruction de sa fonctionnalité traditionnelle. Si le livre se veut être à la fois un espace culturel et symbolique de représentations, il peut aussi être un espace de déploiement qui nous entraîne aux frontières de ce qu’est le livre. Plus spécifiquement, Bertrand Gervais, professeur titulaire au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les arts et les littératures numériques, place ces incarnations sous l’appellation « figures du livre ». Selon lui, les figures du livre participent en effet d’une mise en scène du livre qui, de ce fait, ne se donne plus à lire, mais à voir, mobilisant notamment une dimension iconique et posant la question de la matérialité. L’attention portée à l’œuvre se place donc davantage du côté du dispositif que de celui du sens, soit d’un angle sémantique et sémiotique. De cette manière, l’accès à une partie de la signification du texte, associée à la dimension langagière, est fragilisé, voire totalement soustrait. Les figures du livre, ce sont des écrits dans lesquels la dimension iconique et visuelle prévaut sur la dimension linguistique ou symbolique
(Gervais, 2016). De plus, par l’intermédiaire des figures du livre que propose Gervais, ces utilisations singulières viennent aussi changer le rapport de manipulation au livre, qui, encore une fois, est collectivement usuel et établi. Les figures du livre engendrent ainsi un lien direct à l’exploration et à la découverte, caractère expérimental qui rejoint alors la notion d’arts littéraires. Gervais dresse à cet effet une liste des manifestations et incarnations de ces figures de livre.

Ces  livres qu’on ne peut pas lire

Le livre phagocyté

En biologie, la phagocytose correspond au processus cellulaire par lequel des microorganismes ou d’autres types de cellules sont internalisés, digérés ou détruits (Charbonnier, Sannier et Dupré, 2016). Le livre phagocyté est donc un livre dont le contenu demeure, mais où il y a un ajout, voire une forme d’envahissement et de parasitage
par d’autres éléments ou médiums. Il s’en retrouve enveloppé, englobé. On peut notamment penser au Holy Bible, projet de Adam Broomberg et Oliver Chanarin. Les créateurs se sont servis de l’Ancien Testament afin de faire des liens avec des conflits plus actuels. L’œuvre reprend ainsi le texte de la Bible, sa couverture noire classique et son titre, en y ajoutant néanmoins des photos plaquées sur le texte ou en mettant en évidence des phrases liées aux dites photographies. Les lecteur.rices ne s’attardent plus au texte : le livre est donné à regarder. Le résultat est celui d’une bible phagocytée par l’expression contemporaine de la violence.

 

Le livre vidé de son contenu

Crédits photos King Zog

La nomenclature de cette incarnation semble aller de soi et parler en elle-même. L’exemple du livre Google, Volume I en témoigne. Les créateur.rices du projet ont puisé leur inspiration au sein de la banque d’images de Google. Pour chaque mot du Oxford Dictionary, iels ont remplacé chacune des entrées par la première photographie obtenuelors de la recherche du mot par images. On se retrouve ainsi face à un dictionnaire vidé de son contenu, dévié de sa fonction première, n’ayant plus aucune fonctionnalité et accentuant le régime iconographique de l’œuvre. Il y a en effet un déplacement du langage vers l’image : le livre est toujours présent, mais il a perdu de sa dimension sémiotique usuelle.

 

Le livre augmenté

Il s’agit d’un ouvrage dans lequel une part de manipulation habituelle est maintenue, mais, comme c’est le cas de Exit Strategy de Douglas Rushkoff, il y a un appareil critique qui nous déporte dans un autre univers. Dans le cadre de cette œuvre, une trame narrative est ajoutée : 200 ans après Exit Strategy, des internautes, agissant à titre d’anthropologues, découvrent son manuscrit virtuel et l’annotent. Il s’agit ainsi d’une métafiction éditée de manière à ce que le texte soit accompagné d’un ensemble de notes écrites par des internautes au moment de sa publication sur Internet. Ces notes apportent des explications sur des détails du roman, précisions supposément rédigées 200 ans plus tard, dans le futur.

 

Le livre altéré

Ce cas de figure regroupe divers projets de nature artistique qui se servent du matériau premier qu’est le livre, que l’on soumet à des transformations de toutes sortes. Le livre altéré connaît lui aussi diverses déclinaisons.

Crédits photos Louise Paillé

Les livres-livres, par exemple, sont faits de livres porteurs et de livres déportés. Bien que découle de cette forme une certaine illisibilité en raison de la coexistence sur une même page de deux textes et de deux systèmes d’écriture, il y a une correspondance claire entre le livre porteur et le livre déporté, c’est-à-dire celui que l’on retranscrit dans la page. Comme avec les créations de Louise Paillé, il y a, avec le livre-livre, un travail fait à travers et à même le livre. Cette métamorphose du littéraire au plastique opère ainsi un déplacement et obéit à une logique de collision entre les textes, et ce, dans le but d’orienter le développement formel et conceptuel de cette pratique et de son esthétique (Gervais, 2016).

 

Crédits photo Tom Phillips

L’œuvre A Humument. A treated Victorian novel de Tom Phillips correspond quant à lui à ce que Gervais nomme livre d’artiste. Dans ce cas précis, la page est transformée en canevas que l’on réinvestit. Phillips retravaille chacune d’entre elles en les illustrant et en empruntant diverses techniques des arts plastiques, en conservant parfois certains mots à la manière d’un palimpseste afin de reconstituer un nouveau texte sur la base du texte initial. A Humument s’inscrit dans un rapport de reprise, de citation et de détournement face au texte de départ, mettant en lumière couches et superpositions. L’œuvre, s’incarnant en six éditions distinctes et uniques, reprend la logique de work in progress en s’étalant de 1966 à 2016. La dernière version est donc bien différente de la première, comme des pages furent ajoutées, enlevées ou modifiées.

 

 

 

Crédits photo Jonathan Safran

Le livre altéré comprend également le livre vidé, à ne pas confondre avec le précédent livre vidé de son contenu. Ici, il s’agit non pas d’une logique de surenchère, comme la plupart des exemples cités ci-haut, mais plutôt d’une optique de retrait. Surtout, le livre vidé va bien au-delà du simple effacement des mots : on le vide de la page elle-même. On peut penser à Tree of Codes de Jonathan Safran Foer, où la page est déblanchie en en retirant des parties à l’aide d’un couteau à lame rétractable. On fonctionne par coupures et extractions. Cette pratique particulière construit un imaginaire littéraire privé dans lequel il y a un ou des textes fondateurs. D’ailleurs, en observant le livre et en tournant les pages, le retrait induit une impression de flottement des mots (Gervais, 2016). C’est tout un travail de réappropriation.

 

Crédits photo Thomas Allen

Finalement, le livre matériau peut devenir, de son côté, une source d’image. On se servira du livre comme matériau pour créer et faire de l’art, des sculptures, par exemple, de sorte qu’il y ait une insertion du texte dans un système sémiotique second. Cette forme implique aussi tout un travail de photographie de l’œuvre, la pratique artistique s’éloignant du littéraire, voire s’en détachant entièrement. On soulève, au passage, le travail de Thomas Allen, qui utilise des livres de poche comme matériau. Ce dernier y découpe des images, pour ensuite les recoller sur le livre et donner au papier des angles spécifiques afin que lesdites images aient l’air de sortir du livre. Cela ressemble d’ailleurs étrangement aux cartes d’anniversaire ayant un contenu en trois dimensions lorsqu’on les ouvre.

 

Concrètement, ça se trouve où des arts littéraires au Québec?

En présentant les arts littéraires et leur hybridité avec un ton parfois un peu théorique, le risque était grand de faire l’impasse sur un aspect de leur incarnation qui nous semble crucial, soit leur déploiement concret dans la sphère culturelle québécoise. Nous voulions donc consacrer une partie conséquente de notre texte à la présentation de certaines initiatives culturelles innovantes. Le dénominateur commun de ces initiatives est la volonté de démocratiser la parole littéraire, de pluraliser les voix et de rendre possible la mise en œuvre d’un réseau littéraire éclaté et nouveau. Cette liste est d’ailleurs non-exhaustive, puisque nous aurions pu tout aussi bien citer le Tremplin d’actualisation de poésie (TAP), le festival Québec en toutes lettres ou encore le collectif Le Bestiaire.

RAPAIL

Le Réseau des arts de la parole et des arts et initiatives littéraires (RAPAIL) est un projet démarré en novembre 2020 et dont la mission est de rassembler les différentes initiatives artistiques autour des arts littéraires et des arts de la parole. Le RAPAIL se présente comme un réseau de contacts, où les artistes sont amené.es à échanger sur leurs pratiques et à contribuer à des actions communes dans l’objectif de valoriser et de légitimer ces formes d’arts nouvelles.

Pavillons

Pavillons est une plateforme où les auteur.rices sont invité.es à soumettre leurs projets de créations littéraires sous forme de feuilleton numérique. L’un des objectifs de la plateforme est d’assurer une meilleure rémunération des artistes, notamment à l’aide d’une formule d’abonnement par projet. C’est un bon exemple d’initiative culturelle qui tente de s’affranchir des instances éditoriales traditionnelles pour proposer une nouvelle manière d’envisager les modes de distributions et de diffusion de la littérature québécoise.

Maison de la littérature

Faisant partie du réseau de la Bibliothèque de Québec, la Maison de la littérature est constituée d’une bibliothèque publique, de cabinets d’écriture, d’un atelier de BD, d’un studio de création, d’une résidence d’écrivain.es et d’une scène littéraire (Maison de la littérature, 2022, paragra. 1). C’est un lieu culturel majeur dans la ville de Québec, puisque tout au long de l’année, des dizaines d’événements y ont lieu, comme des expositions, des ateliers, des conférences et des discussions.

Spoken Word Québec 

Spoken Word Québec est une initiative qui a pour mission de démocratiser la parole littéraire dans la ville de Québec, notamment par le biais de performances littéraires et musicales, le tout dans une perspective d’ouverture, de partage et d’initiation au spoken word.

La Charpente des fauves

Le terme le plus approprié pour définir le projet de la Charpente des fauves est sans doute celui de spontanéité.
L’idée est de promouvoir des artistes multidisciplinaires aux visions marginales et innovatrices et de créer des espaces de création adéquats pour les accueillir, toujours dans une perspective exploratoire. Plusieurs espaces sont d’ailleurs disponibles à la location et une première édition du Fauve mag, une revue indépendante, a été publiée au printemps dernier.

Le Collectif RAMEN

Les initiatives du Collectif RAMEN sont nombreuses : édition de fanzines, élaboration d’ateliers de création, organisation de spectacles littéraires, soirées de micro ouvert… l’objectif du collectif est avant tout de rendre accessible la poésie par l’intermédiaire de diverses activités et happenings.

Caniches | Contours poésie

Au printemps dernier s’est déroulée la première édition du festival en arts littéraires Caniches, mis sur pied par
l’organisme Contours. Y étaient abordées plusieurs sphères constitutives des arts littéraires, comme la vidéopoésie et l’édition alternative par le biais des zines, notamment.

Atelier Le Pieu

L’atelier Le Pieu est un projet d’édition alternative ayant vu le jour dans la dernière année, conçu dans l’idée de rendre plus accessible la réalisation de projets par la relève en arts littéraires. Le projet a été élaboré par le collectif La Fatigue en collaboration avec le collectif Le Bestiaire, un ensemble de créateur.rices spécialisé.es dans l’autoédition et la confection de zines. Leur objectif est d’accueillir des créateur.rices dans un studio indépendant au cœur du quartier Limoilou, afin d’offrir des formations quant à l’utilisation d’équipements spécialisés tout en offrant un espace de création adéquat.

Conclusion

Malgré notre survol (certes parfois plutôt dense) des arts littéraires, un angle mort, un malaise persiste, que nous
pourrions formuler de la manière suivante : qu’est-ce qu’un texte littéraire ? Quelle valeur littéraire pouvons-nous accorder à un texte qui, a priori, s’incarne en dehors de la page ? D’aucun.es pourraient juger que la littérature est avant tout un travail sur la langue, qu’un texte littéraire doit s’autosuffire indépendamment de son dispositif, mais qu’en est-il dans les faits ? Pourrions-nous, par exemple, considérer comme littéraire certains graffitis ornant les murs de la Basse-Ville de Québec ? Selon nous, c’est une question à double tranchant, puisqu’elle implique forcément l’idée de tri, le fait d’exclure certaines formes littéraires pourtant légitimes, la ligne entre adaptation et incarnation singulière se faisant de plus en plus mince.

 

Références

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