[Opinion] L’AUTOÉDITION : MYTHES ET MARGINALISATION

De plus en plus populaire de nos jours dans le monde littéraire, l’autoédition est un mode de publication où, contrairement à l’édition dite traditionnelle — c’est-à-dire via l’intermédiaire d’une maison d’édition —, l’auteur ou l’autrice prend en charge lui-même toutes les étapes de la publication de ses livres et en assume entièrement les frais.

Par Sebastián Ibarra-Gutiérrez, journaliste collaborateur

Devenue aujourd’hui une alternative se voulant plus démocratique, l’autoédition a bénéficié du développement de nouvelles technologies d’impression ainsi que de plateformes numériques ayant rendu le processus plus accessible et, en même temps, moins dispendieux pour les auteurs. Or, bien que l’autoédition puisse servir, en principe, à donner une voix à davantage de gens issus des communautés marginalisées et/ou minoritaires, dès qu’un auteur n’a pas le sceau d’une maison d’édition derrière lui, les réticences se font sentir. On pourrait penser à tort que, puisqu’il n’y a pas eu une équipe derrière la publication, il n’y a aucune garantie relativement à la qualité de l’œuvre. Si cela peut s’avérer pour quelques publications, chaque écrivain.e est un cas différent et, par conséquent, on ne doit pas généraliser. D’autre part, il existe aussi, occasionnellement, des vices dans l’édition traditionnelle qui font en sorte qu’un auteur ou une autrice se fasse publier pour des raisons parfois douteuses en dépit de la qualité, comme les ventes escomptées d’un livre potentiel, les influences personnelles, ou encore une appartenance à certains groupes. D’ailleurs, il n’en reste pas moins que plusieurs écrivain.es autoédité.es engagent des services de révision linguistique, de mise en page et de correction avant d’envoyer leurs manuscrits à l’imprimerie, et que les livres qui en résultent n’ont rien à envier à ceux qui sont publiés par les maisons d’édition, en tout cas du point de vue de la finition et de la reliure.

L’autoédition peut être un choix délibéré et bien réfléchi, soit pour avoir la liberté de faire un livre comme on veut, soit pour des projets d’avant-garde ou expérimentaux qui seraient difficilement acceptés par les maisons d’édition. Mais l’autoédition se présente également comme une option valide pour ceux et celles qui se rebellent contre une structure qu’ils ou elles considèrent désuète et injuste. Malheureusement, dans l’édition traditionnelle, les créateurs se trouvent habituellement à être le dernier chaînon d’un système complexe, commercial et aux pratiques abusives qui, paradoxalement, ne pourrait exister sans les écrivain.es. En effet, au moment de faire affaire avec une maison d’édition, un auteur ou une autrice doit constamment négocier l’à-valoir de son travail intellectuel et, qui plus est, porter une attention particulière à la cession des droits d’auteur, car il n’est pas rare que, suite à la signature d’un contrat aux clauses nébuleuses, il ou elle cède les droits de traduction ou d’adaptation audiovisuelle de son œuvre. De surcroît, sachant que, pour la grande majorité des cas, un auteur ou une autrice qui publie de manière traditionnelle ne touche qu’un faible 10% du prix de vente de ses livres — le 90% restant étant réparti, le plus souvent, entre le libraire (40%), l’éditeur (30%) et le distributeur (20%) —, l’autoédition peut alors paraître une option intéressante pour augmenter ses revenus.

Cependant, pour beaucoup, l’autoédition n’est pas nécessairement un choix mais plutôt l’une des rares manières de faire entendre leurs voix. Il se peut que la plupart des Québécois.es ignorent — et avec raison, car on ne peut pas forcément être au courant de toutes les démarches administratives qu’un.e immigrant.e doit entreprendre ainsi que des délais associés — que le milieu de l’édition traditionnelle, souvent, n’accorde pas la même place à tous et à toutes les écrivain.es. En parcourant les sites internet des maisons d’édition locales, on constate que certaines affichent effectivement des messages comme « pour des raisons administratives et logistiques, nous n’acceptons pas les projets d’auteurs domiciliés hors du Canada ou qui ne seraient ni résidents permanents ni citoyens canadiens », « si vous avez la nationalité canadienne, vous pouvez nous faire parvenir votre manuscrit » ou encore « il nous est malheureusement impossible de publier des auteurs étrangers sauf dans le cas d’une coédition ». Ainsi, les étudiant.es étrangers et étrangères, les travailleurs et travailleuses temporaires et les demandeurs d’asile se retrouvent automatiquement marginalisé.es, même s’il s’agit de personnes dont le statut légal est en règle et qui contribuent, depuis plusieurs années pour quelques-un.es, à enrichir, à diversifier et à rendre plus dynamiques les vies culturelle et économiques du pays.

Mais les préjugés ont la vie dure, et l’autoédition n’y fait pas exception. Le statu quo est alors à l’origine d’un cercle vicieux, et d’autres marginalisations en découlent. Car, outre l’exclusion d’un réseau qui peine à accepter, à intégrer et à diffuser les auteurs et autrices indépendant.es, injustement classé.es comme non-professionnel.les, un.e écrivain.e autoédité.e se voit habituellement dans l’impossibilité de postuler à la plupart des prix littéraires, des bourses ou des résidences de création lorsque les critères d’admissibilité lui imposent d’avoir au moins une publication chez un éditeur reconnu. En fait, dans la majorité des cas lorsqu’il s’agit des concours, seules les maisons d’édition peuvent proposer les candidatures des livres. Il serait pourtant logique d’espérer que l’évaluation d’un dossier comme un tout, y compris la qualité et la profondeur des publications des candidats, vienne justement du jury du concours en question, qui se doit d’être spécialisé et impartial. De plus, dans un tel contexte de stigmatisation, les auteurs et autrices autoédité.es ont continuellement de la difficulté à placer leurs livres en librairie et rarissimes sont les titres indépendants qui se font critiquer par les libraires ou par d’autres acteurs importants dans le milieu.

Or, il ne faut pas oublier que la santé d’un milieu littéraire est fondée sur l’inclusion de toutes les voix, effervescentes, afin de stimuler les échanges et les idées, les collaborations et les débats. D’autant plus que, selon les tendances actuelles, le marché mondial de l’édition du livre est contrôlé par des groupes éditoriaux internationaux constituant un oligopole très lucratif. Une sensibilisation aux problèmes de la sous-représentation des voix littéraires ainsi que la modification d’un bon nombre de pratiques favorisant la marginalisation littéraire s’imposent. Et les auteurs et autrices autoédité.es ont sûrement leur mot à dire.

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