Photo : Danika Valade

Aujourd’hui, les téléphones intelligents et les courriels permettent un contact constant entre salariés et employeurs, tandis que le travail à distance est devenu chose commune. Malgré les retombées que ces avancées peuvent avoir sur le plan de la productivité et de la flexibilité, certains critiquent ardemment cette connexion illimitée.

Dans cette même optique, la ministre française du Travail, Myriam El Khomri, propose d’intégrer un « droit à la déconnexion » dans sa refonte du Code du travail.

L’article 25 du projet de loi, déposé fin mars, obligerait les entreprises à encadrer l’usage des outils numériques dans leurs négociations collectives, dans le but « de garantir l’effectivité du droit au repos [et aux congés] ». Le droit à la déconnexion voudrait alors permettre aux travailleurs de refuser de répondre aux appels et courriels professionnels en dehors de leurs heures habituelles de travail. Il s’agit ici d’un rare point sur lequel le mouvement syndical semble être d’accord pour ce qui est d’une réforme pour le moins controversée.

L’introduction de cette nouvelle disposition fait suite aux recommandations d’un rapport déposé en septembre 2015 par Bruno Mettling, directeur des ressources humaines de la firme Orange. Selon lui, « la révolution numérique implique un changement de paradigme dans le monde du travail ». D’ailleurs, ses propositions se reflètent dans le titre II du projet de loi, qui cherche à dynamiser le marché du travail pour réduire le chômage structurel en France.

Certaines compagnies ont déjà emboîté le pas pour accorder ce « droit à la déconnexion » à leurs employés. C’est le cas, notamment, du géant automobile Volkswagen, qui offre de ne pas contacter ses employés sur leurs téléphones de travail entre 18h15 et 7h le lendemain, d’après le rapport Mettling.

Là où la loi innove, c’est qu’elle contraindrait toutes les entreprises du pays à faire ainsi, sans nécessairement spécifier la nature ou l’étendue de la déconnexion requise. Pour les firmes de plus de 300 employés, il serait exigé qu’on adopte une charte d’entreprise à cet effet.

Changer notre conception du travail

Serait-ce envisageable de copier l’initiative des cousins français ici au Québec? Anne-Marie Laflamme, professeure en droit du travail à l’Université Laval ne le croit pas. « L’objectif [de la loi française] est louable, mais je ne suis pas sûre que le moyen choisi soit le bon, explique t-elle. Il existe d’autres moyens de régler les difficultés sous-jacentes [à la déconnexion], qui sont plutôt liées à la charge de travail et à la rémunération. »

Il faudrait plutôt rémunérer le travail effectué hors du temps et des lieux habituels et alléger la charge de travail. Elle cite l’exemple de BMW, qui, à l’inverse de Volkswagen, a décidé de rémunérer les heures supplémentaires de ceux qui se voient obliger de répondre aux courriels en dehors des heures régulières.

Selon elle, il faudrait plutôt changer les conceptions « désuètes » de lieu et temps de travail pour s’adapter à la réalité actuelle.

« Une belle usine carrée, les gens qui poinçonnent à l’entrée et à la sortie, ce n’est pas compliqué. Mais on a dépassé ça, on n’est plus là. Le lieu de travail n’existe plus dans bien des secteurs. On considère qu’un travailleur peut être payé trois heures s’il se rend sur son lieu de travail, mais s’il doit attendre un appel chez lui, il n’est pas nécessairement rémunéré. C’est pareil pour le temps de travail. Notre étalon de mesure de la valeur du travail, c’est le temps. On est payés à taux horaire. Il faut s’ouvrir à une nouvelle manière d’évaluer le travail, soit une rémunération fondée sur les résultats, en laissant plus de flexibilité aux employés pour atteindre ces résultats. »

La professeure souligne également l’effet traître que peuvent avoir les outils numériques sur la vie privée et la conciliation travail-famille. « C’est beau de pouvoir finir à cinq heures, mais si c’est pour arriver à la maison pour retourner travailler sur l’ordinateur, l’objectif n’est pas atteint. » Alors qu’ils sont censés offrir une plus grande flexibilité aux salariés, les appareils électroniques peuvent au contraire devenir une contrainte additionnelle.

Faute d’une intervention législative claire à cet effet, les tribunaux québécois pourraient constituer un rempart pour les travailleurs submergés par leurs courriels. En 2005, la Cour d’appel avait déclaré que l’obligation de travailler à domicile imposée à ses employés par un Centre jeunesse constituait une atteinte au droit à la vie privée, accueillant les prétentions du syndicat.

Il reste à voir comment il serait possible d’étendre cette protection pour favoriser une déconnexion, qui reste plus difficile à mesurer et contrôler. De plus, il sera question d’évaluer la possibilité qu’un travailleur renonce à son droit à la vie privée, préférant la flexibilité que lui offrent les outils numériques.

Surcharge psychologique

Ce qui a sonné l’alarme du gouvernement français, c’est l’augmentation des cas d’épuisement professionnel au fil des ans, rapportée par la firme Technologia. En 2012, un sondage d’Ipsos Reid avait reconnu un fléau similaire au Québec, alors que le pourcentage des cas d’absentéisme liés à la maladie mentale avoisinait les 60 %. Le phénomène, mieux connu sous le nom de burn-out, aurait non seulement un impact sur la vie personnelle du travailleur, mais il ferait aussi chuter la productivité des entreprises, et menacerait le bon fonctionnement des régimes de santé et sécurité au travail.

« [L’hyperconnectivité] constitue certainement une menace à la santé mentale des travailleurs. C’est encore plus une menace si on n’a pas l’autonomie pour gérer l’information et si les attentes sont trop élevées », exprime la professeure, qui croit que le problème doit être envisagé dans une perspective plus large, en examinant le déséquilibre entre les exigences du travail, d’une part, et l’autonomie, la reconnaissance et le soutien disponibles, d’autre part.

Elle préfère le modèle belge, qui impose aux employeurs d’évaluer la charge psychosociale occasionnée par le travail afin de prévenir les risques à la santé des travailleurs. « Leur loi sur le bien-être met l’accent sur les risques psychologiques du travail, [ce qu’on ne fait pas au Québec]. »

Au final, le virage français s’inscrirait dans un contexte plus général de protection de la santé mentale des travailleurs.

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