© Vincent Thibault

Salades et tisanes : saveurs et médecines hors des commerces

Le printemps défait le sol de son manteau blanc et l’innonde d’un soleil généreux, c’est la meilleure des grasses matinées. Dans la forêt, c’est la saison où le parterre est le plus exposé à la lumière, avant que les arbres gourmands ne la retiennent dans leur feuillage. Par le temps que les géants verdissent, le sol grouille déjà de petits végétaux qui dressent l’échine, pressés de vivre, premières taches éclatantes dans le monochrome de bruns. Pour le.a cueilleur.euse, le printemps annonce le retour de l’abondance.

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

Le.a cueilleur.euse ira récolter les têtes de violon, les racines de bardane, la sève du bouleau, le tussilage, les pousses de sapin. Bien que l’épicerie donne accès à tout le nécessaire pour se nourrir, on peut avoir envie de sortir des allées aux produits qui semblent exempts de saisonnalité pour moult raisons. Pour moi, la cueillette est une façon de se déposer, de prendre le temps d’observer et de suivre un rythme plus grand que soi. Généralement, on considère cette pratique comme un complément à l’alimentation : c’est le pourpier qui met du croquant au sandwich, la gelée de cèdre qui accompagne le fromage, le poivre des dunes qui goûte l’ici plutôt que l’ailleurs. La forêt est aussi une pharmacie naturelle dont le savoir n’est plus aussi commun qu’il l’a déjà été – il y a de quoi soigner beaucoup de maux, les herboristes et aîné.es en savent quelque chose. La cueillette m’apparaît comme un acte engagé – c’est s’attacher à un lieu et le respecter pour faire partie de celleux qui assurent sa pérennité. Pérennité des paysages, des écosystèmes, de la biodiversité, des sols… de la santé globale de l’endroit. 

De la ville à la forêt, il y a trésors à dénicher. Il faut simplement garder en tête les contaminants potentiels des endroits où l’on cueille. Ainsi, il vaut mieux ne pas cueillir la quenouille qui pousse près d’un rejet d’eaux usées, étant une plante filtrante.

le printemps citadin
guetter la débâcle des toitures en marchant sur les trottoirs
où les souliers crissent sur la garnotte d’une carrière entière
les visages-tournesols s’ouvrent après les carences, 
heureux du retour du chant des rivières
                                                          canalisées dans les gouttières
© Vincent Thibault

Professionnalisation d’une pratique

On peut associer les changements dans les habitudes de cueillette à la configuration sociale actuelle; le modèle agricole qui s’impose à la moitié du 20e siècle fait passer l’agriculture de subsistance (familiale, pour la consommation personnelle) à l’agriculture productiviste (industrielle et marchande) (Doucet, 2020). Ces gens qui cueillaient complémentairement à l’agriculture délaissent la pratique, puisque c’est désormais incompatible avec leur profession. Pinton, Julliand et Lescure (2015) s’intéressent à cette pratique devenue plus marginale, et observent un changement chez les cueilleur.euses : ce sont maintenant beaucoup de néo-ruraux.ales qui revisitent ce patrimoine culturel ayant un pied dans les oubliettes, attiré.es par l’usage populaire des végétaux. Le portrait français diffère certainement de celui du Québec, mais je lis dans leurs propos beaucoup de similitudes avec ce que j’observe ici. Les plantes sauvages ont eu un regain de popularité, mais la cueillette se trouve dans un flou de gestion. En effet, l’offre en produits sauvages a augmenté dans les dernières années, et il y a lieu de se questionner quant à l’éthique de travail.

En France, l’encadrement a partiellement été assumé par l’Association Française des professionnels de la Cueillette de plantes sauvages (AFC), qui a créé un guide des bonnes pratiques. Ce qui est intéressant, c’est que l’association est composée de cueilleur.euses et que le guide combine leur savoir d’usage et leur sensibilité à l’environnement. Ladite sensibilité étant pour certain.es strictement liée à la durabilité de leur travail, qui est directement impactée par une mauvaise gestion des ressources, mais pour d’autres elle incarne littéralement la cueillette. Dans tous les cas, cette approche est tout le contraire du modèle qui a été adopté en agriculture, soit une gestion étatique top-down productiviste dont nous avons hérité, et qui a mis à mal les pratiques agricoles traditionnelles. L’initiative de l’AFC est ainsi d’une grande pertinence pour la préservation des savoirs : « il s’agit pour les cueilleurs de retrouver (ou ne pas perdre) ce dont a été privé l’agriculteur en se professionnalisant, c’est-à-dire une proximité avec les processus naturels au profit d’un savoir savant et technique venu d’en haut. » (Pinton et al., 2019, p. 9)

bpmm. (2012, 3 août). Dune marchand : Argousier. [photographie] Flickr

Cueillette au Québec

Antoine Taillon, qui a étudié en agronomie à l’Université Laval et qui pratique actuellement en agroforesterie, me décrit les trois types de cueilleur.euses professionnel.les au Québec. Il y a d’abord celleux qui cueillent sur les terres publiques. Leur terrain de jeu est immense; iels peuvent y circuler et y cueillir librement, et c’est cette liberté qu’iels recherchent. 

Björn S. (2016, 9 octobre). Chicken-of-the-woods – Laetiporus sulphureus. [photographie] Flickr
Il y a ensuite les cueilleur.euses paysan.nes, qui créent de bonnes relations avec des propriétaires de terres privées de leur région afin de cueillir et entretenir les talles qui s’y trouvent et qui ne sont pas utilisées. Le milieu en bénéficie puisqu’il est sous l’œil attentif de quelqu’un qui a à cœur sa santé, et les ententes entre voisin.nes solidifient des liens de confiance. 

Enfin, Antoine nomme les fermier.ères forestier.ères, bien qu’iels débordent de la seule cueillette sauvage. En effet, ces dernier.ères portent une attention particulière à leur forêt afin de bien la comprendre et d’en optimiser l’abondance. Iels y feront donc des aménagements particuliers pour développer la croissance d’espèces adaptées à l’écosystème, qu’iels cueillent pour la consommation humaine. Antoine affirme que la clef pour développer le potentiel unique de chaque forêt repose sur l’harmonie entre le savoir-faire du.de la fermier.ère forestier.ère ainsi que sa sensibilité aux caractéristiques de cet espace. En grand mycophage, Antoine voit un intérêt à faire pousser dans les forêts qui l’entourent une sélection de champignons comestibles qui y sont appropriés. Les champignons sont des vivants qui, souvent, fructifient très rapidement et vieillissent tout aussi vite, il s’avère donc utile d’avoir des talles près de chez soi afin de les cueillir à leur meilleur. Pour celleux qui ne sont pas des cueilleur.euses de profession, cette pratique permet par ailleurs d’augmenter le volume de la récolte pour en faire un revenu d’appoint (ou pour en faire don à des ami.es!).

Premiers pas

S’enthousiasmer à l’idée de croiser des chanterelles lors d’une marche, ce n’est pas forcément naturel pour chacun.e d’entre nous. Moi, on m’a enseigné une nature dangereuse et indigeste hors des vergers et des fraisières. On m’a fait jouer à arracher toutes les « mauvaises herbes » d’une pelouse pour que celle-ci rayonne par son uniformité. Et surtout, on m’a fait promettre de ne jamais au grand jamais toucher à un champignon, sans quoi je risquerais une mort brutale.

Je me souviens de la première fois que j’ai mangé une fleur. Je devais avoir 7 ou 8 ans, c’était chez mes deuxièmes voisin.es. Je n’y croyais pas, que ça se mangeait, et j’ai regardé les autres faire avant de timidement mettre la mienne sous la dent. Est-ce que je vais m’empoisonner ? Ni décès ni indigestion n’ont été déclarés sur ma rue ce jour-là, la violette est bien comestible. (Note : ceci n’est pas une invitation à croquer n’importe quelle fleur.)

J’ai vieilli et je me suis mise à aimer le plein-air. J’ai aimé monter des montagnes pour les grands paysages verts d’arbres et bleus de lacs. Puis la montée est devenue moins une course au point de vue qu’une expérience entière : j’ai aimé toucher la mousse moelleuse, observer les dessins des lichens, être surprise de trouver des framboises, et être fière de distinguer l’aulne crispé de l’aulne rugueux. J’ai aimé trouver le grandiose dans le minuscule.

Apprendre à reconnaître les plantes, apprendre leurs propriétés, apprendre quelles parties sont intéressantes à consommer et comment, apprendre à les conserver. Le chemin est long avant d’avoir un répertoire mental fourni, mais il en vaut la peine. On y va une plante à la fois, on s’assure d’être certain.e de ce qu’on identifie, on s’outille et on fait valider nos hypothèses, on se fie à tous ses sens. La cueillette demande de distinguer les essences d’arbres, les sol compacts par rapport aux sols meubles, bref, elle demande d’être attentif.ve à un milieu dans son ensemble, car c’est tout ce milieu qui fait partie de l’identification d’une plante, qui elle-même comprend des sections à délimiter. Feuilles, boutons floraux, tiges, fleurs, tubercules, fruits, racines, chatons, graines : les plantes peuvent présenter de l’intérêt de la tête au pied, parfois à l’année longue, parfois à des moments précis dans lesquels on doit les attraper. C’est un monde qui peut sembler intimidant et infini, mais il se laisse amadouer lorsqu’on s’arme de patience. 

© Vincent Thibault

Amours et devoirs

L’humain qui cueille doit penser aux animaux qui prisent les mêmes délices. Après avoir réfléchi à sa propre consommation pour limiter sa récolte au nécessaire, on m’a enseigné la règle des tiers : un pour moi, un pour le prochain (vraisemblablement animal) et un pour la régénération de la plante. Ce n’est cependant pas un absolu – plusieurs plantes requièrent de plus grandes précautions. C’est donc dire que si certaines espèces, comme le pissenlit, sont abondantes, d’autres ont un statut plus précaire et font l’objet d’une protection totale ou partielle. Le ginseng à cinq folioles ou l’ail des bois, par exemple, ont un historique de cueillette intense, en plus d’avoir un cycle de reproduction particulièrement long, ce qui les a placés en situation de précarité aujourd’hui. Le.a cueilleur.euse, qu’iel soit amateur.rice ou professionnel.le, se doit ainsi de consulter et de respecter le Règlement sur les espèces floristiques menacées ou vulnérables et leurs habitats. Si ce n’est pas par respect du caractère sacré du territoire, ce sera à tout le moins pour profiter longuement des merveilles qu’offre la forêt qu’il est du devoir du.de la cueilleur.euse d’appliquer les dispositions nécessaires à son bien-être.

Björn S. (2017, 17 décembre) Cladonia rangiferina. [photographie] Flickr
Les cueilleur.euses que je connais aiment sortir cueillir pour mille et une raisons. Le sentiment de proximité avec l’environnement, l’émerveillement devant la diversité de saveurs, la curiosité pour le territoire et ce qu’il recèle, la satisfaction de manger et de partager des choses que l’on a soi-même cueillies, le temps passé en forêt seul.e ou accompagné.e, l’excitation liée à ne pas savoir sur quoi on va tomber, le désir d’autonomisation, la connexion avec sa culture… Ces personnes cueillent toutes dans des contextes différents, mais l’affection pour la pratique est convergente dans les discours. Chez moi, j’adore offrir des tisanes de plantes que j’ai moi-même cueillies – pour le sommeil, pour les crampes menstruelles, pour la digestion, pour le rhume… il y en a pour tout, ne serait-ce qu’un bon breuvage chaud à partager. D’autres affectionnent les grandes tablées qui rassemblent autour des cueillettes pour en faire des festins. Mais attention : entre le partage des connaissances et des aliments et le partage de la localisation des talles, il y a un grand pas ! N’a pas accès à ces secrets bien gardés n’importe qui !

C’est sous les tilleuls qu’on fait les rêves les plus doux
Si tu tombes sur une morille, c’est parce que c’est elle qui t’a trouvé.e
Le plantain a suivi les pas des blanc.hes, la plante s’enracinant partout où iels posaient les pieds ici

Tant de dictons qui rappellent que l’usage des plantes appartient à notre patrimoine culturel depuis fort longtemps, et qui donnent envie d’en cultiver la mémoire. La cueillette, professionnelle ou pas, permet une belle proximité avec la nature et lui révèle un nouveau visage. L’ortie ne semble plus malicieuse, les hémérocalles paraissent plus intéressantes, et le désir de les soigner, elles et toutes les autres, s’en trouve grandi.

Monteregina, N. (2012, 22 octobre). Turkey tail – Queue-de-dindon sauvage. [photographie] Flickr

Références

Doucet, C. (2020). Le modèle agricole territorial. Nouveaux rapports entre agriculture, société et territoire. Presses de l’Université du Québec, 152 p.

Julliand, C., Pinton, F., Garreta, R., Lescure, J.-P. (2019) Normaliser le sauvage : l’expérience française des cueilleurs professionnels. EchoGéo, 47. DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.16987

Pinton, F., Julliand, C., Lescure, J.-P. (2015). Le producteur-cueilleur, un acteur de l’interstice ? Anthropology of Food, 11. DOI: https://doi.org/10.4000/aof.7902



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