Photo : Élia Barbotin

Noël dans le rouge ? : autopsie d’un phénomène

À l’approche de Noël, il est toujours important de souligner dans l’espace public la question de l’endettement des ménages. Une étude plus détaillée des différentes données disponibles tend toutefois vers un constat moins alarmiste et plus nuancé que le récit officiel. Discussion avec le spécialiste de l’endettement au Canada entre 1999 et 2012, Mathieu Lizotte

 « L’endettement, c’est d’abord un discours alarmiste sur l’endettement, prévient le docteur en sociologie qui complète actuellement des études post-doctorales en France. Il y a une grande part d’incompréhension qui vient du mythe de la vertu économique perdue, cette idée selon laquelle l’augmentation de l’endettement des ménages est liée à un manque de discipline économique. »

Pour lui, cette approche est erronée, en raison du glissement trop facile entre endettement et appauvrissement. « L’hypothèque demeure l’investissement principal pour la majorité des canadiens. Sa démocratisation au XXe siècle est un de nos plus grands acquis. On met beaucoup l’accent sur le profit des banques et le taux d’intérêt, mais la majorité des dettes au Canada mènent en fait à l’enrichissement général. »

D’un côté, une certaine gauche cadre son discours contre « le méchant capital » et le profit des banques tandis qu’à droite, on blâme plutôt « les comportements irrationnels des classes moyennes et populaires. » Dans les deux cas, on s’intéresse peu aux possibilités qu’offre le crédit pour les personnes, et à une analyse segmentée de l’endettement.

« En dépit du profit des banques, l’hypothèque permet une épargne », poursuit-il, en soulignant que l’habitation locative représente des milliers de dollars pour lesquels on n’obtient aucun retour. « En empruntant pour devenir propriétaire, on se retrouve avec la différence en patrimoine. C’est majeur. »

« On n’aime pas les banques, on n’aime pas l’idée qu’ils fassent un profit sur notre dos et on n’aime pas les paiements d’intérêts. Ce qu’il faut garder en tête, c’est que les taux d’intérêts sont loin d’être usuriers. Avant, les débiteurs avaient très peu de protection, et pouvaient être surendettés de manière chronique. Le surendettement existe et demeure un problème, mais n’est pas à ce point flagrant », nuance Mathieu Lizotte.

 Le crédit est un outil qui « offre d’énormes avantages » tout en posant « de nombreux risques ». À l’image de tous phénomènes sociaux structurels, celui-ci est à la fois « une liberté et une contrainte. » Lorsque bien utilisé, comme c’est le cas au Canada et au Québec selon Lizotte, il s’agit d’une manière pour les personnes d’augmenter leur patrimoine. Au pays en 2012, 88% du total des dettes des ménages était d’ordre hypothécaire. Le crédit à la consommation représente une part minime de l’endettement, est n’est surtout pas disponible pour tout le monde.

« Le discours public n’aime pas parler des inégalités économiques. Ceux qui ont 10 000 $ sur leur carte de crédit vont se trouver dans la classe moyenne supérieure et ce sont des cas quand même exceptionnels. Les soldes des cartes de crédit sont généralement d’environ 2000 $. Les classes les plus pauvres ne sont pas les plus endettées, car ils ne sont pas solvables. »

Un facteur de croissance des inégalités et de l’exclusion

Une étude plus détaillée de l’accès au crédit permet toutefois de constater que bien que le portrait soit moins sombre qu’on pourrait le croire, les possibilités d’endettement différenciées augmentent les inégalités sociales. La crise financière de 2008 aux Etats-Unis a donné place à deux scénarios selon les réalités nationales. Le spécialiste admet qu’il ne croyait pas observer ces différences avant de réaliser sa thèse de doctorat. « Lorsque j’ai commencé mon doctorat, le discours alarmiste, c’était mon approche. Je croyais que la situation au Canada était similaire aux Etats-Unis, mais ce n’est pas ça que j’ai trouvé. »

D’abord, au sud de la frontière, des milliers de personnes issues des classes moyennes ont directement perdu des milliers de dollars dans cette bulle spéculative. Au Nord, on a plutôt assisté à un creusement des inégalités en raison de l’accès à l’endettement. Pour dire simplement, les Canadien(ne)s n’ont pas connu de perte majeure en patrimoine depuis 2008, mais certaines personnes ont vu ce dernier stagner, pendant que d’autres ont pu continuer de le faire croitre.

« 2008 était une erreur de régulation. Ça a travesti le principe de la double responsabilité, une régulation du crédit qui existe depuis la Grande dépression. Un créancier doit être responsable des prêts qu’il va octroyer, et un débiteur doit être responsable de l’argent qu’il emprunte. »

En 2008, les banques américaines revendaient les créances octroyées de manière à maximiser les profits en intérêts, ce qui a eu pour effet de « devenir un jeu de patate chaude pour la responsabilité du prêt », et qui a ultimement conduit à l’incapacité de rembourser ces prêts. « Certaines pratiques ont rendu caduques certaines lois de protection. »

Depuis la crise financière, les critères de l’accès au crédit ont été resserrés, de manière à le limiter. Les possibilités d’épargne des ménages les plus pauvres ont ainsi été amputées. « Les inégalités vont se combiner et s’entretenir les unes avec les autres. Par exemple, si on a un emploi précaire, si nos parents n’ont pas un capital à nous prêter pour la mise de fond, cela nous nuit dans l’accès à la propriété, et nous empêche de profiter de ce facteur d’épargne. »

Une observation plus méthodique du crédit à la consommation fait aussi voir que ceux qui utilisent le plus le crédit sont ceux qui en ont déjà les capacités financières. « Les gens qui peuvent emprunter d’avantage s’enrichissent d’avantage, et c’est ainsi que ça augmente les inégalités de patrimoine. Ça ne mène pas à l’appauvrissement absolu des ménages. Ça mène à un enrichissement général mais inégal.»

Pour Mathieu Lizotte, la leçon à tirer de la crise financière de 2008 est donc « le manque de régulation du crédit » et non les comportements irrationnels des ménages américains, un discours pourtant très présent dans l’espace public.

Vivre à l’extérieur du modèle ?

Bien qu’il reconnaisse que ce soit possible de vivre à l’extérieur du système banquier et de ne pas contracter de dettes, Mathieu Lizotte se questionne à savoir si une telle situation est souhaitable pour quelqu’un. « Pour les personnes en situation de pauvreté et qui n’ont pas accès au crédit, c’est souhaitable, car ça les empêche d’avoir un patrimoine négatif. La loi sur la faillite est en ce sens un grand acquis du XXe siècle. Lorsqu’on est exclu du crédit formel, ça a un grand impact sur nos possibilités d’épargne. Oui on peut vivre sans crédit. Mais est-ce souhaitable ? Non. »

Pour lui, il s’agit en définitive d’une question d’éducation et de régulation. Ainsi, il faudrait fournir aux personnes les outils et les connaissances pour prendre de meilleures décisions financières, tout en régulant le système banquier.

« Quand il y a une déséquilibre, ça cause des problèmes pour les individus. Lorsqu’on connait l’histoire du crédit, on sait à quel point ça n’avait pas d’allure. Avant les années 50, les créanciers pouvaient reprendre ta voiture si tu manquais un paiement. On met beaucoup l’accent sur la rapacité des banques, mais tout est une question de régulation. »

Selon Lizotte, la dette est non seulement un phénomène contemporain inévitable, mais carrément l’un des fondements du lien humain dans une perspective plus large. « Une dette, c’est d’abord une obligation. Dans la société, il y a plusieurs types de dettes. L’anthropologie a montré que les rapports de crédits et les systèmes d’échanges existent depuis bien avant la monnaie. Le crédit, moral ou monétaire, est inévitable », conclut-il.

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