Fragments de nordicité

L’hiver, le froid, les grands espaces, la nordicité du Québec ont inspiré à Maude Deschênes-Pradet son deuxième roman Hivernages. La jeune femme y invite le lecteur dans un monde post-apocalyptique québécois.

Survivre, malgré tout 

Hivernages, raconté par fragments, dans le désordre met en scène deux sœurs jumelles qui s’aiment trop, une fillette aux mains crochues, un vieux qui a oublié son nom, un jeune homme qui ne veut pas couper ses cheveux, un chien loup tantôt sauvage, tantôt domestiqué, une vieille qui n’a jamais eu d’orgasme ou encore une autre qui mange des beignets aux patates. Tous, plus surprenants les uns que les autres, sont authentiques et fidèles à eux-mêmes. Leurs réalités s’entrecroisent malgré eux, et tous n’ont qu’une idée en tête: survivre dans ce froid qui transperce tout, la peau, les pensées, la volonté et même la différence. 

L’histoire prend place dans une société post-apocalyptique, « un jour l’hiver ne s’est pas terminé ». Il n’y a plus qu’une saison et celle-ci dicte ses lois inlassablement. Le froid intense a forcé l’isolation des survivants qui se sont soit réfugiés dans des immeubles abandonnés, dans une ville sous-terraine, Ville réal, une église ou encore dans une cabane, isolée en forêt. Une société s’est créée, un nouvel ordre s’est installé et chacun essaie d’y trouver son compte, de survivre et de trouver un sens à ce qui lui est imposé. La nouvelle réalité visitée par l’auteure nous en propose une qu’elle parvient à mettre en place en peu de mots. Le fleuve, devenu cimetière, les loups, protecteurs, l’amputation, monnaie courante, tout ça, prend place dans l’univers imaginé de l’auteure.  

Le pari de celle-ci est de retracer le parcours, de chacun des habitants de cet ouvrage qui ont tous beaucoup perdu, une sœur, une amoureuse, une femme, un morceau de soi. Solitaires et isolés, ils racontent leur hiver, leur réalité, leur quête de sens, le froid qui les habite. Un lien les unit tous, malgré eux: le froid et la peur. La société qu’elle y décrit fait face à des défis qui ont jalonné l’existence et la naissance de plusieurs générations, notamment la quête de nourriture, la survie et dans ce cas-ci l’obligation de résister au froid. Défis  actuels, encore aujourd’hui. La vie côtoie la mort, parfois abruptement, mais non sans une certaine poésie.  

Maude Deschênes-Pradet, qui s’est intéressée dans sa thèse de recherche-création à l’étude géocritique des littératures de l’imaginaire québécois s’est donné comme mandat d’explorer, dans sa partie réflexion, les lieux inventés dans la littérature. Ce roman est tributaire de cette recherche qui donne un éclairage nouveau à son écriture. Le cadre spatio-temporel, imaginé dans le roman, permet d’évoquer des lieux qui ont une prise dans le réel et qui sont facilement imaginables, ce qui facilite la lecture et permet au lecteur de s’y plonger sans retenue. 

Instinct et espoir renouvelé 

« Fie-toi à ton instinct », dit Alyse à son bébé, et c’est ce qui pourrait résumer, en bien peu de mots, ce que vivent les personnages d’Hivernages. Dans un monde où la survie n’est dictée que par sa propre volonté et ses capacités d’adaptation, l’instinct devient un atout puissant. Il faudrait ajouter à cela, par contre, « Le monde s’est transformé et le vieux n’en a rien su. S’était-il imaginé qu’en s’isolant de la société, en restant tel quel pendant vingt ans, il empêcherait l’extérieur de changer? » L’espoir fait vivre et survivre les personnages et quand tout semble figer, immobile, insoutenable, la lumière s’invite et laisse place à un nouvel ordre, très près de l’ancien, certes, mais qui apporte, tout de même, un peu d’attrait. 

Précision et clarté 

La plume de l’auteur est précise comme un scalpel, elle découpe les scènes, ébauche les personnalités. Quelques mouvements suffisent pour accaparer le lecteur et le plonger dans l’univers particulier de chacun des personnages. Ceux-ci parviennent, par des allers-retours dans le passé, des rêves ou des lettres à tracer leur réalité sans l’imposer avec force. L’audace de l’auteure dans la création de ses personnages attachants contribue à donner au récit une certaine chaleur qui réchauffe en ces temps froids. 

La jeune écrivaine, qui a été finaliste pour le prix Senghor 2014 du premier roman pour La corbeille d’Alice, signe ici un ouvrage empreint de poésie. Bien que la trame soit apocalyptique, elle réussit à y infiltrer une certaine lumière qui permet aux lecteurs de s’y plonger sans peur de s’y perdre. La sensation de froid, qui saisit à la lecture, est tributaire de la justesse de la plume, certes, mais n’entrave en rien la lecture. Plonger dans Hivernages c’est s’offrir une plongée dans un univers poétique rythmé au mouvement des aurores boréales.

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