Le 3 septembre dernier, à Moscou, on enterrait l’ultime dirigeant de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev. Homme de paix, artiste du rapprochement entre l’URSS et les États-Unis, démolisseur du mur de Berlin et porteur de liberté : en Occident, les hommages sont nombreux. Pourtant, du côté russe, pas de funérailles officielles, pas de jour de deuil national. Le président Poutine brille par son absence et l’État n’accorde que quelques gardes d’honneur et un orchestre militaire en guise d’ultime adieu à Gorbatchev. Pour expliquer ces réactions divergentes, il faut s’attarder au souvenir que l’homme a laissé derrière lui : la paix, le sentiment d’oppression et la défaite.
Par Ludovic Dufour, chef de pupitre société
Gorbatchev homme de paix
Les Occidentaux se remémorent principalement Gorbatchev de façon positive. D’abord, on s’en souvient comme celui qui a œuvré pour réduire les tensions entre les deux blocs de la guerre froide. Maxime Philaire, étudiant à la maîtrise en science politique, élabore sur le sujet : « au début des années 1980, on a une relance de la guerre froide et une crainte d’un conflit qui pourrait s’étendre vers un affrontement nucléaire ». Or, le dirigeant soviétique vient apaiser ces craintes. Les négociations avec le président Reagan portent leurs fruits et on arrive à des accords de réduction d’armements. Progressivement, les relations entre Washington et Moscou deviennent plus cordiales. Durant l’invasion du Koweït, les Soviétiques votent même pour des propositions américaines à l’ONU sur l’utilisation de la force pour faire reculer l’Irak. Les deux pays semblent enfin s’entendre quant à des conflits régionaux. Les politiques d’ouverture et l’influence pacificatrice sur l’ordre mondial valent à Gorbatchev le prix Nobel de la paix.
Au-delà de ses efforts à l’international, Gorbatchev instaure également des réformes internes qui font sa réputation, dont des changements économiques introduisant des mécaniques du modèle capitaliste. Bien que l’État gardait beaucoup de contrôle sur l’économie, ses réformes laissaient plus d’espace au libre marché, à la compétition et à l’entrepreneuriat, ce qui allait en désaccord complet avec l’idéologie du parti communiste. Au même moment, il met en place de nouvelles politiques de transparence dans un effort de lutte contre la corruption, tout comme des mesures réduisant la censure des médias, permettant même aux critiques du régime de s’exprimer.
Finalement, en Occident, on se souvient de son rôle dans la fin de l’URSS – une transition qui s’est faite avec peu de violence en tolérant la séparation des républiques soviétiques – puis dans l’effondrement du régime communiste sans conflit, mettant ainsi terme à la guerre froide de manière relativement paisible. Reneo Lukic, professeur titulaire de relations internationales au Département d’histoire de l’Université Laval, souligne le rôle de Gorbatchev dans la fin de la guerre froide comme une « contribution majeure de son héritage politique » ce qui le place « parmi les plus grand.e.s politicien.ne.s du XX siècle ». Il note également l’influence positive qu’a eue Gorbatchev dans la construction des États nationaux en Europe de l’Est.
Gorbatchev tyran
Il ne faut cependant pas perdre de vue que ces réformes ne sont pas que des actes de bonne volonté désintéressée. Après tout, Gorbatchev veut préserver la puissance de l’Union soviétique et c’est bien malgré lui qu’il en arrivera à la fin. Quand il se retrouve à la tête du pays, l’URSS traverse une période difficile. L’économie est dans une situation « critique, pour ne pas dire catastrophique », explique M. Philaire. Les mesures économiques et politiques d’ouverture et de libéralisation sont avant tout des tentatives de remettre sur pied l’état des finances, mais elles sont insuffisantes. Progressivement, le peuple se retourne contre lui, d’abord en Europe de l’Est, puis en Russie.
Dans les pays baltes, le souvenir du dernier dirigeant de l’URSS est bien plus amer qu’en Occident. Pendant que les troupes russes se retirent de plusieurs pays d’Europe de l’Est, le désir d’indépendance de la Lituanie, de la Lettonie et de l’Estonie se fait sentir. En 1991, Gorbatchev demande la fin des réformes indépendantistes en Lituanie et les violences éclatent. On dénombre 15 morts dans la capitale après l’occupation de plusieurs bâtiments par l’armée soviétique. Le rôle du dirigeant russe dans l’intervention de l’armée reste un mystère, mais pour plusieurs, Gorbatchev évoque l’image d’un dictateur, bien qu’il ait nié son implication dans ces événements.
Finalement, il faut rappeler que l’accident de Tchernobyl a lieu alors qu’il est pouvoir et que, malgré ses politiques de transparence, son régime tarde à reconnaître l’ampleur de la catastrophe et de ses conséquences, tant pour sa population que pour l’Europe. Son portrait d’homme honnête en ressort taché.
Gorbatchev vaincu
En Russie, la perception du dernier dirigeant soviétique est toute autre. M. Lukic avance que « la grande majorité des Russes considère le bilan politique de Gorbatchev comme étant un désastre pour la Russie », alors que M. Philaire note que beaucoup s’en souviennent comme ayant été naïf envers l’Occident et qu’il représente globalement un échec.
Pour les critiques les plus acerbes, Gorbatchev serait également le responsable des catastrophes économiques des années 1990 en Russie, une période difficile et traumatisante pour le peuple russe. Pourtant, comme le rappelle l’étudiant à la maîtrise, il ne cause pas vraiment tous ces problèmes, d’autant plus que le gouvernement de Boris Eltsine qui lui a succédé n’a guère fait mieux.
De plus, à la suite de la chute du régime, le bloc de l’Occident s’avance dans les anciennes républiques soviétiques en étendant l’OTAN. Cet élargissement perçu comme hostile par le président Poutine est aussi critiqué par les Russes les plus ouverts, précise de nouveau monsieur Philaire. Bien que ce soit une alliance défensive et que ce processus soit démocratique, nombreux sont celleux qui considèrent cette alliance agressive et dangereuse, surtout lorsqu’elle inclut des pays précédemment sous le contrôle de l’URSS.
En bref, pour la plupart des Russes, le régime de Gorbatchev signifie la fin de la guerre froide, mais surtout la fin de l’empire russe et le début d’une crise économique et politique majeure.
Gorbatchev oublié
- Lukic analyse cette perception de l’échec de Gorbatchev comme l’un des éléments expliquant la popularité du régime de Vladimir Poutine. Voilà un homme qui n’a pas peur de secouer l’Occident, qui veut réaffirmer la puissance russe et lui redonner sa gloire. À la différence de l’URSS, cette nouvelle puissance russe n’est plus communiste, l’idéologie est remplacée par le nationalisme ethnique.
Les mesures contre la propagande et la censure s’effacent également. En particulier depuis l’invasion de l’Ukraine, les journalistes et autres critiques sont muselés. Du souffle de liberté apporté par Gorbatchev, il reste aujourd’hui bien peu. Symbole particulièrement parlant, le 5 septembre, deux jours après son enterrement, le journal qu’il avait financièrement contribué à fonder, Novaïa Gazeta, s’est vu révoquer sa licence de publication imprimée en Russie. Le 15 septembre, il perd également sa permission de publication en ligne, le rendant du même coup indisponible en Russie.
La montée des tensions entre Moscou et l’Occident enterre définitivement ce qui reste de Gorbatchev avec la guerre en Ukraine. Si M. Philaire se fait plus prudent dans ses affirmations quant à un retour à la guerre froide, bien qu’il concède que le climat est tendu et que l’on pourrait y retourner dans les prochains mois, M. Lukic est plus direct « nous sommes retourné.e.s à la guerre froide », et qu’elle prend « sa forme la plus dangereuse pour la sécurité de la communauté euro-atlantique ». Nous sommes même, à ses dires, à un point tournant de l’histoire. « La mort de Gorbatchev coïncide avec la fin d’une époque historique qui commence avec la chute du mur de Berlin et se termine avec la guerre en Ukraine, une époque d’une prospérité touchant l’ensemble de l’Europe. Durant ces 30 ans de coexistence pacifique, la Russie était traitée par l’Occident comme un partenaire, contrairement aux affirmations de Poutine. »
Alors que reste-t-il aujourd’hui de Gorbatchev ? Presque rien, peu importe l’opinion que nous avons de cet homme. Sa paix nous semble bien éphémère, la liberté russe recule, l’empire qu’il a tenté de sauver a éclaté, il ne demeure que l’amertume de ses critiques, nostalgiques de la puissante URSS, qui maudissent son échec.