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Janette : un pied dans la norme, un pied dans la marge

À l’automne dernier, Léa Clermont-Dion et Janette Bertrand étaient sur le plateau de Tout le monde en parle pour présenter le documentaire Janette et filles qui agit comme une rétrospective sur la carrière colossale de Janette Bertrand et sur l’influence de celle-ci sur plusieurs femmes, militantes et artistes québécoises. Alors aujourd’hui, on a eu envie d’interroger cette posture et cette œuvre tentaculaire qui, plus souvent qu’autrement, s’est déployée dans des sphères de grande diffusion. Du courrier du cœur à l’autobiographie en passant par les recettes de cuisine, Janette Bertrand s’illustre à la fois comme une figure du féminisme et du kitsch : lumière sur une carrière de négociation des codes moraux et discursifs.

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, cheffe de pupitre aux arts et Emmy Lapointe, rédactrice en chef

NDLR : Aujourd’hui âgée de 97 ans, Janette Bertrand peut certes davantage incarner un féminisme considéré de « deuxième vague » plutôt qu’une figure qui serait tout à fait intersectionnelle. Mais c’est peut-être en cela que recèle toute la beauté complexe de l’héritage féministe : reconnaître, garder, écarter et poursuivre.

 

Mélasse sur la rue Ontario

Son magasin s’appelait « J. A. Bertrand » et, plus tard, il fera ajouter « et Fils ». Il ne lui serait pas venu à l’idée
que son magasin puisse un jour s’appeler « J. A. Bertrand et Fille ». Les filles ne se succédaient pas aux
pères.
Janette Bertrand, Ma vie en trois actes.

Janette Bertrand fait partie de cette lignée de femmes qui ont grandi dans un Montréal essentiellement ouvrier avant la Révolution tranquille, et qui, contre toute attente peut- être, se sont immiscées un peu partout dans la culture québécoise et l’ont prise d’assaut. Néanmoins, contrairement à France Théoret, Denise Bombardier ou Marcelle Brisson, Janette Bertrand n’était certes pas issue de la bourgeoisie, mais connaissait une vie relativement plus confortable que ses consœurs.

Janette Bertrand est née au printemps 1925 au coin de la rue Ontario et D’Iberville dans ce qu’on appelait le «faubourg à m’lasse », référence à la fois à l’aliment et à l’huile bien connue des ouvrier.ères. Elle est la quatrième d’une famille de quatre (mais initialement cinq) enfants, ses aînés sont tous des garçons. Et si pour la génération silencieuse l’éducation post-huitième année ne va pas de soi chez les garçons, elle tient encore plus du caprice lorsqu’elle est réclamée par une fille. Pourtant, après sa formation initiale chez les religieuses, Janette Bertrand réussira à convaincre son père de la laisser poursuivre ses études. C’est aux portes de l’Université de Montréal qu’elle cognera pour y étudier les lettres. Elle devra, bien entendu, d’abord prouver sa crédibilité au doyen de la faculté, Arthur Sideleau, en faisant la démonstration de ses connaissances. Oui Monsieur le doyen, elle a bien lu Zola et Balzac.

Le parcours universitaire de Janette Bertrand fut essentiellement littéraire, mais au travers des cours de lettres, elle en suivit quelques-uns d’histoire notamment ceux enseignés par Lionel Groulx. Bien que le monde universitaire ait pu satisfaire une part de sa curiosité intellectuelle, il n’en demeure pas moins qu’entourée « des bourgeois.es d’Outremont », elle ne se sentait jamais pleinement à l’aise : un classique chez les transfuges de classe.

Une fois diplômée, la bachelière tenta de devenir reporter, mais se retrouva devant des portes fermées tant à la Presse qu’à la Patrie. Elle opta donc pour une autre stratégie en offrant gratuitement ses poèmes aux journaux. C’est finalement Jean-Charles Harvey (auteur des Demis-civilisés) alors rédacteur en chef du Jour qui accepta le premier. Rapidement, Janette Bertrand publia son premier livre Mon cœur et mes chansons. Puis Harvey, qui était maintenant au Petit journal, la fit passer aux pages féminines du Petit journal, dont des milliers d’exemplaires étaient vendus chaque semaine après la messe du dimanche. À partir de 1953, et ce, jusqu’en 1969, Janette Bertrand y tiendra son courrier du cœur : Le Refuge Sentimental.

 

Coeurs à l’abri

Jusqu’aux années 50, c’était essentiellement les médecins et les curés qui faisaient office de confesseurs, mais avec la modernisation du foyer, d’autres figures de la confession comme les psychologues se sont imposées. Néanmoins, aujourd’hui comme hier, les frais reliés aux psychothérapeutes ne sont pas accessibles à toustes. Ainsi, le courrier du cœur pouvait servir d’alternative aux classes plus populaires.

Bertrand était parfaitement consciente de sa clientèle – majoritairement des filles de 21 ans et moins issues des
classes moyennes – une clientèle qui s’attirait le mépris de ses confrères. Pourtant, le courrier du cœur a permis l’institutionnalisation des échanges entre des femmes de classes différentes (la courriériste appartenant à une classe sociale plus près de la bourgeoisie).

Le Refuge Sentimental, sans être hyper subversif, est assurément plus libéral que les positions de l’Église et met
en son centre l’intérêt de ses correspondantes. Évidemment, les conseils de la courriériste ne font pas l’unanimité. Voici un échange publié dans l’édition du 11 décembre

 

Aline Dufour à Janette Bertrand:

Excusez-moi si je prends la liberté de venir vous importuner, mais je crois qu’il est de mon devoir de venir me plaindre de votre courrier, « Le Refuge Sentimental ». Vous allez peut-être me trouver vieux jeu, mais je trouve que votre courrier est tout simplement écoeurant; non parce que je suis scrupuleuse, loin de là. Mais je songe aux jeunes qui lisent vos lignes et qui peuvent se corrompre. […] Allons, madame Bertrand, un peu plus de propreté dans vos écrits; les paroles s’envolent, les écrits restent. […] Il y a un proverbe qui dit : « Dis-moi ce que tu écris, je te dirai ce que tu vaux. » Donneriez-vous du poison à votre enfant ? Dans votre courrier, c’est du poison moral authentique que vous servez à vos lecteurs. Je vous sais très intelligente; c’est un don de Dieu, et vous devriez lui prouver votre reconnaissance en vous servant pour élever vers le bien au lieu de faire voir la vie terre à terre.

 

Janette Bertrand à Aline Dufour

Vous dites que le courrier est « écœurant », alors vous devez trouver la vie écœurante car les lettres sont le reflet de la vie, et si je publie ces lettres c’est que je suis convaincue que leur publication peut rendre service et à ceux qui m’écrivent et à ceux qui me lisent. […] Il n’y a donc pas autour de vous des enfants illégitimes, des filles-mères, des ménages irréguliers ? Ou bien vous êtes une vieille fille qui refuse de croire à la sexualité ou bien vous êtes une jeune naïve. De toute façon, les jeunes qui lisent les lettres ne peuvent en aucune façon se corrompre. Au contraire, les lettres sont des lettres de désespoir, des lettres de malheur. […] Nous vivons en 1955, Mademoiselle, à l’époque du « necking », du cinéma de la TV, de la bombe atomique, il faut donc préparer les jeunes à lutter et ce n’est pas en lisant les romans roses qu’on se prépare à savoir vivre. […] Les proverbes ne sont pas des principes de vie : ce serait trop facile. […] Venez lire les lettres, ça vous apprendra qu’il faut descendre sur terre pour soigner les maux de la terre. […] Mademoiselle, votre étroitesse d’esprit et celles de vos pareilles expliquent que les crèches du Québec alimentent en bébé le continent nord-américain. Je regrette, mais je continuerai ce courrier « écoeurant ». Qu’est-ce que vous voulez, je ne base pas ma vie sur des proverbes mais sur la charité. Tant pis, si ça vous scandalise.

 

Tomber dans les courriers du cœur, c’est tomber dans un rabbit hole. Parmi le nombre incommensurable de lettres et de réponses publiées, une grande variété de sujets sont abordés. Dans son mémoire, Johanne Sénéchal les regroupe en quelques catégories : amour, apparences, famille, fille-mère, fréquentations, homosexualité, infidélité, mariage, sexualité, timidité et violence. À travers ces thèmes, de nombreux constats sont possibles (évidemment), mais de ceux-là, certains ressortent plus que d’autres. On constate entre autres que « malgré les interdits sociaux qui entourent la sexualité hors mariage », les jeunes femmes des années 50 et 60 ne se collent pas de façon aussi stricte que « l’histoire ou la mémoire collective ont pu nous le faire croire. » (Sénéchal, 2006, p. 43) Et dans ses réponses, Janette Bertrand se prive d’émettre un jugement à l’égard de celles qui se confient et tente de négocier un propos qui se situe entre la norme sociale établie et la « marge ». Par exemple, à une correspondante qui lui confie ne pas réussir à obtenir le consentement de ses parents pour épouser l’homme qu’elle fréquente depuis un bon moment et qu’elle aime, Janette lui propose de dire à ses parents que « des fréquentations plus longues pourraient être dangereuses, étant donné qu’un couple qui s’aime se désire aussi. » (7 février 1960)

Alors qu’on voit dans les courriers du cœur des parents qui s’inquiètent du confort matériel qu’ils pourront offrir à leurs filles, ces dernières, de plus en plus, mettent cet aspect de côté et valorisent d’autres caractéristiques chez leurs prétendants comme le fait que ceux-ci soient respectueux et ne tentent pas de les séduire ou, en d’autres mots, d’avoir des rapports sexuels prémaritaux. Il s’agit d’une caractéristique aussi mise de l’avant par Janette pour qui, le contraire ne serait « pas faire preuve de la noblesse de [leurs] sentiments à [leurs] égard[s]. » (5 juillet 1964)

Janette Bertrand encourage les jeunes filles à s’inscrire à des activités de loisir, sportives, à aller aux activités paroissiales, bref à occuper la sphère publique. Elle prône également le fait de prendre son temps pour connaître son prétendant et même d’en « tester » plus d’un. Et surtout, elle soutient qu’une fréquentation qui rend déjà plus malheureuse qu’heureuse avant le mariage ne s’améliorera pas une fois la bague passée au doigt, et qu’il ne faut donc pas hésiter à quitter une relation qui ne nous comble pas. Puis, sans « [encourager] jamais l’insubordination aux parents » (Sénéchal, 2006, p. 53), elle encourage le dialogue avec ceux-ci : « Vous allez parler très sérieusement à votre maman. » (5 juillet 1959) afin de toujours soutenir l’agentivité de ses lectrices.

 

Les recettes de Janette

J’ai toujours aimé manger. J’ai joué à la cuisinière avant de jouer à la mère. Et puis je me suis mariée et j’ai su tout de suite que le cœur d’un homme se situait juste derrière son estomac et que pour l’atteindre…J’ai suivi des cours, j’ai chipé des recettes à mes amies, je suis allée découvrir des trucs même dans les cuisines de restaurants en France, en Italie et en Espagne et j’ai inventé. […] Vous constaterez que je prends souvent des raccoursis (sic); je m’en excuse auprès des adeptes de la haute cuisine mais les femmes modernes aiment passer le moins de temps possible à la cuisine et bien manger quand même.
Janette Bertrand,1968, L’union des Cantons de L’Est

Si notre chère Janette a lutté contre les violences sexistes et les inégalités au sein du couple tout au long de sa
carrière, c’est aussi par l’intermédiaire de la cuisine qu’elle a su rejoindre les femmes québécoises, d’abord avec son livre Les recettes de Janette et le grain de sel de Jean (1968, Éditions du Jour) à ce jour vendu à plus de 250 000 exemplaires, puis avec Les recettes de Janette : En cadeau 165 nouveaux délices (2005, Libre Expression). Parlons- en, d’un levier d’affirmation identitaire féministe kitsch et d’héritage au féminin.

Bien que l’historique du livre de recettes le rattache à une conception du couple qui sous-tend une répartition inégale des tâches ménagères (Dompierre-Beaulieu, 2021) ou qu’il soit, encore à ce jour, boudé par l’institution littéraire et certaines branches du féminisme, il n’en demeure pas moins un vecteur d’émancipation et de transmission du savoir entre femmes, témoignant du désir de communiquer de cette icône de la culture populaire au Québec. Cette reconnaissance n’a certes pas besoin de passer par une forme d’institutionnalisation, mais la publication permet tout de même une forme de consécration, et la portée des recettes de Janette montre l’ampleur de son influence à la fois dans la sphère intime et privée des foyers et dans l’espace public. C’est que «la cuisine n’y est pas qu’une construction sociale, un effet de la société, mais aussi un fait social qui agit sur le monde et contribue à le structurer » (Bégin, 2014). Effectivement, « le travail de beaucoup d’historiennes, c’est de montrer comment le livre de recettes est un outil privilégié d’observation d’une société, surtout du point de vue des femmes. C’est très difficile de faire l’histoire des femmes, parce qu’on a voulu les effacer des écrits, de l’Histoire. Les historiennes qui s’intéressent aux livres de recettes y voient une bonne porte d’entrée.» (Niquette, 2021). Surtout, le livre de recettes de 2005 inclut, quant à lui, un lot de pages blanches qui permettent à ses détenteur.rices d’ajouter elleux-mêmes leurs propres recettes, c’est-à-dire des pages destinées à la prise de notes. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup d’adeptes des livres de cuisine cherchent à se procurer des versions usagées, dans les marchés aux puces, par exemple : « Les femmes annotaient beaucoup leurs livres, changeaient et adaptaient les recettes, y mettaient des coupures de presse sur l’actualité concernant des événements qui les avaient marquées. […] Ce sont des traces écrites de l’expérience des femmes et du rôle médiateur des recettes en question. » (Niquette, 2021). On voit bien comment la cuisine et la culture populaire en général contribuent à former une communauté et une sororité comme autant d’espaces d’affirmation, malgré ce que peuvent en dire les wannabe-trop-edgy-je-suis-tellement-différent.e et les plus snobinard.es. Dans ce cas précis, c’est une réappropriation du capital familial qui s’opère, sortant de ce fait du paradigme de la cuisine comme outil de subordination. Ces implications de Janette Bertrand lui ont permis de rejoindre de plus larges publics en procédant d’une mise en échec d’un féminisme qui s’est longtemps vu réservé à une certaine élite. Adieu les simples ménagères, dites bonjour à la femme moderne.

 

L’Amour avec un grand A

Je ne suis peut-être pas une experte de l’amour, mais peut-être bien de la vie à deux: j’ai été 64 ans en couple, mais pas avec le même homme! […] J’ai toujours écrit les épisodes de L‘amour avec un grand A à partir de choses qui me fatiguaient. On ne parle que des 50% de couples qui se séparent, mais l’autre moitié reste ensemble! Comment font-ils ? Comment règlent-ils leurs petits problèmes de la vie ?
Janette Bertrand, 2013, La Presse

Écrite par Janette Bertrand et diffusée sur les ondes de Radio-Québec du 19 février 1986 au 22 mars 1996, la série de télédramatiques L’Amour avec un grand A regroupe 52 épisodes d’une cinquantaine de minutes à propos de l’amour, qu’il soit question de relations conjugales, de relations familiales, plus largement de relations interpersonnelles, de santé sexuelle et de santé mentale. Alors qu’à première vue et en rétrospective les thématiques abordées puissent nous paraître relativement communes et à ce jour normalisées ou méritants de sérieux traumavertissements, les dates de diffusion permettent de prendre la pleine mesure de leur ampleur et de leur statut lorsqu’on les replace dans leur contexte de production et d’énonciation.

À l’époque, Janette Bertrand prenait ainsi le pari de l’éducation par l’entremise de la subversion et plus encore de la monstration au sein d’instances médiatiques dites traditionnelles. Les épisodes mettaient tous en scène l’intimité, permettant d’ouvrir la voie à la discussion face à ces enjeux qui, s’ils étaient bel et bien réels et présents au Québec, étaient néanmoins laissés dans l’ombre, relayés à l’arrière-plan et réservés aux murmures. Ses autres émissions Parler pour parler ainsi que Janette veut savoir abondaient elles aussi dans ce sens, la mère de Frédérik ayant bien expliqué comment toute sa famille s’y était alors raccrochée, leurs 6 paires d’yeux rivées sur la télévision, sur Janette et ses invité.es.

D’ailleurs, en discutant de l’article avec un groupe d’ami.es, l’une nous raconte une anecdote bien personnelle qui, tout de suite, retient notre attention. Dans le cadre d’un cours d’ethnographie, cette dernière avait réalisé une entrevue avec sa grand-mère sur le quotidien d’une femme habitant dans un village de chantier, dans le présent cas lors de la construction de la centrale Manic-5-PA dans les années 1980. Son aïeule, à l’époque mère au foyer et ayant accompagnée son mari, lui avait confiée comment certaines femmes se rassemblaient pour visionner les épisodes de L’Amour avec un grand A, toutes grandes fanatiques de Janette Bertrand (Jean, 2020). C’est qu’elle n’avait pas seulement réussi à capter l’intérêt de femmes de tous horizons : elle les avait également réunies autour de propositions audacieuses, confrontantes et surtout sensibles à leur vécu et à sa complexité, à l’expérience singulière de ces minorités représentées et mises à l’écran, opérant de ce fait d’un décloisonnement et évitant, du moins, pour cette période, le piège de l’homogénéité. Des ami.es, une mère ; la vérité, c’est que toutes les personnes à qui on en a parlé avaient quelque chose à raconter sur Janette et la place qu’elle occupait dans leur famille, leur foyer.

 

Écrire l’intime

Bien qu’il n’y ait eu aucune autobiographie féminine publiée au Québec entre les trois siècles qui séparent l’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation et celle de Claire Martin en 1965, on a souvent tendance à associer ce genre littéraire aux femmes. Et si maintenant les autobiographies féminines peuplent les tablettes des villages des valeurs et semblent tout à fait inoffensives, il fut une époque où elles dérangeaient l’ordre établi. En effet, Dans un gant de fer, autobiographie de Claire Martin publiée en 1965, l’autrice y sert une critique de la violence du père (et du Père) et ça choque. Or, la même année, Marie-Claire Blais publie Une saison dans la vie
d’Emmanuel qui traite de thématiques différentes. Ce qui les différencie : l’un prétend être fictif alors que l’autre non (Smart, 2014).

Alors si l’autobiographie paraît un peu kitsch aujourd’hui, et ce, entre autres parce qu’on l’associe aux femmes, il
n’en demeure pas moins qu’elle est un acte de parole qui implique une vulnérabilité, certes, mais qui, surtout, transfère dans la sphère publique des éléments liés à la sphère privée. Et ça, bien que l’idée que le privé soit aussi politique est aujourd’hui galvaudée, c’est une idée vers laquelle nous retournons de plus en plus. C’est également sur cette idée que Janette Bertrand a basé, consciemment ou non, une bonne partie de sa carrière : rendre visibles les choses cachées qui ternissent et se faufilent insidieusement. Qui plus est, son autobiographie, Ma vie
en trois actes, en plus d’être le reflet d’un pan de l’histoire québécoise d’un point de vue que l’on retient moins (celui d’une femme) est porteuse d’une réelle littérarité.

« Ils se sont mariés en 1914, l’année de la Grande Guerre. Ma mère a épousé mon père pour lui sauver la vie.
Ils ne s’aimaient pas, et parce qu’ils ne s’aimaient pas, elle n’a pas pu m’aimer. Quel soulagement. Ce n’est
pas parce que je ne suis pas aimable que ma mère ne m’a pas aimée, mais bien parce qu’elle n’a pas pu me
donner ce qu’elle n’a pas eu : de l’amour. Je comprends tout. La dette de mon père envers ma mère. La fuite
de ma mère dans la maladie. Et moi qui me meurs d’amour pour elle et elle qui ne m’embrasse, qui jamais ne
me caresse […] Je comprends, elle n’a jamais eu la vie qu’elle voulait et si elle m’a rendue malheureuse, c’est
qu’elle l’était. […] L’enfant en moi qui n’a pas été aimé de sa mère croit encore qu’il ne mérite pas l’amour des
autres. » (Bertrand, 2004, p. 11)

« Je ne me lève pas le matin en me disant que j’ai soixante-dix ans. Je ne peux pas avoir soixante-dix ans. Je
suis dans le déni, c’est évident. Je ne veux pas de cette vieillesse qui me tombe dessus. Qui veut être vieux
dans un pays qui ne valorise que la jeunesse ? Il n’y a aucun avantage à être vieux dans un pays où la notion
d’expérience est discréditée, où on ne valorise que l’individu qui rapporte ou qui consomme. On ne conçoit
pas comme dans d’autres pays, la Chine, par exemple, qu’avec les années le savoir s’accumule et qu’un
vieux qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. […] Mon travail a été et est encore toute ma vie. Moi, j’ai
peur qu’on ne m’engage plus, qu’on ne veuille plus de moi, que la télévision se passe de moi. » (Bertrand,
2004, p. 376)

 

Un viol ordinaire

*Je suis une personne heureuse, mais mon problème, le voici. Quand j’ai des relations avec mon mari, ça ne me fait rien à moi. Alors mon mari dit que je devrais me faire soigner. Est-ce que je pourrais consulter mon médecin sans inquiétude ? Je suis un peu gênée. Je voudrais tant que mon mari soit heureux que je pourrais faire tout pour lui. Je l’aime beaucoup et je ne voudrais pas le perdre à cause de ma frigidité.

Tout ce que votre médecin peut faire pour votre mari, c’est de lui dire comment s’y prendre avec vous. Il n’y a pas de femmes froides, il n’y a que des hommes trop pressés, trop maladroits, et ce sont eux qui doivent rendre visite au médecin pour obtenir les explications qui s’imposent, ou encore se renseigner en lisant “le Droit à l’amour pour vote femme” ou d’autres ouvrages sérieux sur la frigidité féminine.
Janette Bertrand, 1963, Le petit journal.

Un viol ordinaire, c’est l’histoire « de Laurent, un homme normal, qui un soir oblige Léa, sa blonde, à faire quelque chose qu’elle ne veut pas. Ce geste, ce viol ordinaire, ébranle la vie de la famille. Julie, la mère, a besoin de comprendre pourquoi son fils chéri a dépassé les limites. Paul, le père, bien ancré dans ses opinions, n’en démord pas : “ Un gars, c’est un gars.” Quant à Léa, elle est prête à perdre l’homme qu’elle aime pour un monde plus juste.» (Bertrand, 2020). Une quatrième de couverture qui parle d’elle-même et qui, déjà, donne le ton.

Rattaché à sa production culturelle plus récente, cet ouvrage s’attaque aux violences sexuelles au sein du
couple, prise de parole qui s’inscrit, au moment de sa publication, en pleine résurgence du mouvement #moiaussi et des féminicides au Québec, et, en l’occurrence, en plein ressac antiféministe. Mais, en parallèle des violences, d’une culture du viol obstinée et persistante et d’un discours social ambiant qui opte pour le déni, des vagues de support, de soutien, de sororité et d’adelphité. Les victimes ont besoin d’être entendues, d’être crues, et plus que tout leur parole a besoin d’être légitimée et leur expérience reconnue. Janette Bertrand, en écrivant Un viol ordinaire, représente justement cette ouverture vers un dialogue proconsentement face à ces violences que l’on peine encore à prendre au sérieux. Dans une entrevue avec Janette Bertrand dans La Presse, la journaliste Silvia Galipeau questionne : « Alors, qu’est-ce que ça prend ? Tout simple : “ Que les hommes soient au courant de nos
peurs !”, répond [Janette] sur le ton de l’évidence. Comme son Laurent, qui fait une solide (et un brin rapide) introspection assez transformatrice, merci, elle espère que les hommes en général, et ses lecteurs en particulier, prendront ici conscience que ça ne va pas. Que ça ne va plus. Que ça n’a jamais été, en fait. “Mais j’ai bon espoir, dit-elle, avec son entrain légendaire. Les hommes ont découvert les bienfaits de la paternité, ils ne veulent plus que ce soit autrement. J’aimerais que ce soit pareil pour l’égalité.” Et elle tient ici un argument de poids : “Si la femme a le pouvoir de dire non, imaginez quand elle va dire oui ! Ça va être le fun !” Bien dit. Entendu ? ».

Le choix du roman est également judicieux. D’une part, le capital symbolique, ici de l’autrice – oui oui ! – ainsi que la dimension « populaire » du livre risquent d’assurer à son récit un bon volume de vente, et, en même temps, une plus grande entrée du discours féministe contre les violences conjugales au sein des familles, des couples et des relations au Québec. Si à une certaine époque l’on qualifiait Janette de « briseuse de mariages » (Clermont-Dion, 2022), la littérature et la fiction sont, d’autre part, des outils didactiques efficaces en se posant comme vecteurs de médiations, de problématisation et de représentations de ces réalités, sans surprise normalisées et intégrées aux scripts et schèmes sexuels dominants. Une Janette de plus, dix machos de moins.

 

Janette et filles : une question d’héritage

Si ce succulent et touchant documentaire de Léa Clermont-Dion jette un éclairage sur la carrière de Janette et de son héritage, il nous rappelle aussi le chemin qu’il reste à parcourir. Il nous rappelle que, encore aujourd’hui, « le masculin n’est pas le masculin, mais le général. Ce qui fait qu’il y a le général et le féminin. » (Wittig, 1992, p.12). Janette a certes su intégrer divers pôles culturels androcentrés, mais c’est par les formes de l’intime qu’elle a initialement su s’y tailler une place, couteau à double tranchant puisque les genres de l’intime tendent souvent à limiter l’ascension des femmes et à les y confiner. Pourtant, comme le mentionne le documentaire, Janette a réellement pu faire de ces expériences et productions « féminines » a priori limitées à la sphère intime des vecteurs d’émancipations, de dialogues et d’éducation qui avaient une prise sur le social, le privé et le politique étant intrinsèquement liés l’un à l’autre.

Ce n’est toutefois pas sans embûches et travail ardu que s’est déroulé, tout au long de sa carrière, le parcours de
Janette, ayant été forcée, comme plusieurs femmes, « à emprunter des chemins et des voies de contournement, à mettre en place des techniques, des stratégies et des réseaux en marge pour en arriver à leurs fins […] et c’est une tradition, un mode de pensée qui continue d’agir et qui les force à constamment négocier avec les normes de genres. » (Dompierre-Beaulieu, 2022). Pensons à Anne Hébert en littérature qui avait, en 1950, fait imprimer à ses frais son recueil de nouvelles Le Torrent, aujourd’hui consacré et repris par les Éditions Beauchemin, malgré
plusieurs refus initiaux de la part de maisons d’édition. Même chose en 1953 pour son recueil Le Tombeau des
rois, avec le soutien financier de l’écrivain Roger Lemelin (Watteyne, 2008). Bien qu’anecdotique, cet exemple et de manière encore plus frappante celui de Janette se recoupent, rejoignant toutes deux cette difficulté qu’ont rencontrée et que rencontrent les femmes lorsqu’il est question non pas nécessairement de prendre sa place, mais de s’en créer une, de se frayer un chemin pour soi et pour toutes les autres.

 

Références

Bertrand, J. (1950-1968). « Le refuge sentimental ». Le petit journal.

Bertrand, J. (2004). Ma vie en trois actes. Montréal, Libre-Expression.

Dompierre-Beaulieu, F. (2021). « Entre cuisine et féminisme : plus qu’une histoire de ménagère ». Impact Campus.

Dompierre-Beaulieu, F. (2022). « Jeanne Lapointe: héritage d’une intellectuelle oubliée ». Impact Campus.

Gagnon, S. (1993). « Confession, courrier du cœur et révolution sexuelle ». Discours et pratiques de l’intime. Québec.

Galipeau, S. (2020). « Janette Bertrand n’a pas dit son dernier mot». La Presse.

Jean, E. Entrevue sur le quotidien d’une femme habitant dans un village de chantier avec Andrée Grenier Laprise, 21 février 2020, enregistré sur support numérique, 65 min. Archives personnelles de l’autrice

LeBel, A. (1990). « Janette Bertrand se raconte ». Cap-Aux-Diamant, no 23.

Sénéchal, J. (2006). Fréquentations et mariage, les représentations de jeunes québécoises à travers l’étude d’un courrier du cœur. Université Laval.

Smart, P. (2014). De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan : Se faire se dire par l’écriture intime. Montréal, Boréal.

Vallet, S. (2013). « Sur le divan avec Janette Bertrand ». La Presse.

Watteyne, N et al. (2008). Anne Hébert: chronologie et bibliographie des livres, parties de livres, articles et autres travaux consacrés à son œuvre, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.

Wittig, M. (1992). La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam.

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