Dans les villes canadiennes, la population autochtone a bondi de 250% entre 1971 et 1996. Cette augmentation atteint 270% dans certains milieux urbains québécois comme Val-d’Or. Aujourd’hui, plus de la moitié de la population autochtone vit en ville. La création de réserves dites urbaines a d’ailleurs été une des réponses à cette explosion démographique. Tour d’horizon de ce phénomène socio-économique.
Par Mélodie Charest, journaliste collaboratrice
Bien que la réserve autochtone ait été fondée en 1637, elle prend la forme que nous connaissons aujourd’hui en 1850 à la suite des Traités Robinson signés au sud-ouest de l’Ontario. Ce sont ces traités qui ont servi de base aux réserves « données » aux Premières Nations dans les négociations des onze Traités numérotés de 1871 à 1921.
La superficie des réserves était calculée en fonction du nombre de têtes dans les communautés. Cependant, pour une raison qui a échappé à l’histoire, le dénombrement a été inexact. Il s’agit d’un déficit foncier connu des autorités depuis les années 1920 dans les Prairies canadiennes. Or c’est seulement pendant les années 1970, avec la montée des revendications territoriales des Autochtones, que ce déficit prend une toute autre note : les Premières Nations réclament leur dû. Elles entament des négociations avec les gouvernements fédéral et provincial ou territorial pour récupérer des parcelles de terres. C’est ce qu’on appelle les revendications relatives aux droits fonciers issus de traités (DFIT).
Entre bookmaker et visionnaire : la création des réserves urbaines
Le gouvernement fédéral crée, en 1972, la Politique sur les ajouts aux réserves. Les communautés autochtones au nord du Manitoba et de la Saskatchewan, loin des centres urbains, peuvent agrandir leur réserve en annexant des terres de la Couronne. C’est une autre paire de manches pour les réserves rurales qui sont entourées de terres privées. La solution? Le gouvernement fédéral leur administre des fonds pour faire l’acquisition de terrains privés. Ce sont les conseils de bandes qui agrandissent leur réserve comme bon leur semble.
Des chefs visionnaires, comme celui de la communauté Asimakaniseekan Askiy à l’est de Saskatoon, ont fait un pari que Charlotte Bezamat-Mantes, doctorante en géopolitique des stratégies territoriales des Premières Nations au Canada, résume par : « Amener la réserve au marché, puisque le marché ne vient pas à la réserve ».
Cette idée mène à la genèse des réserves urbaines. Aujourd’hui, Saskatoon en compte sept à elle seule! De la Colombie-Britannique au Nouveau-Brunswick, on en compte 120.
« La motivation? Money, money, money » et peut-être un peu politique…!
En plus d’être petit et onéreux, le terrain urbain acquis par le conseil de bande est accompagné d’incertitudes et de risques financiers, mais le retour sur investissement semble en valoir le risque.
L’objectif d’une réserve urbaine est de créer une zone de développement économique. De la station-service à la clinique médicale, cet espace urbain accueille une panoplie de commerces et centres de services sociaux. Ces nouveaux commerces permettent d’offrir des emplois à ce sergent de la population. Il faut rappeler qu’il y a un écart de 16% entre le taux de chômage des Canadiens et celui des Autochtones vivant dans les réserves. Lorsqu’un Costco s’est édifié sur la réserve urbaine de la communauté Tissu T’ina, au sud-ouest de Calgary, près de 80% des emplois ont été comblés par des Autochtones.
Il y a aussi une motivation politique à la création d’une telle réserve: « Je suis une nation souveraine, elle est reconnue dans la Constitution, elle est reconnue à tous les niveaux. Alors ne vient pas me dire quoi faire », tel est l’esprit politique d’une réserve urbaine selon madame Bezamat-Mantes. En effet, les revenus générés appartiennent au conseil de bande : il peut en disposer comme bon lui semble! Dans la plupart des cas, ils sont investis dans les infrastructures de la réserve rurale de la communauté.
La création de réserves urbaines, comme stratégie de développement économique, sert le droit à l’autodétermination des Premières Nations. Toutefois, les recherches de la géopolicitienne montrent que cette hypothèse doit être plutôt nuancée.
Autodétermination, oui… mais à un certain prix
Il n’y a aucun doute que les réserves urbaines permettent aux Premières Nations de gagner en souveraineté face au gouvernement fédéral. Cependant, il y a un autre acteur politique dans l’équation : la municipalité. Une communauté autochtone est tenue de négocier avec celles-ci pour la collecte des ordures ou bien pour les services incendies avant que le terrain ne puisse détenir le statut légal de réserve. Certaines municipalités sont enthousiasmées à l’idée d’accueillir une réserve urbaine. Elles y voient une manière de revitaliser leur ville, comme c’est le cas d’Edmonton. D’autres peinent à trouver un terrain d’attente.
« L’incompatibilité entre autochtonie et urbanité a été construite », remarque madame Bezamat-Mantes. Les Premières Nations et les municipalités sont deux types des entités administratives qui n’ont jamais eu à se côtoyer auparavant, chercheurs et membres des Premières Nations sont unanimes sur cette affirmation.
Tim Daniels, chef des opération de l’exploitation de la Treaty 1 Development Corporation, affirme au micro de Kyle Muzyka en février 2022, que les réserves rurales ont été aménagées loin des villes dans les années 1800 et 1900, ce qui les a « laissés à l’écart de l’économie ». Expatriations des réserves à proximité des centres urbains, système de passe pour sortir des villes, interdiction de vendre ses biens agricoles, l’histoire montre bien que les communautés autochtones et la ville ont évolué en parallèle.
La municipalité est le chef de table
Les accords municipaux reconnaissent le droit à la souveraineté de la communauté autochtone sur son terrain, « mais leurs décisions doivent être compatibles, en tout point, avec leurs arrêtés », explique madame Bezamat-Mantes.
Un conseil de bande souhaite légiférer sur l’interdiction de fumer dans l’aire de sa réserve, mais la municipalité n’a aucune loi concernant ce type d’interdiction? Et bien, la loi ne peut pas être reconnue. C’est ce qui est survenu à Muskeg Lake, à Saskatoon, dans les années 1980. Lois, aménagements ou construction : tous doivent être approuvés par le conseil municipal pour assurer une continuité absolue dans la ville. Les réserves urbaines sont des enclaves juridiques seulement: ces petits espaces autochtones ne se distinguent pas du reste de la ville dominée par les Allochtones.
« En personne de l’extérieur de cette situation, je me disais : “ [les membres des Premières Nations] se font arnaquer, ils se font enlever le droit de légiférer sur leur terre!”. En fait, ils sont très pragmatiques: ils acceptent de faire un petit compromis sur ce territoire-là où une minorité de leur population vit afin de développer une activité économique et de donner de la fierté à tous ses membres », explique madame Bezamat-Mantes.
Il faut souligner que les réserves rurales, malgré la proximité des villes, ne vivent pas les mêmes réalités. Wendake ou Takuaikan Uashat Mak Mani-Utenam, au Québec, ne sont pas confrontés à ce type de réalité n’étant pas une réserve urbaine: elles conservent leur liberté décisionnelle.
La province de la fleur de Lys, un jackpot pour les réserves urbaines?
L’augmentation de la population autochtone en ville et le flagrant manque de données sur ce phénomène au Québec ont amené le Regroupement des centres d’amitiés autochtones du Québec (RCAAQ) a créer l’Observatoire des réalités autochtones urbaines, en décembre 2022.
Cependant, leurs observations ne porteront pas sur les réserves urbaines dans la province de la fleur du Lys : le Québec est l’une des rares provinces à ne pas en avoir. Et ce, pour une raison qui semble échapper au RCAAQ, à madame Bezamat-Mantes et à Frédérique Cornellier, auteure de l’essai Kitakinan : parce que la ville est aussi autochtone.
Madame Cornellier est aussi chercheuse aux dossiers autochtones de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Elle observe que les interlocuteurs politiques autochtones en ville sont toujours absents au Québec, et ce, même si 55% de la population autochtone de la province vit en milieu urbain.
Les centres d’amitié sont présents dans certaines villes québécoises. Regroupés sous le RCAAQ, ils peuvent avoir une certaine voix au sein de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) : « Mais l’APNQL regroupe les Chefs… Le poids politique des centres d’amitié autochtones différents d’une région à une autre et ce ne sont pas toustes les Autochtones qui y vont ».
Réserve ou communauté, les préjugés persistent
Les retombées économiques des réserves urbaines sont incontestables. Cependant, des réserves urbaines de Saskatoon aux communautés autochtones de Val-d’Or, les siècles d’absence de communication se font ressentir. Les préjugés qui sévissent encore en constituent la preuve.
Quinze ans se sont écoulés depuis la publication de l’essai de madame Cornellier et le fossé entre Autochtones et Allochtones persiste. La vague de dénonciations des femmes autochtones abusées par des policiers de Val d’Or en 2015 l’a accentuée. Malgré les initiatives politiques pour en réduire la profondeur, plusieurs Allochtones voient les Autochtones comme une menace à leur sécurité et à la propreté de leur ville. Le côtoiement entre les deux nations est « moins distant [qu’en 2008], mais il n’est pas rapproché ».
De son côté, pendant ses recherches sur le terrain à Winnipeg et Saskatoon entre 2013 et 2020, madame Bezamat-Mantes a été confrontée à : « une résistance forte et [à] une ignorance crasse de l’histoire des droits et des traités, bref, la raison pour laquelle on en est là aujourd’hui. ».
« Le défi de l’urbanité et de l’autochtonie c’est, pour reprendre les mots de Carole Lévesque, “ rendre visible l’invisible”. Il faut rendre visible l’histoire autochtone. Ici, à Val-d’Or, ce premier pas permet aux citoyens de les faire réaliser qu’il y a 100 ans, leur ville était un territoire de chasse », affirme la Valdorienne.
Éduquer la population et les leaders politiques allochtones est, pour reprendre les mots de madame Bezamat-Mantes, « un travail de fourmi ». Il y a tout de même un changement lent et progressif. Par exemple, Winnipeg, réticente aux réserves urbaines, accueillait à la fin de la thèse de la doctorante, quatre réserves urbaines. De son côté, les réserves urbaines de Saskatoon organisent des tours guidés de leurs quartiers pour faire tomber les préjugés.
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