Le nouveau premier ministre, Mark Carney, n’a pas tardé à se démarquer du gouvernement Trudeau. La suppression du ministère des Femmes et de l’Égalité des genres a particulièrement provoqué incompréhension et indignation sur les réseaux sociaux. Carney a justifié ce remaniement par la volonté de gouverner plus efficacement en se concentrant sur les priorités des Canadien.nes. Pourtant, même s’il s’agit d’un cabinet de transition, cette décision soulève une question essentielle : pourquoi l’égalité des genres ne semble-t-elle pas en faire partie?
Par Marie Tremblay, journaliste multiplateforme
Évolution de la condition féminine au Canada
Autrefois confinées au rôle de femmes au foyer, les femmes canadiennes se sont battues pour obtenir les droits dont nous profitons aujourd’hui. En effet, avant 1929, les femmes n’étaient même pas considérées comme des personnes au sens de la loi.
La Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1967-1970) représente un tournant majeur. Présidée pour la première fois par une femme, Florence Bird, cette commission avait pour objectif de dresser le portrait de la condition féminine au pays, pour ensuite proposer des pistes de solutions qui amélioreraient l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. Les nombreux témoignages – 468 mémoires et près de 1000 lettres – et les auditoires aux quatre coins du pays ont mis en lumière la discrimination et les préjugés auxquels les femmes faisaient face dans leur quotidien, mais ont également permis aux femmes d’exprimer leur désir d’émancipation et de reconnaissance.
Les constats du rapport englobent toutes les sphères de la société : éducation, politique, économie, vie de famille, nationalité, criminalité, etc. En 1970, Mme Bird couchait sur papier la volonté d’une société à évoluer vers l’inclusion des femmes, tout en intégrant les biais de cettedite société :
Constat #4 : « Un monde organisé et gouverné par des hommes aurait naturellement tendance à maintenir les femmes dans un état subalterne. »
Constat #6 : « Bien des femmes, de leur côté, ont, au cours des temps, fait entendre une longue protestation souvent imperceptible dans un monde encore sourd au problème social du sort réservé aux femmes. »

Au niveau politique, le rapport de Bird recommandait une plus grande représentation des femmes au parlement afin que leurs voix soient entendues. C’est ainsi que Condition féminine Canada est devenu un organisme fédéral en 1976 avec le mandat d’« améliorer la sécurité économique et la prospérité des femmes, encourager les femmes à occuper des postes de responsabilité et à participer à la vie démocratique, et éliminer la violence faite aux femmes et aux filles. »
Ce n’est quand 2018 que le gouvernement libéral a créé un ministère entièrement dévoué à la cause : le ministère de la Condition féminine. Selon Stephanie Paterson, docteure spécialisée en politique publique canadienne et gouvernance féministe, « c’était un signal clair de l’importance que le gouvernement Trudeau donnait à l’égalité des sexes ». Une telle prise en compte par un gouvernement était une première. Depuis, ce ministère avait pris le nom de ministère des Femmes et de l’Égalité des genres.
C’est donc une longue histoire d’émancipation qui est retournée sous juridiction ministérielle autre.
Surtout, ne pas être woke
Plusieurs stratégies politiques pourraient motiver la décision de Mark Carney. Il sera peut-être premier ministre pour quelques semaines seulement, puisque de nouvelles élections auront lieu le 28 avril pour élire un nouveau premier ministre – aucune femme n’est dans la course. Depuis qu’il a redonné une position plus centriste à son parti, les Libéraux ont regagné une popularité impressionnante dans les sondages. Rien n’indique que cette décision restera finale si Carney est élu premier ministre.
Par ailleurs, le désir de M. Carney de faire une coupure avec les idées « woke » de Trudeau est clair. Avec ses 23 ministères, contre 38 sous Trudeau, le cabinet de M. Carney a coupé dans tous ceux favorisant l’équité, la diversité et l’inclusion (EDI) – le ministère de la Diversité, Inclusion et des Personnes en situation de handicap et celui de la Famille, des Enfants et du Développement social, par exemple. Les mandats de ces ministères n’ont pas disparu, ils ont cependant été fusionnés à d’autres.
C’est ainsi que Steven Guilbault, ancien ministre de l’Environnement, se retrouve ministre de la Culture et de l’Identité canadiennes et responsable de Parcs Canada. Un mandat très large auquel s’est greffé l’égalité des genres. On peut donc s’attendre à ce que les questions d’égalités de genre ne soient pas le centre de l’attention du ministre. Pour Mme Paterson, il est évident que cet enjeu sera moins visible au sein de la machine gouvernementale et, par le fait même, une moins grande priorité.
En temps de guerre économique, pas le temps pour des histoires de bonnes femmes
Mis à part le positionnement politique de M. Carney, la situation tendue avec les États-Unis pourrait également justifier le retrait des ministères favorisant l’EDI. Quand Carney parle des priorités des Canadiens, il réfère, et avec raison, à la guerre tarifaire. En revanche, pourquoi dédier une attention particulière à cette situation empêche d’allouer des ressources à d’autres luttes et d’autres groupes?
« Il y a une tendance à conceptualiser ou à percevoir les questions d’égalité comme des questions de politique identitaire. Et donc, lorsque vous les réduisez à de simples enjeux de politique identitaire, elles deviennent des choses agréables à avoir, mais non essentielles. Ce sont des sujets que l’on peut aborder plus tard. », explique Mme Paterson.
Pourtant, diminuer les inégalités de genre a un réel impact bénéfique sur les sociétés. Une étude européenne démontre que l’égalité des genres permettrait la croissance économique en stimulant la création d’emplois et la productivité, en plus d’augmenter le PIB par habitant et de rendre le pays plus compétitif sur les marchés internationaux (retrouvez l’étude en appendice de l’article).
« C’est justement en période de crise qu’il est essentiel de rassembler un grand nombre de personnes autour de la table et de réfléchir à la manière dont on va y faire face. », conclut Paterson.
Continuer la lutte
Au Canada, bien que les femmes soient dans une position enviable, on ne peut pas considérer que l’égalité est atteinte. Il y a encore du chemin à parcourir au niveau de la parité salariale et de la place réservée aux femmes dans certains métiers.
La question des femmes dans la sphère politique a été creusée par plusieurs pièces de théâtre (Portes closes, Politique 101) et livres (Le Sexe du pouvoir) récents. Leur conclusion ? La politique est encore un boys club.

Interrogée sur la défaite cuisante de Chrystia Freeland, qui n’a obtenu que 8 % des voix, Mme Paterson affirme que le genre joue un rôle dans une candidature. Dans le cas de Freeland, aurait-elle pu mener efficacement les négociations avec Trump alors que ce dernier l’a traitée de « nasty woman », un commentaire affreusement déplacé qui fait directement référence à son genre ? On peut supposer que son faible score électoral apporte, en partie, une réponse à cette question.
Il faut rester vigilant.es, car la lutte pour l’égalité n’est pas terminée et ne le sera jamais, puisque rien n’est acquis. Un ministère, un arrêt juridique… il suffit d’une signature pour effacer des années de travail.
Cependant, il y a de quoi être optimiste : les gens utilisent l’espace public pour parler des enjeux et faire entendre leur voix. Il en ressort que, oui, l’égalité des genres est une des priorités des citoyens Canadien.nes.
Références
Bird, F. (1970). Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada. https://epe.lac-bac.gc.ca/100/200/301/pco-bcp/commissions-ef/bird1970-fra/bird1970-fra.htm
Gouvernement du Canada. (2024). Vingt-neuvième ministère—Les Ministères—Répertoire des ministères canadiens depuis la Confédération. https://guide-ministries.canada.ca/fr/canadian-ministries/ministry-details/34/1
Gouvernement du Canada. (2024a). Histoire des femmes au Canada : Chronologie. https://www.canada.ca/fr/femmes-egalite-genres/commemorations-celebrations/mois-histoire-femmes/histoire-femmes-canada-chronologie.html
Morais Maceira, H. (2017). Economic Benefits of Gender Equality in the EU. Intereconomics, 52(3), 178‑183. https://doi.org/10.1007/s10272-017-0669-4