Parce qu’au-delà de la posture de littéraire que certain.e.s intellectuel.le.s tentent encore de lui coller à la peau – comme si cette boîte de concentré suffisait à rendre compte de la diversité de son œuvre et de ses accomplissements, plus encore de son legs à la société québécoise – Jeanne Lapointe s’est dotée d’une mission nettement plus ambitieuse. C’est qu’il y a, dans cette introduction plus ou moins formelle qu’il me plaît à présenter, une sorte de mise en garde : considérez-la dans son entièreté et sa complexité, ou pas du tout. Son œuvre est éparse et fragmentée, certes, mais c’est justement cette constellation des expériences, des idées et des transgressions qui montre l’impertinence de ce cherry picking dangereux et réducteur. Jeanne Lapointe, c’est aussi donner sens à ce morcellement qui contribue encore aujourd’hui à l’édification de cette figure marquante ayant profondément changé le Québec moderne – rien de moins. Portrait d’une visionnaire avec un e.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, cheffe de pupitre aux arts
Portrait : femme(s), laïcité et plafond de verre
Pour entrer dans le vif du sujet, on peut dire que Jeanne Lapointe est une femme québécoise. Pas de quoi s’exciter jusqu’à présent. On continue.
Jeanne Lapointe est aussi une femme de lettres – et c’est probablement d’où provient cette manie de ne la voir qu’ainsi. Elle est, en 1938, la première femme diplômée de la Faculté des Lettres à l’Université Laval. En 1939, elle devient la première professeure de littérature de cette même faculté. Elle a dû se tailler une place au sein d’un milieu d’hommes, patriarcal dans sa structure. D’ailleurs, la plupart des hommes avec qui elle a collaboré ou avec qui il y a eu confrontation sont devenus célèbres, ont été enseignés, ont franchi l’étape ultime de la consécration, bref. Pourtant, Jeanne Lapointe semble parfois avoir sombré dans l’oubli, et ce, malgré le fait que sa contribution à la modernisation du Québec ait nettement égalé celles de ses homologues masculins. Pourquoi? Peut-on uniquement l’attribuer à sa tendance à travailler dans l’ombre? Oui, en petite partie, mais pas exclusivement. En fait, cet effacement se veut inévitablement une manifestation des inégalités et des rapports de domination genrés au sein de l’institution littéraire et de l’espace public québécois plus largement. Les gens ne la connaissent peu ou pas, même si c’est une tendance qui tend à s’estomper au fur et à mesure que l’on s’y intéresse et qu’on en parle.
J’ai eu la chance de m’entretenir avec Claudia Raby (quelle expérience enrichissante, d’ailleurs), professeure de lettres au Cégep de Lévis et doctorante en études littéraires à l’Université Laval, dont la thèse consiste à écrire la biographie intellectuelle de Jeanne Lapointe. Selon celle qui a consacré son mémoire de maîtrise au parcours critique de Jeanne Lapointe (2007), « plusieurs chercheuses universitaires ont travaillé à la faire connaître depuis une vingtaine d’années. Chantal Théry (U. Laval), Mylène Bédard (U. Laval), Nathalie Waytten ( U. de Sherbrooke), moi-même et quelques autres, essayons de rendre Jeanne Lapointe à l’Histoire. Mais pourquoi en sommes-nous actuellement à devoir réhabiliter des figures oubliées de femmes influentes? C’est vrai que Jeanne Lapointe avait une volonté de rester dans l’ombre, mais ce serait un peu de l’accuser elle- même, et donc en faire un cas singulier, que d’attribuer son effacement à sa seule humilité, bien qu’elle soit réelle. Elle prenait la parole et investissait des plateformes au nom de ses idées et des femmes, et elle ne se gênait pas pour aller de l’avant mener des batailles.» Il faut donc faire attention à ne pas confondre son humilité avec une dissimulation volontaire. Cette autre responsable, celle qu’on doit pointer du doigt avec insistance et d’un ton accusateur, c’est l’institution. L’institution, qui, encore aujourd’hui, force les femmes à emprunter des chemins et des voies de contournement, à mettre en place des techniques, des stratégies et des réseaux en marge pour en arriver à leurs fins. Au sein d’un champ littéraire androcentré, les femmes apparaissent toujours comme autres ou nouvelles, et
c’est une tradition, un mode de pensée qui continue d’agir et qui les force à constamment négocier avec les normes de genres : « Moins bien placées dans ces espaces, les femmes ne sont pas créditées pour leurs inventions, voire en sont dépossédées, et sont, en conséquence, invisibilisées. À cet égard, les apports de la critique littéraire féministe et de la sociologie des rapports sociaux de sexe appliqués à la littérature renouvellent ainsi l’historiographie littéraire et interroge la participation des femmes aux élites culturelles et intellectuelles. » (Naudier, 2010). Nécessairement, les femmes en sont venues, Jeanne Lapointe incluse, à être plus créatives pour faire valoir leur travail. Claudia aborde justement ces difficultés :
« La publication du livre, qui reste une voie principale de consécration en littérature, n’est devenue plus facile d’accès pour les femmes que tardivement dans l’histoire, comme en témoignent les travaux de Chantal Savoie (UQAM). Jeanne Lapointe, d’ailleurs, n’a jamais publié de livre. Son premier et unique ouvrage est son anthologie parue en 2019, plusieurs années après son décès. Elle a plutôt publié des articles ou des petits textes ici et là, stratégie que les femmes ont souvent utilisé parce que les grandes plateformes ne leur étaient pas si facilement accessibles, ce qui fait en sorte que son œuvre est éparse et a été difficile à réunir. Je trouve encore des nouveaux textes de Jeanne Lapointe, et je suis convaincue qu’on continuera d’en découvrir d’autres. Son œuvre écrite se révèle d’ailleurs plus vaste qu’il n’y paraissait au début de mes recherches en 2003. En fait, la façon étendue mais disséminée dont Jeanne Lapointe a pris la parole reflète sa façon de travailler «politiquement» en coulisses, en ce sens où elle entrait dans les institutions pour transformer les règles afin de rendre notamment l’éducation, la publication et la prise de parole plus accessibles à tous et toutes.
Il y a aussi tout le phénomène de décrédibilisation de la parole des femmes qui est encore actuel. La parole et l’expertise des femmes sont moins prises au sérieux. C’est un triste héritage de la tradition, un legs historique à effacer.
Ce qui est étonnant avec Jeanne Lapointe, si l’on regarde, par exemple son parcours dans les années 1950 chez Cité Libre, c’est que sa parole a tout de même été tenue en haute estime par ses contemporains masculins, même si la postérité en a peu retenu de sa contribution à l’histoire intellectuelle au Québec. Elle tenait très tôt des discours sur des sujets généralement réservés aux hommes, comme la culture nationale, l’importance de la langue française, la liberté. À ce que je sache, elle n’a pas été muselée ou insultée sur la place publique pendant cette période. Il faut dire que son statut de professeure à l’université lui octroyait une certaine légitimité, c’était une situation privilégiée. Malgré tout, elle est longtemps restée dans l’ombre et on a souvent justifié ce phénomène par son humilité, mais ce s’explique aussi par le caractère parallèle des voies qu’elle a parfois été forcée d’emprunter et, plus largement, par la tendance historique à marginaliser les accomplissements des femmes. »
Il y a ici trois facteurs à prendre en considération dans leur ensemble, d’autant plus que cette fameuse humilité à laquelle on l’associe aurait très bien pu lui être imposée. C’est une autre des stratégies à laquelle les femmes peuvent recourir pour contrebalancer ou même camoufler la subversion qu’elles opèrent et le dérangement qui en résulte.
Une littéraire donc. Et après ? Jeanne Lapointe portait aussi en elle les germes de la pensée moderne, ce qui contribuait non pas nécessairement à la placer en marge, mais à ce qu’elle se démarque : « Elle voulait opter pour une pédagogie plus axée sur le dialogue avec les étudiant.e.s. Elle enseignait aussi, très tôt dans sa carrière, une approche littéraire axée sur la psychologie du texte et les symboliques, elle refusait de suivre la voie dominante qui aurait consisté à en faire une lecture plus nationaliste », m’explique Claudia Raby. « Dans les années 1940 et 1950, elle faisait partie d’une nouvelle génération d’étudiant.e.s et de professeur.e.s à l’Université Laval, et elle était en relation de complicité avec certaines de ces personnes, notamment Jean-Charles Falardeau, Arthur Tremblay et plus tard Fernand Dumont.Ces jeunes gens avaient une vision très moderne de la société québécoise et de la liberté de pensée. »
C’est une manière de percevoir les choses qui s’est aussi étendue à leur conception de l’enseignement et à son rapport aux grands maîtres, dont l’aura un brin mythique semblait plus souvent qu’autrement masquer l’essentiel de leurs contributions, et surtout le besoin de renouvellement et de réactualisation de ces dites contributions. Il y avait là un rejet de cette idée des plus grands que soi à l’autorité absolue, du savoir tout puissant venu de la main de Dieu qui devait être gobé sans trop de questionnements ni de réflexions de la part des étudiant.e.s. La question du dialogue s’y retrouve tout de suite centrale. Ce n’est ainsi pas pour rien qu’elle a siégé sur la Commission Parent, par laquelle elle a valorisé la mixité et l’inclusion des filles à l’école et la laïcisation des professeur.e.s, ou sur la Commission Bird, commission féministe fédérale sur la condition des femmes au Canada, commissions sur lesquelles nous reviendrons plus tard : « La commission Bird a énormément déterminé son féminisme. Il s’agissait de faire une enquête pour cibler et comprendre les problématiques de la vie et de l’éducation des femmes. L’enquête l’a sensibilisée elle, mais le rapport Bird a aussi eu un impact sur toutes les femmes au Canada. Plus tard, Jeanne Lapointe en est venue à former des groupes de femmes à l’Université Laval, elle a donné les premiers cours de littérature dans une perspective féministe. Quand elle a pris sa retraite en 1987, elle a absolument tenu à ce qu’un poste de professeure de littérature dans une perspective féministe soit créé. C’est Chantal Théry qui est devenue cette professeure après le départ de Jeanne Lapointe. Aujourd’hui, c’est Mylène Bédard qui occupe ce poste toujours aussi essentiel. C’est une forme professionnelle de filiation et de transmission. »
Ce sont de grandes répercussions que Jeanne Lapointe a eues sur la société et qui ne sont certainement pas à négliger. Dans cette même veine de pensée moderne et pour nommer un autre accomplissement, elle a également été l’une des premières femmes à contribuer à la revue Cité Libre (mention spéciale à Andrée Desautels), espace de débats intellectuels et politiques.
Avant les années 1960, être l’une des pionnières qui ont participé d’un décloisonnement des sphères masculines et féminines au Québec en intervenant en tant qu’experte dans l’espace public n’est pas rien : « La décennie 1950 est le moment où Jeanne Lapointe a été le plus médiatisée. Elle a été présente sur plusieurs plateformes comme Radio-Canada, Cité Libre ou Le Devoir, de façon assez récurrente. Par sa présence et le contenu de ses discours, elle venait déconstruire la ségrégation qui existait dans les médias à ce moment-là. La parole des femmes était généralement limitée aux pages féminines et aux genres de l’intime, et elles devaient se restreindre à des sujets désignés, comme l’éducation des enfants, la moralité, la domesticité. C’était ça, leur lieu, qui était une sorte d’espace parallèle, comme si elles n’existaient pas vraiment. Il ne fallait pas qu’elles se mêlent de repenser l’enseignement, voire le système d’éducation, ou de décoder la société canadienne-française, mais c’est exactement sur ces sujets que Jeanne Lapointe se prononçait.» En s’inscrivant de la sorte dans l’espace public, elle réussissait à briser les frontières entre le masculin et le féminin et donnait, d’une certaine manière, le droit aux femmes de s’exprimer sur des sujets qui leur étaient jusqu’à lors interdits et qui concernent la société dont elles font partie.
À celleux qui ne connaissent pas Jeanne Lapointe, on pourrait aussi mentionner qu’elle était laïque. Point important. La transgression opérée par Jeanne Lapointe au cours de sa carrière est donc double : d’une part, par sa posture d’intellectuelle femme qui non seulement se taille une place dans un milieu machiste, mais participe d’une agentivité et d’une confrontation, et d’autre part par sa laïcité et sa volonté d’attaquer l’angle religieux de la lecture de textes et le dogmatisme de la religion, d’autant plus qu’à l’époque, une bonne partie du corps professoral de l’Université Laval y est affiliée d’une manière ou d’une autre. Certains débats à cet égard ont eu lieu, quoique pas systématiquement envenimés :
« On note une tension amicale et respectueuse entre elle et Félix-Antoine Savard, le doyen de la Faculté des lettres, avec qui elle publie un débat d’idées sur la littérature, la critique littéraire et l’enseignement dans Cité Libre en 1954. Pour Félix-Antoine Savard, la vision de Jeanne Lapointe, qui est plus moderne et plus axée sur le contact avec les étudiant.e.s, est quelque chose d’un peu inquiétant. Pour lui, qui reste associé à son allégeance cléricale, il faut enseigner les droits naturels, ce qui est bon ou l’est moins et la moralité religieuse, mais notons qu’il ne se situe pas non plus dans le dogmatisme que dénonce Jeanne Lapointe. Elle était anticléricaliste, mais pas irrespectueuse envers les membres du clergé. Ce qu’on trouve dans leurs échanges, c’est une très grande politesse et une estime réciproque. D’un côté, Savard reconnaît constamment la grande expertise de Lapointe; de l’autre, elle témoigne d’un profond respect pour le jugement et l’ouverture de son collègue. C’est même Jeanne Lapointe qui a eu l’idée de publier leur échange chez Cité Libre pour montrer qu’on peut ne pas être en accord et tout de même dialoguer pour enrichir une réflexion commune. C’est une dynamique qu’on a appelée l’« éthique du dialogue » chez Jeanne Lapointe, cette idée qu’il est fructueux de confronter des points de vue divergents. Là où Jeanne Lapointe a eu des affrontements plus vigoureux, c’est pendant sa période féministe dans les années 1970. Là, ça a joué beaucoup plus dur.»
En d’autres mots, Jeanne Lapointe a occupé une place marquée tant en littérature que sur le plan social au Québec, pouvant être considérée comme une pionnière qui a brisé plusieurs plafonds de verre au cours de sa carrière et qui a transformé la société québécoise dans une optique de démocratisation.
Lettre de Jeanne Lapointe en réponse à Félix-Antoine Savard
Le 25 février, 1954
Monseigneur Félix-Antoine Savard,
Doyen de la Faculté des Lettres,
Université Laval.
Monseigneur,
Les directeurs de Cité Libre me disent que mon article est déjà sur les galées, mais que la publication de la revue est retardée parce qu’un de leurs collaborateurs leur fait défaut pour le moment.
Je voudrais profiter de ce délai pour leur faire une proposition, si elle vous agrée. Je serais étonnée que, de leur côté, ils ne l’accueillent pas avec le plus grand intérêt.
Consentiriez-vous à laisser publier, à côté de l’article dont vous ne partagez pas les opinions, la lettre que vous m’avez adressée à ce propos ; s’il est vrai que l’article en question puisse faire tort aux lecteurs de Cité Libre – ce que je ne pense pas – votre lettre apportera d’elle-même les correctifs nécessaires. On y verra en outre que des gens d’opinion contraire peuvent se parler avec amitié et respecter les idées les uns des autres.
J’exigerais que la lettre soit publiée sans commentaire, mais que l’on mentionne simplement que vous avez permis la publication et que je l’ai demandée. Il me serait égal, personnellement, qu’elle soit publiée au complet; mais il est sans doute préférable qu’on y supprime les paragraphes concernant ma situation à la Faculté, qui pourraient être malicieusement interprétés comme des tentatives d’intimidation, par des lecteurs qui ne vous connaîtraient pas.
Je vous envoie copie de ce qui resterait ainsi de la lettre, et, à part, copie des passages qui pourraient être omis, afin que vous puissiez relire le tout avant de me donner votre réponse.
Quant à ce qui concerne le cours sur la critique, Dieu m’est témoin que je n’ai pas demandé à le faire et que je ne serais nullement vexée de le voir supprimer. Mais je crois que les cours que je fais sont tout à fait ad usum delphini, bien que j’aie le droit, en dehors de la Faculté et en matière d’opinion, de m’exprimer plus librement. Je tenais à vous soumettre l’article en question parce que vous étiez l’un des écrivains dont je parlais un peu longuement, et non pas parce que les professeurs de la Faculté ont l’obligation de soumettre tout ce qu’ils écrivent au Doyen de la Faculté.
Pour revenir au cours sur la critique, vous pourrez interroger à ce propos un religieux bénédictin qui a suivi le cours que je donnais l’an dernier sur la critique aux candidats à la maîtrise : c’est un franco-américain, le Père Léon Bourque, qui est encore ici pour quelques semaines (chez les Franciscaines, sur la Grande Allée, son numéro de téléphone est 3-2334) ; je ne le préviendrai d’aucune manière et il vous parlera ainsi en toute liberté. Le cours, comme tout autre cours d’histoire littéraire, consistait à faire connaître les critiques d’aujourd’hui, et à dire honnêtement quel est le contenu de leur oeuvre. Les opinions sur l’orientation culturelle ou politique du Canada français n’ont rien à y faire, me semble-t-il.
Je vous suis très reconnaissante, Monseigneur, de m’avoir exprimé votre point de vue avec autant de sincérité et d’amitié. C’est la seule manière, probablement, de garder quelque humanité aux relations entre les êtres et les peuples, dans un monde qui menace à tout moment de se replonger dans la barbarie. Il me semble, pour ma part, qu’on est beaucoup plus proches les uns des autres, après s’être parlé aussi franchement.
Croyez bien, Monseigneur, à mes sentiments les meilleurs.
Jeanne Lapointe,
36, rue Sainte-Ursule,
Québec
Legs, apports et implications
On a déjà, au fil de cet article, mentionné l’ampleur de Jeanne Lapointe au Québec, figure intellectuelle majeure, entre autres durant la Révolution tranquille. Son influence s’est fait ressentir de diverses façons, s’incarnant à travers son implication au sein de la Commission Parent sur l’enseignement au Québec et de la Commission Bird sur la situation des femmes au Canada, sur lesquelles nous avons assez rapidement attiré l’attention. La première, ayant lieu de 1961 à 1966, se voulait une commission d’enquête mise en place par le gouvernement libéral de l’époque qui a notamment mené à la création des cégeps : « Elle n’avait pas peur de l’ouvrage, c’est certain! Elle continuait à donner ses cours à l’université en même temps qu’elle travaillait assidûment à la commission Parent. Les commissaires se voyaient toutes les semaines, presque sans exception, à Québec et à Montréal, et voyageaient à travers le monde pour explorer d’autres systèmes d’éducation. Après le dépôt du rapport Parent, Jeanne Lapointe a tout de suite accepté de siéger à la Commission Bird au début de 1967, jusqu’à la fin en 1970. C’était étonnant, parce que c’était aussi très demandant. En fait, toute la décennie 1960 s’est passée en commissions d’enquête pour Jeanne Lapointe. Grâce aux témoignages de Guy Rocher, seul membre encore en vie de la commission Parent, on comprend de mieux en mieux le legs de Jeanne Lapointe au Québec moderne et on cerne plus précisément le rôle prépondérant qu’elle a joué dans cette commission. Elle et lui ont rédigé de larges pans du rapport, c’est-à-dire la majorité des recommandations. Jeanne Lapointe était de ceux et celles qui tenaient à ce que les commissaires rédigent le rapport, dans une langue claire et précise, de façon à se donner aussi le contrôle sur leur étude. D’un point de vue esthétique, c’est un des grands apports de Jeanne Lapointe à la commission Parent. Du côté du contenu, elle a orienté plusieurs recommandations, comme celles qui concernent la laïcisation du système scolaire, la mixité à l’école, un meilleur accès des filles à l’éducation supérieure, la démocratisation de l’enseignement pour que les personnes de tous les milieux socioéconomiques y aient accès. C’est aussi elle qui aurait rédigé tout le tome III de ce rapport, qui porte directement sur les contenus enseignés en classe.» On jase, on lit une liste de réalisations : vite comme ça, ça peut paraître encore abstrait, difficile à s’imaginer quand on n’est pas dans le domaine, pas « dans la gang ». Je le redis, parce que ce n’est pas à minimiser : cette commission a grandement contribué à façonner le Québec tel qu’on le connaît actuellement. C’était un exploit incroyable que de faire tomber le clergé de l’éducation. Si j’use de cette circularité dans mon propos, c’est parce que l’accès pour toustes à l’éducation est réellement venu changer le visage de la société québécoise. C’est une des valeurs que, collectivement, on a choisi de protéger et de mettre de l’avant. Cet apport à l’éducation et aux avancées féministes, cette passion plutôt, elle a également pu les mettre à profit lors de sa participation à la Commission Bird, en militant, par exemple, pour une meilleure représentation des femmes dans les manuels scolaires et les documents gouvernementaux. Encore une fois : chapeau. Jeanne Lapointe est initialement nommée sur cette commission parce qu’elle ne se disait pas encore féministe : elle devait en fait contenir les féministes et limiter leur impact dans la commission. Finalement, elle devient la féministe la plus radicale à y siéger. Cette agentivité des femmes qu’elle souhaitait si ardemment voir s’accroître et s’épanouir, Jeanne Lapointe en était l’incarnation.
D’ailleurs, en analysant de plus près le parcours d’écrivaines telles Gabrielle Roy, Anne Hébert ou Marie-Claire Blais, on réalise rapidement que Jeanne Lapointe, durant la période moderne, a joué un rôle de mentorat important, quoiqu’encore une fois en restant dans l’ombre. Chez Cité Libre, elle tente même d’attirer l’attention sur certain.e.s auteur.rice.s, comme Hector de Saint-Denys Garneau, qui appartiendront éventuellement au canon littéraire et seront considéré.e.s comme des classiques. Mais pour les femmes qu’elle a accompagnées, ce n’était pas gagné d’avance : pour ces autrices mentorées, ayant été parmi les premières à être reconnues à l’international et à vivre de leur écriture, la pression de maintenir cette réussite était très forte suite à leur succès. Il y a ce travail en aval, oui, mais on peut supposer que sans femmes agentives comme Jeanne Lapointe dans le corps professoral de l’université et dans la sphère publique, la consécration de ces autrices mentorées aurait été plus lente. Son impact était considérable : « En ce moment, des chercheuses comme Mylène Bédard et Nathalie Watteyne déterrent beaucoup d’archives et mettent au jour ce travail de mentorat accompli par Jeanne Lapointe, qui était encore inconnu jusqu’à récemment. Ça éclaire une grosse partie de la carrière de Jeanne Lapointe qui se réalisait dans l’ombre, car le mentorat, c’est avant tout valoriser l’autre personne. Et ce n’est pas anodin que Jeanne Lapointe ait été la mentore de beaucoup d’écrivaines et de peu d’écrivains : elle avait le souci de favoriser des conditions de création qui permettraient aux femmes de se faire une place dans le paysage culturel. Ses
archives révèlent qu’elle a travaillé sur le manuscrit de Pierre le magnifique de Roger Lemelin au début des années 1950, mais ses affiliations se sont davantage tissées avec des femmes. Son mentorat auprès d’elles touche plusieurs dimensions. Elle a commenté leurs manuscrits, beaucoup travaillé le style et la langue. C’était sa spécialité, comme en témoigne son titre officiel de professeure de grammaire française, même si son enseignement de la littérature a largement dépassé les aspects stylistiques et linguistiques. On sait aussi, grâce aux recherches de Nathalie Watteyne, qu’elle travaillait à la diffusion des œuvres, un peu comme une agente, notamment pour Anne Hébert. Elle accomplissait un travail de pré-édition, d’une certaine façon. Elle établissait des liens avec les éditeurs, avec des intellectuel.le.s, elle en convoquait même pour l’écriture de préfaces. Les travaux de Mylène Bédard montrent que tout le réseautage, particulièrement celui entre femmes – des écrivaines, des artistes, des intellectuelles, des professeures, est un des aspects prépondérants du mentorat et de l’influence de Jeanne Lapointe. On peut penser qu’elle était sensible à un manque, aux obstacles vécus spécifiquement par les femmes, à cette occultation systémique dont son travail a lui-même fait l’objet. Et cette sensibilité, elle était visiblement présente chez elle bien avant la Commission Bird.»
Jeanne Lapointe et l’Université Laval aujourd’hui
Il existe, à l’Université Laval, le Fonds Jeanne-Lapointe en études féministes, créé suite au décès de Jeanne Lapointe survenu en 2006. Il « a pour objectif de favoriser la formation, la recherche et son rayonnement, et les services à la collectivité en études féministes. Il pourra ainsi servir à l’attribution de bourses d’excellence, à soutenir l’émergence de nouveaux projets de recherche ou de services aux collectivités féministes et à soutenir des activités de formation et de rayonnement des études féministes. » (Fonds Jeanne-Lapointe, Site de la Chaire Claire-Bonenfant de l’Université Laval). On y retrouve également plusieurs documents et objets de toutes sortes, dont certains légués par la famille de Jeanne Lapointe, qui portent sur sa vie en tant qu’intellectuelle et qui témoignent de son parcours.
Plus sérieusement, j’ai des questions pour l’Université Laval. On change de ton. Depuis quelques années, on milite pour que le pavillon des sciences de l’éducation soit nommé en l’honneur de Jeanne Lapointe, les femmes étant en plus sous-représentées en ce qui concerne la toponymie des pavillons de l’université. Des hommes comme Alphonse-Marie Parent, Félix-Antoine Savard, Jean-Charles Bonenfant ou Charles De Koninck nomment presque la totalité du campus. Ce sont des hommes aux côtés desquels Jeanne Lapointe a travaillé ou même débattu. Pourquoi si peu de femmes, sachant par exemple qu’en 1983, elle publie Le meurtre des femmes chez le théologien et le pornographe (Lapointe, 1983) dans lequel elle exhibe les notes tirées du cours « La philosophie des sexes » donné par Charles De Koninck à l’Université Laval en 1937. Ce qu’on y trouve, c’est une misogynie très directe et violente, comme quoi le discours de domination n’est certainement pas une exagération de sa part et des féministes plus largement. Pourquoi lui, intellectuel certes, pourquoi eux et pas elle? Pourquoi l’université tarde-t-elle autant à nommer le pavillon de sciences de l’éducation en son nom ? Outrepassé la question administrative, il est où, le blocage? La résistance? Ce n’est pas comme si on devait retirer un nom d’un pavillon : le concerné n’en a même pas. Jeanne Lapointe a porté l’éducation du Québec moderne à bout de bras, mais plus encore l’éducation des femmes et des filles en leur ouvrant un monde des possibles au sein de l’espace public. Son héritage s’inscrit dans une filiation, dans un désir de transmission et de continuité, dans une ouverture et un dialogue avec l’autre, et ce, dans cet objectif de projection vers l’avant. Tous des éléments, qui, me semble-t-il – à moins que ce ne soit que moi qui soit à ce point déconnectée – concordent par.fai.te.ment avec notre vision de l’éducation au Québec, du rôle qu’elle devrait recouvrir. N’est-ce pas assez? Et que dire de la symbolique si un pavillon – celui de sciences de l’éducation, je vous le rappelle – portait son nom et se trouvait aux côtés du pavillon Félix-Antoine Savard? Il y a anguilles sous roche. On exige des réponses. Des vraies.
Références
Fonds Jeanne-Lapointe, Chaire Claire-Bonenfant de l’Université Laval, https://www.chaireclairebonenfant.ca/fonds-jeanne-lapointe/
Lapointe, J. (1983). Le meurtre des femmes chez le théologien et le pornographe. Les cahiers du GRIF (26), p.43-53. https:// www.persee.fr/doc/grif_0770-6081_1983_num_26_1_1368
Lapointe, J. Savard, F.-A. (2020). Échange épistolaire. Études Littéraires, vol. 49 (1), p. 89-94. https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2020-v49-n1-etudlitt04943/1065518ar/
Naudier, D. (2010). Genre et activité littéraire : les écrivaines francophones. Sociétés Contemporaines, vol.2 (78), p. 5-13. https:// www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2010-2-page-5.htm
Bédard, Mylène, « Jeanne Lapointe, mentore et amie », Études littéraires, vol. 49, no 1 (2020), p. 65-80.
Lapointe, Jeanne, Rebelle et volontaire. Anthologie 1937-1995, sous la direction de Marie-Andrée Beaudet, Mylène Bédard et Claudia Raby, avec la collaboration de Juliette Bernatchez, Montréal, Leméac, 2019, 253 p.
Raby, Claudia, Le parcours critique de Jeanne Lapointe, Québec, Université Laval (mémoire de maîtrise en études littéraires), 2007, 133 p.