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La laïcité de l’État : un débat de droit

Alors que la question de la laïcité de l’État n’a pas occupé une très grande place lors de la campagne électorale, elle semble désormais prioritaire pour le nouveau gouvernement élu de François Legault. Dix ans après le rapport de la commission Bouchard-Taylor, en passant par la Charte des valeurs avortée du PQ, puis la loi 62 du PLQ suspendue par les tribunaux, la CAQ souhaite mettre un terme au débat en proposant « une véritable loi sur la laïcité », comme l’a annoncé le député de Borduas, Simon Jolin-Barette. Celle-ci s’exprimera principalement par l’interdiction, à tous les employés de l’État en position d’autorité, de porter des signes religieux visibles en exercice de leurs fonctions.

Devant les doutes soulevés publiquement par le Premier ministre canadien Justin Trudeau sur ce projet, M. Legault affirme défendre un « consensus » partagé par les Québécois sur la question. Cependant, comme le souligne Louis-Philippe Lampron, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval, la validité de ce consensus est à questionner, considérant qu’il s’appuie sur le rapport d’une commission vieille d’une décennie et dont l’un de ses coprésidents, Charles Taylor, «a lui-même désavoué publiquement le compromis de 2008».

Tout comme les tentatives passées, le projet de laïcité du futur gouvernement de la CAQ vient modifier l’état du droit québécois. M. Lampron rappelle que la CAQ devra « présenter des motifs sérieux » pour que les tribunaux acceptent une loi qui restreint la liberté de religion telle qu’inscrite tant dans la Charte canadienne, que la Charte québécoise des droits et libertés.

Les groupes minoritaires seront les plus touchés

Selon M. Lampron, s’« il est légitime qu’un gouvernement cherche à définir et à préciser le cadre normatif applicable sur son territoire en ce qui concerne la séparation du religieux et de l’État […], cette démarche ne doit pas constituer un paravent qui restreindrait uniquement les symboles des groupes minoritaires tout en conservant ceux de la majorité dans l’espace public. »

Or, puisque la loi ne s’attaque qu’aux signes religieux visibles, la grande majorité chrétienne, athée et agnostique des Québécois ne sera nullement affectée. Aussi, alors que le compromis Bouchard-Taylor, par souci d’égalité, proposait le retrait du crucifix au salon bleu, tel n’est pas le cas dans le projet de loi caquiste. Ainsi, M. Lampron doute fortement qu’une telle loi puisse passer le test de l’arrêt Oakes, qui permet une violation des droits inscrits dans la Charte si le législateur présente un objectif réel et urgent en plus de proposer des moyens proportionnels qui ont un lien rationnel avec l’objectif.

La clause nonobstant

N’empêche, M. Legault s’est montré résolu en invoquant la possibilité d’utiliser la clause nonobstant de la Charte canadienne des droits et libertés advenant une contestation de la part des tribunaux. Pour le professeur de droit, cette disposition s’avère « un bazooka en matière de droits et libertés » puisqu’elle permet à un législateur de suspendre certains droits et libertés fondamentaux au profit d’un projet de loi. Par contre, il « met sur le compte de la maladresse médiatique » l’allusion à une telle possibilité, considérant la mesure comme extrême. Cette clause, aussi appelée clause dérogatoire, est le plus souvent utilisée lorsqu’un gouvernement déclare l’État d’urgence. À cet égard, Justin Trudeau avise que « l’utilisation de la clause nonobstant […] ne devrait être faite qu’en des moments exceptionnels et après beaucoup de réflexions et beaucoup de considérations profondes sur les conséquences ».

D’un autre point de vue, Julie Latour, avocate et ex-bâtonnière du Barreau de Montréal, dans une entrevue avec Radio-Canada, semble moins perturbée par l’utilisation de la clause nonobstant. Elle signale qu’à l’heure actuelle, cette clause « est utilisée dans 11 lois au Québec », mentionnant qu’il s’agit de « lois de progrès social ». Elle réfère notamment à l’existence des petites créances et de la protection de l’intimité des enfants devant les tribunaux, qui ont vu le jour grâce à la clause dérogatoire.

Selon l’avocate, «dans un État de droit, nous sommes des citoyens avant d’être des croyants, et quand on a le privilège d’œuvrer pour l’État, il y a une responsabilité qui vient avec ça et la Cour suprême a aussi dit que tous les citoyens ont droit à une fonction publique neutre et impartiale.» Dans le même esprit, elle remonte à 2015, avec le litige sur la prière au conseil municipal au Saguenay, citant que « la Cour suprême du Canada […] a noté qu’il n’y a pas de définition de la neutralité religieuse ni dans la Charte québécoise, ni dans la Charte canadienne » et qu’il s’agit « d’un puissant message que les tribunaux lancent, en disant qu’il doit y en avoir ».

Ainsi, elle voit dans le projet de la CAQ une opportunité d’établir enfin une « loi fondamentale » qui répond, selon les tribunaux, « à un impératif démocratique », qu’est « la neutralité de l’État en matière religieuse. » Cependant, si l’avocate défend l’objectif de François Legault d’instaurer une laïcité dans la fonction publique, elle n’aborde pas les modalités plus spécifiques de l’application de cette laïcité par la CAQ. Or, la plupart des critiques à l’égard du projet concernent justement ces modalités.

Si Julie Latour défend le principe général, M. Lampron doute que le projet caquiste, dans la forme dont il a été présenté publiquement jusqu’ici, puisse constituer une loi conforme au droit québécois et canadien. Le parti élu n’ayant toujours pas commencé ses fonctions de gouvernement, l’issu de leur projet de loi sur la laïcité dans la fonction publique reste à déterminer.

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