Photo : Courtoisie Cath Langlois

Manifeste pour le sauvetage d’un monde exsangue

Fuck toute est présentée en reprise à Premier Acte jusqu’au 9 décembre prochain. Catherine Dorion et Mathieu Campagna y décapitent nos veaux d’or contemporains – l’argent, les médias sociaux, la supra-productivité au travail -, faisant jaillir sur le public un bain de sang politico-poétique.  

La pièce est le fruit d’un glanage effectué sur diverses tribunes engagées, les deux artistes signant toutefois une partie des textes. Les spectateurs sont invités à s’installer dans des hamacs ou encore sur des coussins disposés au sol sitôt entrés dans la salle, après avoir pris part à une brève captation sonore qui sera utilisée pendant la représentation. L’auditoire est également plongé dans une obscurité quasi-totale, procurant à l’odorat et à l’ouïe une acuité inusitée au théâtre.  

Les sceptiques, plus réfractaires à un théâtre immersif, voire intrusif, risquent d’être rebutés par une telle expérience. La pièce requiert effectivement de la part de chacun(e) qu’il-elle participe, dans une toute petite mesure, à la représentation. Par ailleurs, le risque pour les deux acteurs de verser dans le plaqué était considérable. En effet, la ligne est mince entre la vérité, que revendiquent les créateurs-rices, et les lieux communs – « le bonheur », « l’espoir », en l’occurrence. 

Un glissement collectif de sens

Or, c’est précisément ce que la pièce nous intime de faire: ré-investir de tels concepts qui ont été progressivement dépouillés de leur sens. Le travail et le salariat sont également mis au pilori pour leur valeur aliénante, pour le calmant qu’ils administrent à l’animal de nos passions. Le phénomène du burn out, notamment, est passé au crible: en réalité, qui, du marché du travail ou de l’individu exhorté à s’y conformer, est malade? Quel danger nos jobs posent-elles pour notre épanouissement? En outre, Fuck toute dénonce la désintégration de nos rapports sociaux. On mesure toute l’absurdité d’une société larvée dans l’individualisme, chacun(e) de nous étant confiné(e) à la solitude en dépit de la multiplication des canaux de communication virtuels. Enfin, Dorion et Campagna cherchent à nous faire atterrir sur l’essentiel : un terrain sur lequel l’être humain est au centre des préoccupations. Ce terrain, c’est peut-être le territoire lui-même, qui a été progressivement dépouillé de ses ressources, de ses espèces, et avec lequel il faut d’urgence se connecter à nouveau afin de le préserver. 

En définitive: comment endiguer ce glissement collectif de sens? Quels recours s’offrent à nous face à des tirs aussi nourris à l’endroit de notre équilibre social? Heureusement, Dorion et Campagna nous proposent une arme: la culture. Celle-ci est ainsi dégainée par les artistes comme une option de résistance. Par culture, on entend ces repères que nous partageons avec les autres membres de notre communauté. On entend également la poésie de même que ces œuvres artistiques qui ré-insufflent un peu de sens à une société moribonde.  

Cette boutade artistique aux dérives de notre époque n’est pas sans rappeler l’univers des gitans évoqué par le duo, qui opposent à la rudesse du monde une orgie de musique et de couleurs. En parallèle de l’œuvre de Dorion et Campagna, les mots de l’auteure Maya Ombasic, dans son récit Mostarghia, traduiraient bien l’état d’esprit qu’instaure la pièce chez le spectateur. « J’essaie de t’expliquer que la philosophie m’aide à m’extraire du tourbillon dans lequel je me suis retrouvée malgré moi. “Impossible, ma chérie. Le tourbillon va t’aspirer jusqu’à la fin. Tu n’as pas appris ton Héraclite? La seule chose qu’il te reste à faire avant l’ultime engloutissement, c’est danser et chanter, comme les gitans.”»  

Fuck toute fait donc dans le registre punk gitan, dirait-on, et on en ressort investi d’une mission: celle de restaurer l’espoir au sein de la société. D’aucuns affirmeront toutefois que la pièce, toute lumineuse qu’elle soit à certains égards, inspire plutôt le désespoir et l’abattement face à la tâche immense.

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