Oh les beaux jours : les mots de Beckett, la voix de Catherine

L’événement avait de quoi attirer l’attention : l’une des figures les plus populaires du cinéma français de passage à Québec dans Oh les beaux jours, pièce iconoclaste de Samuel Beckett, enfant terrible du théâtre. Présentée à guichets fermés à La Bordée du 16 au 18 février, la production a révélé une Catherine Frot au sommet de son art.

Il est plutôt rare que les amateurs de théâtre de la Capitale, leurs billets bien en mains, doivent croiser sur leur chemin le regard de retardataires attristés, espérant profiter de quelque place libérée par l’intervention opportune d’une féroce grippe saisonnière. Preuve d’un engouement bien réel, suscité pour l’essentiel par la présence sur scène de Catherine Frot, grande vedette du cinéma français, à qui l’on doit notamment les interprétations de Marlène Sassoeur dans le Dîner de cons et d’Odette Toulemonde dans le film du même nom.

Si tous voulaient voir l’actrice, plusieurs ont été surpris par l’œuvre. Car la proposition de Beckett — comme toujours — est radicale : dans Oh les beaux jours, une femme, Winnie, prisonnière d’une absurde fatalité, soliloque pendant une heure vingt, enterrée jusqu’à la taille, puis jusqu’au cou dans un monticule de terre. Son seul interlocuteur est son mari, figure silencieuse, revêche et périphérique, qu’on entraperçoit à un moment ou à un autre derrière la petite colline.

Le théâtre de Samuel Beckett n’est pas un théâtre de l’action ou de l’intrigue : les œuvres du dramaturge sont lentes, austères, souvent statiques, empreintes du poids de silences et de mots. Dans Oh les beaux jours, ce sont ces mots qui règnent, répétés inlassablement et avec une urgence à la fois naïve et terrible par une Winnie écartelée entre l’extase et l’angoisse de vivre. Presque seule dans un monde désertique et déserté, cette femme enjouée mais lucide affronte les heures qui la séparent du sommeil en se prêtant au rituel de sa toilette quotidienne, minutieusement étirée, et en adressant à son mari un flot incessant de paroles apparemment inconséquentes, mais dont on devine l’importance cruciale.

La mise en scène de Marc Paquien, plutôt figée, est néanmoins d’une grande élégance, et le décor, lui aussi très simple, est superbe, un impressionnant mamelon de terre tourmentée occupant la majeure partie de la scène alors que se déroulent, projetées en arrière-plan, les dunes infinies du désert. Dans le rôle principal, Catherine Frot est éblouissante de sincérité : sa Winnie, profondément attachante, touchante et vraie, nous apparaît habitée d’une formidable envie d’exister malgré sa conscience de la grisaille des choses. L’actrice rend honneur à la musicalité du texte du Beckett, tout en lui ajoutant un supplément d’âme bienvenu. Quant à Éric Frey, dans le rôle très effacé et plutôt ingrat de Willie, il parvient à provoquer quelques rires, et à émouvoir dans la très belle séquence finale.

À entendre les murmures étonnés et parfois lassés de quelques spectateurs, la production de la Compagnie des Petites Heures n’aura pas convaincu tout le monde : l’univers hermétique de Beckett ne se laisse pas facilement apprivoiser. La proposition du dramaturge, près d’un demi-siècle après sa création, a cependant conservé toute sa puissance. Quant à Catherine Frot, sa prestation de haute voltige dans un rôle de grande difficulté lui vaudra à coup sûr une place honorable au panthéon des inoubliables interprètes de Winnie.

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