Elephant Man (1980)

Splendeurs de la laideur

Ce que l’être humain peut être hideux : difforme, gras, purulent, ravagé par le passage des ans, défiguré par le désir. Ce qu’il peut être infâme : petit, égoïste, pervers, prêt à donner son âme au diable pour mieux avilir un soupçon de beauté… La laideur, au cinéma, que ce soit celle du corps ou celle de l’âme, se cache bien souvent derrière le sublime, quand elle ne le recouvre pas : les apparences sont trompeuses. Contradiction fascinante, soulignée par le talent de cinéastes qui, pour donner vie à ce qu’il y a de plus laid, ont souvent créé de magnifiques objets et d’inoubliables images. Voici quelques films qui prouvent qu’on peut bel et bien transformer le plomb en or… et inversement !

Laideur du corps…

D’abord, une nouvelle production : Border (2018), offrande du cinéaste Ali Abassi, d’après une nouvelle du Suédois John Ajvide Lindqvist. Tina, une femme d’une laideur frappante – conséquence d’une malformation génétique –, officie comme douanière dans un aéroport. Au-delà de son physique néandertalien, elle possède un odorat incomparable. Voilà la fonctionnaire esseulée ravalée au rang du chien renifleur, isolée par son faciès ingrat. Jusqu’au jour où son nez sans égal est trompé par un homme étrange, affligé du même mal. Improbable rencontre au cœur d’un film tout aussi improbable, qui dépasse et travestit la romance à l’américaine, jusqu’à la frontière du conte fantastique et philosophique. Un objet étrange et déstabilisant, avec un ton décalé et poétique typiquement scandinave. Border a été couronné dans la section Un certain regard du Festival de Cannes, en plus de recevoir un accueil critique très élogieux.

Ensuite un classique : Elephant Man (1980), du surdoué David Lynch, qui comme d’habitude ne fait jamais rien comme les autres. Dans ce film en noir et blanc à l’esthétique surannée, volontairement datée, Lynch met en scène la triste histoire de Joseph « John » Merrick, un homme dont les effroyables difformités lui valent d’être exhibé dans les foires du Londres glauque des années 1880. La triste bête de cirque est dénichée puis étudiée par un chirurgien qui, derrière son monstrueux sujet d’analyse, découvre un homme, rien qu’un homme. Tous ne voient toutefois pas derrière le masque et le dégoût comme la convoitise font de la vie de John Merrick un enfer, jusqu’au drame final. Le regretté John Hurt tient le rôle-titre ; le toujours excellent Anthony Hopkins celui du bon docteur, dont le récit a servi de matière première au réalisateur.

Huit fois nommé aux Oscars, récipiendaire de trois prix BAFTA, Elephant Man est à la fois inclassable et indémodable : un fait divers de la fin du XIXe siècle, serti dans un écrin digne de la première moitié du XXe, sorti sur les écrans en 1980, mais dont le propos touche à l’universel.

… laideur de l’âme

Depuis sa présentation au Festival de Cannes, le film a fait les manchettes, tantôt célébré, tantôt décrié. Au Québec même, seuls les plus décidés ont pu le voir sur grand écran, sortie – très – limitée oblige (à Paris, il faisait les plus grandes salles). C’est bien dommage : The House That Jack Built (2018), la dernière réalisation du sulfureux cinéaste danois Lars Von Trier, vaut d’être vue, serait-ce pour la conspuer. Le trublion du cinéma indépendant, longtemps persona non grata sur la Croisette, n’a rien perdu de sa verve et de son génie sadique pendant son exil.

Dans son plus récent long-métrage, le réalisateur de Melancholia s’épanche longuement, comme à son habitude. Avec une joie perverse et une patience d’artisan, il met en mots et en images les confessions fictives d’un fier tueur en série, en plusieurs actes. L’exposition est méthodique, hilarante dans ses premiers instants, onirique dans ses derniers – avec, au milieu, une horreur réaliste presque insoutenable de cruauté psychologique. Un film brutal, hideux, dans le fond comme parfois dans la forme, dont on ressort, pour peu qu’on tienne la distance, admiratif – et honteux de l’être. Un doigt d’honneur à la rectitude et aux esprits tranquilles, qui nous rappelle que le monde est souvent plus laid qu’on le croit – et nous avec. Matt Dillon incarne brillamment le psychopathe, alors que l’immense Bruno Ganz, dans une de ses dernières apparitions au cinéma, assure la narration et prend forme en toute fin de parcours. Génialement tordu.

Autre film, autre fable, classique celle-là : en 2011, le prodige russe Alexandre Sokourov adaptait au cinéma Faust, le chef-d’œuvre de Goethe. Pour mémoire : assoiffé de connaissance, le docteur Faust tombe dans les filets de Mauricius, épave humaine pleine de lucres et sans scrupules, dans laquelle on reconnaîtra le démon Méphistophélès. La laideur inouïe du diable ne suffit pas à détourner de lui le grand savant qui, follement épris de la belle et pure Margarete, vend son âme pour une nuit avec la jeune fille. Plongée hypnotique dans l’abjection de l’âme et la déchéance physique, Faust atteint des degrés inégalés de virtuosité formelle. Une véritable splendeur étourdissante de maestria (au propre comme au figuré : l’image est souvent déformée et délavée) et suave jusqu’à l’écoeurement. La séduction dans toute son horreur.

Beauté trompeuse

L’œuvre de l’Italien Paolo Sorrentino est traversée de fulgurances et d’extraordinaires moments de mise en scène. Dans La Grande Bellezza (2013), le Napolitain s’intéresse à Jep Gambardella (Toni Servillo), dandy et écrivain oisif qui s’oublie dans les folles nuits de Rome. Les fêtes se succèdent et à la beauté presque insoutenable des plans et de la jeunesse dorée de la Ville éternelle répondent la décrépitude des corps vieillissants et l’assoupissement moral. Çà et là s’invitent des figures étonnantes – un jeune fou, une éditrice naine, une artiste qui s’automutile, une sainte femme aux portes de la mort, rendue hideuse par l’âge – qui rappellent que, tôt ou tard, le verni craque. Derrière la beauté, le vide et la mort. Oscar du meilleur film étranger en 2014.

Le génial héritier de Fellini décline en plusieurs teintes ses fresques décadentes, toujours baroques, outrancières, éclatées, d’une beauté plastique difficilement égalable. Dans Il Divo (2008), il met en scène la chute de Guilio Andreotti, indélogeable président du Conseil italien, petit homme terne et retors évoluant au cœur d’un milieu éclatant, mais corrompu comme un roi au milieu de sa cour. Avec Youth (2015), il filme au plus près les ravages de la vieillesse et du déclin physique, dans l’écrin incomparable d’un hôtel des Alpes suisses, capturant, derrière la laideur morne et implacable du quotidien, quelques moments de grâce et de damnation. On attend toujours au Québec la sortie de son Silvio et les autres, portrait au vitriol de Silvio Berlusconi, politicien italien dont le visage refait et les mythiques soirées « bunga bunga » fleurent bon le soufre, les turpitudes et la décrépitude. L’une des beautés qui participaient aux festivités et devaient témoigner au procès du « caïman » pour prostitution de mineure est morte récemment – empoisonnée ? demandent les journaux à potins. La laideur n’est jamais bien loin.

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