Qui, lors d’une soirée entre ami.es, n’a jamais visionné un film tellement mauvais qu’il en devenait hilarant? Qui, au détour d’un DVD choisi un peu par dépit, n’a pas déjà été pris.e d’un fou rire devant une scène si absurde qu’elle semblait relever du génie? Si c’est votre cas, il y a de fortes chances qu’il s’agissait d’un nanar, ces curiosités filmiques si nullissimes qu’elles deviennent des objets de fascination. Mon objectif avec ce texte est de présenter un survol à la fois historique et formel du nanar au cinéma et de faire découvrir quelques longs métrages dont la médiocrité n’a d’égal que leur absurdité.
Par William Pépin, journaliste multimédia
Bien plus qu’une abomination cinématographique
Le nanar n’est pas si simple à définir : il vient avec son lot de nuances et une confusion terminologique persistante, notamment avec le terme « navet ». C’est plus qu’un film : il s’agit d’un film raté tellement raté qu’il en devient drôle, voire fascinant à regarder. Pour l’instant, contentons-nous d’une définition (empruntée à la plateforme Nanarland), qui aura le mérite d’être utile pour la suite de notre réflexion :
« Le terme « nanar » est employé par certains cinéphiles pour désigner des films particulièrement mauvais qu’on se pique de regarder ou d’aller voir pour les railler et/ou en tirer au second degré un plaisir plus ou moins coupable. Soit, selon la définition d’un amateur, « un navet tellement navet que ça en devient un dessert ». (Glossaire, 2023) »
Ici, on comprend un peu mieux la distinction entre les deux termes si souvent confondus. Si tous deux possèdent une connotation péjorative, le nanar, quant à lui, est dans les faits bien plus intéressant en tant qu’objet culturel : de lui, on peut en retirer plusieurs choses, et pas que des fous rires. Néanmoins, après le visionnement d’un métrage pas terrible, trancher entre le nanar ou le navet n’est pas toujours simple, puisqu’une part de subjectivité est à prendre en compte dans la valeur accordée à un film. Si, par exemple, je peux m’esclaffer devant les maladresses de Plan 9 from Outer Space (1959) d’Ed Wood, il est tout aussi possible pour vous de trouver le film inintéressant et ennuyeux, voire kitsch. En revanche, un long métrage aussi culte que celui-ci a tout de même su traverser l’épreuve du temps et rallier sa communauté de fanatiques. Par la force des choses, il a été consacré comme nanar. Loin d’être seulement une étiquette personnelle que l’on accole à un film, le nanar possède donc une valeur culturelle indéniable. Je reviendrai sur cette dimension culturelle du nanar un peu plus loin.
De plus, malgré les apparences et un résultat final douteux, le nanar n’est pas ironique : il est conçu avec toutes les bonnes intentions du monde, souvent dans une perspective dialogique avec le cinéma qui le précède. C’est, au fond, ce qui le distingue du navet, soit cette volonté de s’ouvrir sur d’autres formes filmiques, comme le western, le fantastique, l’horreur ou encore la science-fiction. Ici, l’ingénuité et l’hommage sont au centre de la démarche.
Les origines du nanar sont difficiles à circonscrire. On peut toutefois souligner l’un des premiers nanars, Reefer Madness (1936), un film faisant de la propagande antidrogue et mettant en scène les méfaits (exagérés, allant jusqu’au meurtre) de la consommation de la marijuana (Paillet, 2018). Le film connaît une seconde vie dans les années 70, réapproprié et tourné en ridicule par des militant.es de la décriminalisation du cannabis (Mansier, 2004, p. 151).
Quant au phénomène de la nanarophilie, soit la réappropriation de désastres filmiques à des fins de célébration ironique, mais sincère, certain.es chercheur.euses – comme Antonio Dominguez Leiva, professeur de culture populaire au département d’Études littéraires à l’UQAM – expliquent qu’il faut remonter au mouvement surréaliste pour observer l’émergence de cette sous-culture cinéphile : « Les surréalistes, qui voulaient que le cinéma reste un art populaire, revendiquaient tout ce qui était mal foutu dans le cinéma. Ils étaient fascinés par les cascades et les choses qui ne se passaient pas bien. » (Arsenault, 2016). C’est intéressant, parce que la démarche des surréalistes est fondée sur une insurrection contre le milieu culturel bourgeois et ses icônes. Dès lors, on constate que la nanarophilie (ou la nanarofolie…) est d’abord une forme de revendication, un contre-pouvoir caractérisé par une réappropriation culturelle.
Le kitsch au cinéma : une question de temps…
Bien souvent, on peut confondre un film kitsch avec une proposition nanardesque. Le kitsch se résume en fait à un film quétaine, mais qui n’est pas forcément intéressant pour autant. La plupart du temps, la dimension kitsch d’un métrage se révèle avec les années, faisant d’un film une capsule temporelle figée à une époque précise et dont l’exécution n’est pas tant risible que sans intérêt. Encore une fois, il convient de rappeler que la ligne peut être mince entre un navet, un film kitsch et un nanar.
TURKISH STAR WARS (DÜNYAYI KURTARAN ADAM) — 1982 — SCIENCE-FICTION/ARTS MARTIAUX — ÇETIN INANÇ
La guerre des plagiats
Si ce film vous laisse une impression de déjà-vu, c’est normal : plusieurs images du film proviennent du Star Wars de 1977. Par-dessus celles-ci, un narrateur déblatère une intrigue sur fond de guerre nucléaire entre un empire galactique et une civilisation humaine, si bien que les séquences du film de Georges Lucas sont complètement dévoyées. Il y a quelque chose d’hilarant à voir le Faucon Millenium, des X-Wings et l’Étoile de la mort côtoyer des guerriers turcs pilotant des Tie-Fighters. Après tout : pourquoi se faire chier à concevoir ses propres effets spéciaux alors qu’on peut se contenter de prendre ce qu’a fait le voisin, surtout quand on souffre d’un budget anémique? Le plus drôle dans tout ça, c’est que les images volées ont été filmées sur un écran. Oh, et le thème musical d’Indiana Jones accompagne la majorité des scènes de combat. Le film nous laisse dans un état d’hébétude avec son montage épileptique et ses costumes rafistolés à la colle chaude.
Ed Wood et son Plan 9 from Outer Space
« Greetings friend. We are all interested in the future, because that is where you and I are going to spend the rest of our lives. » Cette phrase liminaire, digne d’un sujet amené de cégépien.ne, est représentative de l’ensemble de la proposition d’Ed Wood. Si Plan 9 from Outer Space n’est pas le premier nanar de l’histoire (en admettant qu’un tel titre existe), il est certainement le plus connu, étant considéré par plusieurs comme l’un des pires films de l’histoire du cinéma. Une des caractéristiques intéressantes à présenter ici est l’hybridité du film quant aux genres qu’il exploite : il emprunte aux codes des films gothiques et des films de zombies, tout en s’imprégnant des tropes sciences-fictionnelles avec, au cœur de son intrigue, un discours typique de l’après-guerre sur l’armement nucléaire.
La liste des maladresses est longue : une intrigue décousue, des acteurs épouvantables, des effets spéciaux ratés, un montage à la grammaire trouble, un mixage son inégal, des pierres tombales en mousse, des extraterrestres à l’apparence humaine aussi intimidants qu’un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, des dialogues absurdes, une brochette de personnages hétéroclites n’ayant rien à faire ensemble, des plans recyclés d’autres métrages, des silences gênants, des apparitions (pas si furtives) d’équipements de tournage à l’écran, de nombreux faux raccords (comme un champ-contrechamp alternant entre le jour et la nuit) ou encore une doublure d’un Béla Lugosi (malheureusement décédé en plein tournage) qui laisse à désirer. Si la fascination autour de la proposition peut s’expliquer de bien des manières, le piétinement des règles formelles élémentaires peut justifier à lui seul la réputation du film. Ces règles, une fois transgressées, se révèlent au public dans toute leur évidence, si bien que Plan 9 from Outer Space peut être considéré comme une belle leçon de cinéma pour quiconque aspire à travailler dans l’industrie. Toutefois, malgré toutes ces lacunes, ça ne veut pas dire que le film en devient détestable, bien au contraire.
Selon moi, son charme vient du potentiel qu’on y décèle, qui nous ramène à l’essence même du nanar, et ce, malgré sa quantité astronomique de défauts. Je pense que c’est Simon Laperrière, co-auteur de L’éloge de la nanarophilie, qui explique le mieux ce phénomène : « [l]e nanar, c’est le rendez-vous manqué avec le spectateur ». (Brocher, 2017, 1 : 04) De mon côté, j’aime comparer le nanar à un avion explosant en plein vol et dont les morceaux tombant du ciel sont réassemblés pour construire un nouvel objet culturel. D’ailleurs, il faut arrêter d’exagérer : Plan 9 from Outer Space est loin d’être l’un des pires films de l’histoire. Il y a bien pire, mais surtout bien plus cynique.
Par ailleurs, avec son excellent Ed Wood (1994), Tim Burton réussit à rendre hommage au cinéaste éponyme et à restituer toute la sensibilité qui se cache derrière sa démarche de cinéphile aspirant à exercer son art et à être reconnu comme tel. Le fait que Plan 9 from Outer Space est le dernier rôle de Béla Lugosi ajoute d’ailleurs à la dimension mélancolique du long métrage que Burton rend d’ailleurs à merveille. Pour Fausto Fasulo, rédacteur en chef de Mad Movies, c’est de là que vient le charme nanardesque : « Ce qui est très très intéressant, c’est vraiment le côté mélo, c’est-à-dire d’apporter une touche qui soit sincère […] Le film ne prend jamais en dérision son histoire, il s’efforce de la raconter du mieux qu’il peut ». (Brochier, 2017, 6 : 15)
Le nanar : une simple question de genre?
Le nanar en lui-même n’est pas exclusif à un genre en particulier. De la comédie au fantastique, du cinéma d’horreur au cinéma d’action, il existe autant de catégories de nanars que de genres cinématographiques. Vous voulez explorer les autres horizons que vous proposent habituellement les Michael Myers, Freddy Kruger et Jason Voorhees de ce monde? Pas de problème : des films comme Killer Workout (1986), Silent Night, Deadly Night Part 2 (1987) ou encore Nail Gun Massacre (1985) sont faits pour vous. Vous êtes dégoûté.e par le massacre industriel que commet Disney à l’égard de la franchise Star Wars au cinéma et vous avez envie de voir ce qui se fait de mieux dans le space opera ? The Man Who Saved the World (1982), également connu sous le nom de Turkish Star Wars, pourrait vous intéresser. Vous trouvez les Seigneur des Anneaux trop longs et votre emploi du temps ne vous le permet pas? Conquest (1982) de Lucio Fulci ne fait qu’une heure vingt-huit minutes!
Souvent, ce qui fait d’un film un nanar, c’est son hybridité générique douteuse, plus près de la macédoine rance que d’un habile mélange comme avec Le Pacte des loups (2001) de Christophe Gans, un film de cape et d’épée côtoyant le film d’arts martiaux. Avec les nanars, il y a une volonté de vouloir tout dire, tout faire, et le souhait d’une démesure (un peu à l’image du présent article, d’ailleurs).
Le sens du spectacle est tout aussi central dans les propositions nanardesques, allant parfois jusqu’à assumer une dimension foraine. Je pense ici à Terror of Tiny Town (1938), un western avec une distribution entièrement composée de personnes de petite taille et dont les décors ne sont pas adaptés à leur grandeur. Pour Christophe Bier, historien du cinéma, « [l]es racines foraines du cinéma sont évidentes, surtout quand on fait appel à des particularités physiques ». (Brochier, 2017, 2 : 57) Bier va plus loin en expliquant que, pour certain.es producteur.rices, les films se construisaient avant tout par un titre et une affiche, que leur dimension marketing primait sur les ambitions créatives des réalisateurs. En ce sens, il mentionne l’exemple d’Eurociné, une société de production française :
« Eurociné, par exemple, c’est La vie amoureuse de l’homme invisible, Elsa Fraulein SS, Les amazones du temple d’or, La pension des surdoués, Les orgies du Golden Saloon, L’Horrible Docteur Orloff, qui est le film le plus respectable de tout ce que je viens de citer. C’est-à-dire des films qui sont d’abord construits à partir d’un titre. Le créateur d’Eurociné est un ancien forain, Marius Lesoeur. Donc il a hérité de son passé forain, de cette envie de faire entrer le chaland dans une salle de spectacle en lui vendant souvent du vent. (Brochier, 2017, 4 : 57) »
THE ROOM — 2003 — DRAME — TOMMY WISEAU
Les feux de l’amour dilués au jus de palourde
The Room, en tant que mélodrame faussement tendu, est qualifié par plusieurs de « Citizen Kane des mauvais films » (Collis, 2008). J’ai longuement hésité à écrire sur ce film tant il est connu, même en dehors des sphères cinéphiles. Écrit, produit et réalisé par Tommy Wiseau (qui détient le premier rôle, d’ailleurs), The Room est probablement, avec Plan 9, le plus célèbre des nanars, ayant connu une deuxième vie en 2017 lors de la sortie de The Disaster Artist, biopic réalisé par James Franco. The Disaster Artist, c’est aussi une adaptation du livre du même nom écrit par Gregory Sestero, acteur interprétant le fameux Mark dans The Room et qui raconte son expérience par l’écriture. Je pense que c’est un des rares films qui réussit à me faire ressentir du malaise tant tout y est raté, mais à un niveau stratosphérique. Le malaise est d’autant plus grand qu’aucune explosion ou scène de combat martial n’accompagne l’ensemble, si bien qu’il n’y a rien à quoi se rattacher, sauf, bien entendu, le jeu – légendaire – de Wiseau, dont sa durée de présence à l’écran est inversement proportionnelle à son degré de talent. Presque tout y est : de l’érotisme gluant, des jeux d’acteurs complètement décalés, une tête d’affiche dont l’ego nous fait se demander s’il ne se prendrait pas trop pour un héros homérique, des dialogues de nigauds aussi absurdes que premier degré et, bien entendu, un film qui se prend beaucoup trop au sérieux pour son résultat délirant. The Room en deviendrait presque détestable s’il n’était pas ponctué de drôleries scénaristiques à faire hurler de rire. Encore aujourd’hui, le film jouit d’une grande popularité auprès d’une communauté de fans.
LE CLANDESTIN (UNINVITED) — 1988 — HORREUR/MONSTRES — GREYDON CLARK
Quand la litière prend l’eau
Ici, on reprend plus ou moins la logique d’Alien, mais avec un chat sur un yacht. Si la prémisse fait sourire, le film, quant à lui, fait tout pour qu’on le prenne au sérieux avec sa musique pompeuse et ses gimmicks de slasher au rabais. Alors que les dialogues des protagonistes feraient passer n’importe quel scénario porno pour un chef-d’œuvre du septième art, la mise en scène, quant à elle, est moins épileptique que ce à quoi on a l’habitude avec ce genre de proposition. Malgré tous ses défauts, j’ai quand même passé un bon moment devant Uninvited, et ce, au premier degré (comme quoi la subjectivité l’emporte parfois sur le bon goût). J’irais même jusqu’à affirmer que je préfère ce film à l’entièreté des Friday the 13th, qui ont le vilain défaut d’être aussi insipides que répétitifs.
Le « je-ne-sais-quoi » du cinoche
Plusieurs qualificatifs peuvent être utilisés lorsqu’il s’agit de décrire un nanar. On en connaît déjà quelques-uns, comme « mauvais », « hilarant », « naïf » ou encore « amateur ». Or, la drôlerie et le bancal ne sont que des facettes bien réductrices de ce qu’un film d’une telle pointure peut offrir au public. Les nanars ne sont pas toujours drôles ou, du moins, pas seulement : ils sont surtout fascinants, voire bizarres. Devant eux, on se demande toujours ce qui a bien pu se passer dans la tête du réalisateur ou de la réalisatrice pour accoucher d’un projet souvent inabouti et décalé.
La beauté est dans l’œil de celui ou celle qui la regarde
Lorsque ce je-ne-sais-quoi est partagé par plusieurs personnes, on peut observer une réappropriation du nanar par le public, si bien que le film en question, comme Reefer Madness ou The Room, connaît une seconde vie, mais pas forcément pour les raisons qu’avaient prévues les réalisateur.rices et les producteur.rices à la base. Se pose ainsi la question de l’évaluation esthétique et de l’écart entre la valeur d’un film et ses qualités formelles : « On retombe toujours, dans la réflexion esthétique qui porte sur l’évaluation, sur le même problème : à savoir le fossé qui sépare la description technique de l’œuvre de l’estimation de la valeur de cette œuvre. » (Dufour, 2015) L’intérêt qu’on accorde à un film n’est donc pas (forcément) tributaire de ses qualités esthétiques, mais dépendrait aussi d’un système de valeurs culturelles et sociales allant bien au-delà des considérations formelles :
« Il suffit de changer les paramètres à partir desquels on estime le film, la catégorie dans laquelle on l’insère et le système de valeurs à partir duquel on l’apprécie pour, soudain, lui conférer un nouveau relief et une nouvelle consistance. On peut donc complètement inverser la valeur d’un film dès qu’on le regarde différemment. (Dufour, 2015) »
The Rocky Horror Picture Show (1975) est un bon exemple de ces films devenus cultes, mais qui, à la base, sont tout de même des nanars dont le visionnement a été détourné par le public ou par une communauté en quête d’icônes (Arsenault, 2016).
TROLL 2 – 1990 — HORREUR/MONSTRES — CLAUDIO FRAGASSO
Les véganes de Wish
Le film s’appelle peut-être Troll, mais pour les trollophobes, rassurez-vous : aucune de ces créatures n’est présente dans cette curieuse proposition que nous offre Claudio Fragasso. En fait, les monstres du film sont des gobelins (je laisse d’ailleurs aux spécialistes des créatures folkloriques le soin de les différencier). C’est sans doute le film le plus involontairement drôle que j’ai vu de ma vie : les jeux d’acteurs y sont absolument cauchemardesques (peut-être que c’est ce qui justifie la mention « horreur » du titre, d’ailleurs), les effets spéciaux sont spéciaux, certes, mais pour des raisons de médiocrité abyssale, les costumes des gobelins sont à mi-chemin entre ceux des ewoks et des animaux humanoïdes de Cornemuse et, enfin, l’histoire n’a absolument aucun sens. Écrire sur le film ne sert à rien : il faut le vivre pour comprendre où je veux en venir. Mention spéciale à l’originalité d’introduire dans le scénario des monstres végétariens.
Le nanar volontaire
Le succès de ces films, souvent tardif, mais bel et bien réel et vérifiable, a amené certain.es producteur.rices à miser sur la production de nanars pour faire de l’argent, ayant vu, selon Simon Laperrière, « dans cette popularité grandissante du regard nanarophilique un potentiel de vente ». (Brochier, 2017, 5 : 15) L’exemple le plus connu est sans doute Sharknado (2013), un film misant délibérément sur sa médiocrité pour faire rire et ainsi attirer un public moqueur en salle. Dès lors, l’intérêt du nanar est dilué au profit d’une exploitation filmique dont je présenterai les grandes lignes plus loin. Ici, le nanar n’existe que pour répondre à des impératifs mercantiles et perd tout son intérêt, puisque le film se ferme sur lui-même et qu’il n’existe que pour faire rire (et, accessoirement, faire du fric). Ce cynisme met toutefois en lumière une dimension intéressante du nanar, puisque, pour Laperrière, « […] la nanarophilie fonctionne par son dialogue avec le cinéma en général ». (Brochier, 2017, 5 : 15) C’est vrai, puisque l’on constate, dans la plupart des nanars, une volonté de reproduire les codes des films qui les ont inspirés. Le nanar naît souvent d’un amour pour le cinéma et d’une volonté de mimétisme. Lorsque François Cau, journaliste à SO films et contributeur à Nanarland, s’exprime au sujet du cinéma Wakaliwood, un cinéma provenant de Wakaliga, un bidonville de Kampala en Ouganda, il met en lumière ce souci des cinéastes amateur.rices de restituer une forme de cinéma qui leur est chère :
« [Les artisans du cinéma Wakaliwood] reproduisent les codes des films qu’ils voyaient et qu’ils aimaient quand ils étaient petits. Et c’étaient quoi, ces films-là ? Et bien c’était la culture vidéoclub; c’était Chuck Norris, c’était Jean-Claude Van Damme. Ils refont ça avec les outils et les effets spéciaux qui sont à leur disposition aujourd’hui. (Brochier, 2017, 3 : 48) »
Pour revenir au nanar volontaire, il faut noter qu’ils ne sont pas tous cyniques. Certains, pouvant être qualifiés de « méta-nanars », sont volontairement mauvais, mais dans une démarche à mi-chemin entre l’hommage et l’exercice de style. Le « méta-nanar, c’est le rendez-vous volontairement manqué […] On sent que tout est calculé, chronométré, de sorte que l’on peut voir les scènes, non pas comme des échecs, mais comme une sorte de gag très ludique […] On est dans le coup avec le réalisateur. » (Brocher, 2017, 1 : 04) Certains films de la Troma Entertainment, une société de production américaine indépendante, correspondent aux critères d’un nanar volontaire. Je pense ici à The Toxic Avenger (1985) de Lloyd Kaufman, plus proche de la parodie que du nanar pur. Encore une fois, le dialogue cinéphile est présent, puisqu’il s’agit d’une reprise des codes (aussi ratés soient-ils) de films adulés par des cinéastes en quête d’exploration.
Toutefois, pour moi, la force d’un nanar provient tout de même de son caractère accidentel. L’exercice de style demeure intéressant, puisqu’il nous amène à nous pencher sur les composantes esthétiques qui construisent un mauvais film. Et qui sait, travailler l’intentionnalité du désastre pourrait peut-être mener à des découvertes formelles jusqu’alors insoupçonnées? En quelque sorte, il s’agit aussi d’un double hommage, puisque l’idée est de parodier une manière de faire les films qui se fonde elle-même sur des codes préexistants et des genres cinématographiques adulés. D’une certaine manière, la boucle est bouclée.
WHITE FIRE — 1985 — ACTION/AVENTURE — JEAN-MARIE PALLARDY
Quand les jumeaux Lannister se prennent pour Indiana Jones
Ça me fascine à quel point certaines tragédies présentées ici côtoient des situations à mourir de rire. Je vois ce que Jean-Marie Pallardy a voulu faire, je vois de quel genre de cinéma il s’inspire et le résultat aurait, au mieux, pu donner ce qu’on appelle des « nanars volontaires » et, au pire, un pastiche raté des films d’aventure et d’espionnage. L’intrigue amoureuse entre un frère et une sœur est certainement ce qui contribue à consacrer White Fire comme nanar, tant la tension entre les deux est malsaine et risible. Lorsque sa sœur décède, le personnage de Robert Ginty (The Exterminator, Coming Home) la remplace (littéralement, à l’aide de chirurgies plastiques) par une femme qui lui ressemble. Le réalisateur, Jean-Marie Pallardy, est un phénomène en soi : on lui doit notamment des films érotiques à la frontière du film pornographique, dont L’Arrière-train sifflera trois fois (1974) ou encore L’Amour chez les poids-lourds (1978) ainsi que des films de série B tels que Le Ricain (1977). Au passage, dans la veine de la Bruceploitation, il a co-produit Bruce Contre-Attaque (1982), un film mettant en vedette Bruce Le, un sosie de Bruce Lee. Comme quoi le monde des nanars est parfois fait de rencontres inusitées.
« Your name is Bruce Lee 2. » Le film d’exploitation (ou la quantité avant la qualité)
Le nanar, plus qu’un mauvais film, peut-il être considéré comme un symptôme du cinéma d’exploitation ? En partie, puisque le cinéma bis, soit le cinéma évoluant en marge des industries cinématographiques traditionnelles (pour faire court), repose sur cette logique d’exploiter des codes du cinéma considérés comme efficaces et rentables pour en tirer un maximum de bénéfices. Comme on l’a vu, cette volonté de reprendre des codes pour les imiter ou les hybrider est l’une des caractéristiques récurrentes des nanars, même si ces derniers ne sont pas exclusifs au cinéma bis. En effet, un nanar peut aussi bien provenir d’une surproduction américaine que d’un film indépendant (voire amateur) à petit budget. La notion de film d’exploitation est large et contradictoire par moments; il faut surtout retenir sa dimension commerciale, parfois sale, qui vise à promouvoir de manière vulgaire et outrancière un produit filmique (Nanarland, 2023) et qui, en somme, ne correspond pas tout à fait à la philosophie du nanar.
Avec le cinéma d’exploitation, il est donc souvent question d’opportunisme, en témoigne la Bruceploitation, qui consiste à surfer sur le succès commercial de Bruce Lee au cinéma (même après sa mort), pour vendre davantage d’entrées. Le film Clones of Bruce Lee (1980) est un bon exemple, où trois sosies de l’acteur décédé (dont les pseudonymes sont Dragon Lee, Bruce Le et Bruce Lai) interprètent les clones de Bruce Lee, fabriqués en laboratoire par un scientifique (Jon T. Benn). L’objectif ? Attirer le public en salle avec des sosies de Bruce Lee sur l’affiche. Dès lors, face à autant d’audace, est-il encore possible de parler de nanars, puisque les intentions de Clones of Bruce Lee sont avant tout mercantiles? Telle est la question.
Fondée sur des intentions nobles, la blaxploitation est un autre exemple d’exploitation filmique qui, surfant sur les mouvements d’émancipation des Noirs aux États-Unis, finira par produire des nanars tant la production sera effrénée, sombrant souvent dans l’excès de violence et de scènes érotiques vulgaires (Glossaire, 2023). Toutefois, Blacula (1972), un film mettant en scène un Dracula noir, est l’une des figures de proue de la blaxploitation et, malgré sa prémisse, n’est pas à considérer comme un nanar. Certes imparfait, il ne correspond pas aux codes nanardesques, puisqu’il a le mérite d’être abouti. Comme quoi le cinéma d’exploitation n’est pas forcément synonyme de nanardise.
La liste des sous-genres du cinéma d’exploitation est longue. En plus de la bruceploitation et de la blaxploitation, on y retrouve la nazisploitation ou encore la covidsploitation, dont les noms vous laissent deviner la nature des productions cinématographiques qui les sous-tendent. Les films de zombies, de cannibales, de ninjas, les slashers ou encore le giallo sont tous des sous-genres ayant fait naître des nanars, tout comme la sexploitation, d’ailleurs, dont les films sont les précurseurs des films X (Glossaire, 2023).
Le métadiscours
S’il est toujours agréable de rigoler devant un mauvais film, il peut être pertinent de pousser la réflexion un peu plus loin pour voir ce qui se trame derrière la caméra. Plusieurs films tentent de lever le voile sur la vie d’artistes connus pour leur art maladroit, comme le Ed Wood de Tim Burton, qui se concentre sur la conception Glen or Glenda (1953) et Plan 9 from Outer Space (1959). The Disaster Artist (2017), réalisé par James Franco, met en lumière le processus de production derrière The Room (2003) de Tommy Wiseau. Best Worst Movie (2009), quant à lui, est un documentaire sur le phénomène culturel généré par Troll 2. Ces métrages nous montrent la vulnérabilité des cinéastes, leurs maladresses et tout leur amour pour l’art cinématographique, qui donne tout son sens à leur démarche, mais aussi les débordements d’ego souvent à la source de décisions artistiques douteuses.
MALIGNANT — 2021 — HORREUR — JAMES WAN
Ce qui arrive quand tu achètes ton shampoing chez Escomptes Lecompte
Cette proposition de James Wan, à qui l’on doit notamment le premier opus de la saga Saw (2004) et les deux premiers Conjuring (2013 et 2016), mais aussi Aquaman (2018), nous replonge une fois de plus dans l’horreur sans réussir cette fois à nous terrifier. Malignant, par sa démesure, sa laideur et son jusqu’au-boutisme excentrique, fait davantage rire que sursauter : on passe toutefois un excellent moment, même si c’est aux dépens du talentueux cinéaste. Si ce n’était de son manque d’ironie et du décalage absurde entre, d’un côté, des thématiques beaucoup trop graves et, de l’autre, des situations si grotesques qu’on se demande ce qui a bien pu passer par la tête de James Wan au moment de tourner, on aurait aisément pu qualifier le film de comédie horrifique. C’est aussi un excellent exemple de nanar récent qui échappe aux filets industriels pour s’échouer sur nos écrans.
Nanarland et sa mission pédagogique
Je ne pourrais pas conclure ce texte sans saluer le travail exceptionnel de l’équipe Nanarland qui, depuis 2001, partage sa passion pour ces bijoux filmiques non seulement en ligne, mais aussi par des documentaires, des entrevues, des livres et des balados. Il s’agit d’une entreprise de vulgarisation à grande échelle qui m’a non seulement été fort utile dans mes recherches, mais qui permet aux cinéphages de se familiariser davantage avec les nanars et leurs subtilités. N’hésitez pas à y jeter un coup d’œil.
Mon objectif avec ce texte était de présenter un survol de l’univers des nanars et de vous en faire découvrir quelques-uns. J’aurais pu écrire sur Ninja III, Samouraï Cop, Commando, Street Fighter ou encore présenter des sociétés de production et des acteur.rices reconnu.es pour leur apport à l’univers nanardesque, mais je crois qu’il m’aurait fallu le magazine entier pour tout écrire sur le sujet. Pour conclure, je me contenterai de cette citation synthétique de Matt Hannon, acteur principal de Samouraï Cop : « Les nanars, c’est une magie qui ne se provoque pas ». (Brochier, 2017, 6 : 45)
Références
Arsenault, M. (animatrice). (2016, 6 janvier). La nanarophilie, une célébration de mauvais goût dans le cinéma. Dans Plus on est de fous, plus on lit. Radio-Canada Ohdio. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/entrevue/4623/eloge-nanarophilie-passion-films-navets-antonio-dominguez-leiva-simon-laperriere.
Brochier, R. (réalisateur). (2017). Nanaroscope ! N° 01 — Samouraï Cop : le film d’action (en VHS) [documentaire]. Nanarland. https://www.nanarland.com/nanaroscope/saison-1-episode-1-samourai-cop.html.
Brochier, R. (réalisateur). (2017). Nanaroscope ! N° 02 — Terreur cannibale : le film de cannibales (à prix coûtant)[documentaire]. Nanarland. https://www.nanarland.com/nanaroscope/saison-1-episode-2-terreur-cannibale.html.
Brochier, R. (réalisateur). (2017). Nanaroscope ! N° 03 — Le lac des morts-vivants : le film de zombies nazis (made in France) [documentaire]. Nanarland. https://www.nanarland.com/nanaroscope/saison-1-episode-3-le-lac-des-morts-vivants.html.
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