Photo : Baptiste Mausset

Le feu, dans nos représentations mentales, est enchevêtré de peurs et de louanges, et lorsqu’on le convoque à notre esprit, ce sont les flammes qui viennent d’abord en lécher l’imaginaire – mais quand on en est à cette étape, c’est trop tard. Le feu a déjà grimpé aux rideaux, soupe au lait comme il est. Et la plate-bande du feu est grande de milliers de kilomètres carrés dans les forêts québécoises. 

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

 

Feux boréaux

Grandes flammes immenses qui soufflent et grondent, si chaudes qu’elles carbonisent tout ce qu’elles croisent, d’une faim de loup qui les fait tout avaler tout rond, nuage de fumée dense qui grimpe au ciel. La forêt boréale les connaît, ces grands feux qui jettent tout par terre et qui modèlent un nouveau sol, ceux qui sont intenses, mais relativement peu fréquents. Alors qu’on peut s’imaginer une terre de désolation stérile une fois le brasier passé, un peu de patience permet de voir au-delà des arbres noircis pour constater le rôle important et positif que possède le feu dans la forêt. L’écosystème tout entier s’est adapté à cette perturbation, les espèces en tirent bénéfice et certaines même en dépendent. 

 

Et le feu, ça fait longtemps qu’il s’invite dans les forêts. Dans le Québec situé sous le 51e parallèle, dans les dix dernières années, ce sont en moyenne 33 887 hectares de terre qui sont brûlés annuellement, pour 447 allumages, toujours en moyenne (ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, 2021, p. 49). Rien de nouveau ici : les incendies forestiers existent dans la forêt boréale en raison du climat et du type de combustible, et l’aire totale affectée par le feu varie beaucoup, selon la saison qui est en cours. Ce qui a changé avec le temps, ce sont les causes de ces allumages : aujourd’hui, ce sont au moins 70% d’entre eux qui sont d’origine humaine contre 30% par la foudre (Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, 2009, p. 1072). Divers facteurs s’additionnent ou se soustraient pour régir le comportement du feu; certains sont plus constants (ou du moins, ils ne varient pas quotidiennement) et donc prévisibles, comme les paramètres qui ont trait à la topographie et au type de combustible, mais d’autres sont remarquablement instables – pensons à la météo : température, vent, humidité relative, précipitations, stabilité atmosphérique. Et lorsque les étoiles s’alignent, jumelées à un coup de foudre ou à un incident humain, le feu prend. Ces paramètres seront aussi ceux qui, une fois un point chaud formé, dicteront la direction que prendra le feu, son intensité, son type, sa vitesse de propagation. (Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, 2009)

 

Il ne faut toutefois pas mettre tous les feux dans le même panier : tous les incendies au Québec n’appartiennent pas au même régime. Les régimes de feux font référence aux patrons de saisonnalité, de fréquence, d’étendue, de continuité spatiale, d’intensité, de type de feu et de gravité (Gouvernement du Canada). Les feux décrits plus haut sont des feux de couronne, qui montent aux cimes des arbres; les feux de surface brûlent la couche directement au sol – feuilles mortes, aiguilles, basse végétation – et les feux de profondeur consument la matière organique qui se tapit sous terre – ceux-ci peuvent être plus ou moins actifs pendant de longues périodes. Les tourbières se prêtent particulièrement à ce type de feu, les couvant de quelques jours à plusieurs mois dans leur épais manteau végétal. 

 

Tout feu tout flamme?

S’il est normal au Québec que les forêts s’enflamment à un moment ou un autre, c’est parce que les feux représentent une perturbation qui permet une régénération de la forêt. Les épidémies, le chablis ou encore le verglas ont des rôles similaires – ils permettent tous de rajeunir des segments de territoire. Le passage récurrent du feu en région boréale a poussé la forêt à s’adapter, à présenter des mécanismes qui en prennent avantage. La superficie d’un incendie et sa sévérité sont reliées à la biodiversité qu’une zone renferme – il influence la dynamique de la forêt à bien des égards. Par exemple, des arbres requièrent la chaleur du feu pour ouvrir les cônes et libérer les graines. D’autres, après ce stress, produisent des rejets de souche ou de racine pour rapidement croître.

 

Outre l’impact sur leur mode de régénération, la venue cyclique du feu explique aussi l’écorce épaisse et isolante que revêtent les arbres, l’élagage naturel que certains font, l’enracinement profond protégeant des bourgeons dormants, la densité de peuplement qui ralentit la propagation du feu. Ce sont des mécanismes que les arbres ont adoptés afin d’être plus résistants et résilients, et chaque espèce a sa stratégie qui présente tantôt des avantages, tantôt des désavantages. (Spurr et Barnes, 1980, dans Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, 2009)

 

Le peuplement d’un territoire présente ainsi un profil différent selon l’intervalle entre les feux, le moment où les espèces deviennent matures sexuellement, leur longévité ainsi que leur façon de se reproduire. Si on regarde les arbres, le pin gris devient mature plus tôt que l’épinette noire, il peut donc disperser ses graines avec la chaleur du feu même si l’intervalle entre deux incendies est court (une vingtaine d’années). Par contre, comme sa longévité est d’environ 150 ans, si les feux sont trop étalés dans le temps, il mourra et ne se régénérera pas. L’épinette noire est plus lente à maturer et arrive tardivement dans la succession, mais a l’avantage de posséder une manière alternative de se reproduire, soit par marcottage, qui est efficace sans feu. On peut également remarquer que le feu occasionne un effet de cohorte, alors qu’un renouvellement sans perturbation se fait de manière plus aléatoire. C’est donc dire que le feu a une incidence particulière sur le paysage qu’arbore un territoire, tant pour la distribution d’âges des arbres que pour les essences elles-mêmes.

 

Forêt-mosaïque 

On compte un grand nombre d’épinettes noires parmi les conifères de la forêt boréale et souvent, dans ces peuplements, ces arbres contribuent à créer des sols acides en échappant leurs aiguilles par terre – heureusement, ils s’y plaisent, les pieds dans cette terre bien humide. Il fait frais dans ces bois, la matière organique prend du temps à se décomposer et s’accumule pour former une couverture végétale assez épaisse qui limite la minéralisation des éléments nutritifs (Gower et al., 1996; Murty et al., 1996; Prescott et al., dans Ordre des ingénieurs forestiers du Québec, 2009, p. 1065). Ce type de terrain est viable pour ses arbres, mais avec le temps qui passe, la canopée fait de plus en plus ombrage à la terre, la matière organique s’empile et le drainage réduit, menant le sol à être asphyxiant pour les plantes. Lors du passage d’un feu intense, les sols sont transformés au niveau de leur qualité et de leur structure : la combustion de la litière libère des nutriments pour la flore, c’est une cure de jeunesse pour le parterre que de revoir le soleil, qui aura davantage à offrir aux cônes qui feront grandir un nouveau peuplement. 

 

Bien que les flammes fassent fuir les occupants de la forêt, ce n’est que temporaire : les arbres fraîchement brûlés attirent des insectes qui les recherchent pour la ponte de leurs œufs; puis ces insectes décomposent le bois et amènent à leur tour des oiseaux insectivores comme les pics qui en raffolent, et qui en profiteront pour tailler des nids qui seront utiles à une panoplie d’autres petits animaux. Après les cendres, on peut espérer croiser des bleuets et des morilles de feu, reconnus pour leur affection dans ce type d’environnement. Les incendies transforment la structure de l’habitat de la faune, et le comportement des animaux varie en fonction de l’intensité du feu. Les petits mammifères comme l’écureuil ou le tamia reviennent rapidement puisqu’ils seront heureux de la quantité de graines et de jeunes semis pour se nourrir; à leur tour, ils attirent leurs prédateurs qui les suivent. Puis, les gros mammifères comme les ours, les orignaux ou les caribous forestiers reviendront tandis que leur estomac les guidera vers les petits fruits et le lichen.

 

Le renouvellement post-perturbation est une belle manifestation de la forte adaptabilité de la nature. Une forêt affectée par un feu ne l’est habituellement pas de manière absolument uniforme : il y a des trouées vertes, il y a des zones calcinées, il y a des îlots au sol seulement roussis. Et cela crée une mosaïque dont elle tire avantage : elle sera plus résiliente, et la faune qui la peuple sera en mesure de continuer d’occuper la région. Ce sont des insectes, des microorganismes, des végétaux et des animaux qui profitent des flambées, et qui prennent place dans le cycle de succession de la forêt. Des espèces pionnières prennent pied et apprêtent le nouvel environnement, elles ouvrent la marche à une longue succession qui assure la pérennité d’un écosystème. 

 

Combattre le feu (par le feu)

Au Québec, la gestion des feux de forêt relève du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, mais les opérations sont entre les mains de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU). La saison des feux s’étend d’avril à fin octobre, période durant laquelle la SOPFEU a pour mission de protéger la forêt, les communautés et les infrastructures essentielles à la sécurité publique contre les incendies de végétation, tout en assurant la pérennité du milieu forestier (SOPFEU, 2021). Écologiquement, on constate que le feu a son importance dans l’écosystème boréal, mais il va sans dire qu’il représente également un danger potentiel pour la population. La perception négative du feu en fonction de l’humain – sa vie, son milieu de vie, les ressources qu’il capitalise – est ce qui guide la stratégie québécoise quant à la protection contre le feu. Ça explique que dans l’aire de protection intensive (sous le 51e parallèle, environ), on combat systématiquement tous les incendies allumés. Dans la zone nordique, on les monitore, mais on n’intervient pas toujours – ils sont toutefois moins nombreux puisqu’habituellement allumés par la foudre, ce qui est moins fréquent que des incidents humains.

 

Le feu est un déséquilibre qui est difficile à évaluer dans la planification des opérations forestières, m’explique Mathieu Bouchard, ingénieur forestier et professeur à l’Université Laval, ce qui représente un grand défi logistique. Rattacher un système de composantes assez stables, soit l’économie de la forêt, avec celui très oscillant des incendies forestiers pose son lot de contraintes, où une foule de données peuvent varier et varier de nouveau puisqu’en planification, on parle d’un horizon temporel de dizaines d’années. Cette incertitude fait partie de l’équation : certes le feu est important à la santé des forêts, mais les besoins en bois ne cessent pas pour autant et les coupes représentent une autre forme de perturbation qui s’additionne aux autres. Cet ensemble de circonstances rend les conditions difficiles pour la faune et la flore, par la fragmentation des territoires, par la rupture dans la reproduction, par les énormes aires affectées. 

 

Feu de paille

Les incendies forestiers sont des phénomènes grandioses qui ramènent les pieds sur terre quant à notre vision de la nature-ressource que nous pouvons entièrement gérer. C’est un spectacle à la fois beau et terrifiant, qui impose le respect de par sa grandeur et sa force. Flammes qui crient à toustes leur présence par les nuages de boucane dont l’odeur pique les yeux, mais qui se calment et quittent à l’arrivée de la pluie, ne laissant que du silence derrière, le temps que la vie reprenne son cours.

Références

Gouvernement du Canada. Régime des feux. https://www.rncan.gc.ca/changements-climatiques/impacts-adaptation/changements-climatiques/indicateurs-des-changements-fore/regime-feux/17781

Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. (2021). Insectes, maladies et feux dans les forêts du Québec en 2020. https://mffp.gouv.qc.ca/documents/forets/protection/RA_insectes_maladies_feux_2020_BR_MFFP.pdf

Ordre des ingénieurs forestiers du Québec. (2009). Manuel de foresterie (Nouv. éd. ent. rev. et augm). Éditions MultiMondes. 

SOPFEU. (2021). Rapport annuel. https://sopfeu.qc.ca/wp-content/uploads/2022/03/11×85-Rapport_Annuel_2021-VF-LR-Page.pdf

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