Fédération canadienne, survie d’une entité politique traversée par les divisions

Crise climatique, contrôle des armes à feu, défense de la langue française, pouvoir de dépenser, péréquation et enjeux autochtones sont aujourd’hui au cœur de nombreux désaccords au Canada. Les tensions entre les provinces et avec le gouvernement fédéral ne sont pourtant pas des phénomènes récents, mais malgré ces multiples oppositions et deux référendums québécois, le Canada reste à ce jour un pays uni. Entrevue avec Jocelyn Létourneau.

Par Ludovic dufour, chef de pupitre société

Comment peut-on expliquer la stabilité d’un État marqué par les différends sociaux, culturels, linguistiques et économiques et quel avenir peut-on prévoir pour l’ensemble canadien dans ce contexte ? C’est pour répondre à ces questions que nous avons interrogé Félix Mathieu, co-auteur du livre Un pays divisé : identité, fédéralisme et régionalisme au Canada et professeur adjoint en science politique à l’Université de Winnipeg, Charles-Emmanuel Côté, professeur titulaire à l’Université Laval et codirecteur du Centre de droit international et transnational et Jocelyn Létourneau, professeur titulaire au département des sciences historiques de l’Université Laval et membre du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions.

Tensions originelles et nature d’une fédération
Monsieur Létourneau commence par relativiser le contexte conflictuel canadien en rappelant que chaque société est aux prises avec des tensions à un niveau ou un autre. Le consensus est d’ailleurs l’exception plutôt que la règle dans le monde politique et même les entités politiques que l’on considère comme en opposition les unes avec les autres, telles que les provinces canadiennes, ont des conflits internes. Il précise : «On appelle consensus ce qui découle finalement d’un compromis de bonne foi découlant d’une situation de tensions qui trouve sa forme politique, toujours provisoire d’ailleurs». 

Il ajoute que certaines rivalités sont antérieures au projet fédératif. Que ce soit entre les Canadiens français et les Britanniques, mais aussi entre l’aristocratie et le peuple et entre les Européens et les Autochtones «La dynamique historique cardinale à l’expérience canadienne est précisément celle d’une tension». Il explique que l’expérience canadienne est unique dans le sens où aucun groupe n’est parvenu à faire disparaître complètement l’autre et imposer totalement sa volonté. Ainsi, plusieurs groupes partageant un même espace politique, à défaut de réussir à éliminer l’autre, n’ont pas eu le choix de négocier des ententes, non par générosité, mais par nécessité. L’historien avance d’ailleurs la possibilité que la réussite du Canada lui vienne de cette spécificité et ses divisions ne seraient donc pas nécessairement une faiblesse.

C’est un point qui n’est cependant pas partagé par Monsieur Côté. Il s’accorde pour dire qu’un état fédératif est par nature un état traversé par des tensions. Si l’on choisit un modèle fédéral, c’est parce qu’un modèle unitaire plus centralisé ne permet pas de rendre compte des différentes réalités englobées par le pays. Il rejoint donc l’observation de Monsieur Létourneau qui disait que «le principe fédératif repose sur l’idée de tension». Cependant, il nuance le propos de ce dernier en affirmant que si l’État fédéral a les outils nécessaires pour faire cohabiter plusieurs réalités, la population francophone a amélioré sa position d’elle-même. Il ajoute que la Révolution tranquille, qui a grandement amélioré les conditions de vie des francophones québécois, «s’est faite à plusieurs égards contre la volonté de la minorité anglophone qui vivait une situation privilégiée au Québec et dans l’indifférence du reste du Canada. » Le professeur précise cependant que cette amélioration s’est faite grâce aux outils du modèle fédéral laissant une grande marge de manœuvre à l’État québécois, mais le tout s’est fait de manière unilatérale, sans négociation.

État des lieux
Aujourd’hui, ces rivalités persistent. Monsieur Côté constate des tensions d’ordre économique, environnemental, culturel et concernant différents enjeux comme le contrôle des armes à feu. Cependant, plusieurs éléments viennent également renforcer l’ensemble canadien. D’abord, par la nature même de l’État fédéral qui laisse des pouvoirs aux provinces et leur permet de gérer certaines questions indépendamment les unes des autres. Ensuite, il indique que les gouvernements et les institutions politiques et juridiques canadiennes très stables, et bénéficiant généralement d’une bonne confiance des citoyen.nes, sont également des facteurs favorisant la cohésion. De plus, bien que la question de la péréquation soit souvent sujette à débat, l’existence de la péréquation sous-entend une solidarité économique entre les provinces. La situation économique du pays est d’ailleurs favorable et permet un niveau de vie élevé. Finalement, l’union face au voisin américain donne plus de poids aux provinces qu’elles en auraient si elles étaient séparées.

Le professeur Létourneau ajoute, pour sa part, que bien que l’on perçoive de nombreuses divisions entre Québécois.es et Canadien.nes anglais.es, il observe davantage de similitudes dans les deux cultures politiques que de divergences.

De son côté, Monsieur Mathieu explique que l’inertie exerce une grande force sur les provinces, ce qui ajoute de l’opposition à tout mouvement sécessionniste. Il faut donc qu’un mouvement séparatiste parvienne non seulement à convaincre que la souveraineté représente un gain pour la province, mais aussi que la séparation ne provoque pas de grandes pertes.

L’avenir canadien
Malgré ces éléments unificateurs, Felix Mathieu croit que l’avenir de la fédération est incertain. Il constate dans son livre qu’en plus des nombreux désaccords, l’insatisfaction à l’égard de la fédération est en hausse dans plusieurs provinces. Il en conclut que le Canada doit forcément s’adapter au risque de voir cette insatisfaction se transformer en mouvement sécessionniste. Il explore plusieurs voies possibles, mais l’éclatement du Canada et la redéfinition du fédéralisme vers un fédéralisme asymétrique semble pour lui et sa co-autrice les deux scénarios les plus probables.

Charle-Emmanuel Côté observe que si l’éclatement est toujours possible, le contexte mondial n’y est pas favorable. La montée en puissance d’États autoritaires et le recul des États-Unis et de l’Europe offrent un milieu incertain pour l’apparition de jeunes États démocratiques. Au contraire, ces éléments peuvent encourager l’union et possiblement le renforcement de relations avec d’autres États démocratiques. 

Il affirme cependant que la modernisation du Canada est inévitable. La constitution ne correspond simplement plus au pays dans sa forme actuelle et c’est un problème auquel il va falloir faire face. Bien que ce soit un projet difficile, la réforme constitutionnelle est loin d’être impossible, il compare la situation canadienne de quelques provinces avec le cas européen : «L’Union européenne, ce n’est pas un état, mais ils arrivent à conjuguer 27 états avec des langues différentes, des cultures différentes et qui se sont entretués il y a 60 ans». Cette réforme devrait, selon lui, mieux correspondre à l’état actuel des choses et éventuellement permettre une forme d’asymétrie, notamment face au fait français et au Québec.

Pour sa part, Jocelyn Létourneau constate plutôt qu’historiquement, les tensions sont peut-être moins fortes aujourd’hui qu’elles ont déjà pu l’être. Il explique que les gens se déclarent souvent insatisfaits et préfèrent le changement au statu quo, mais ne s’entendent pas sur la forme que doit prendre ce changement. Par conséquent, cette insatisfaction ne donne pas nécessairement naissance à de grands mouvements sociaux et il ne voit pas pour le moment, au Québec ou dans l’Ouest canadien, les signes de grands changements remettant la nature de la fédération en jeu ou de mouvements qui pourraient aboutir à l’indépendance.

Quoiqu’il en soit, les chercheurs|chercheuses admettent que personne ne peut prédire avec certitude l’avenir canadien. Bien que les analyses puissent nous donner un aperçu des tendances à venir, le futur peut toujours garder son lot d’imprévus, surprenant même les meilleurs experts.

 

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