Une grande peur que j’avais, jeune, était celle de l’eau. De la mer, des lacs, du fleuve. Envisager un monde entier sous mes pieds, un monde marin qui pouvait m’engloutir, me figeait complètement. C’était un monde trop grand, trop creux et trop sombre pour moi, et c’était un environnement où je n’arrivais même pas à bien me mouvoir : quoi de plus terrifiant. Cette peur s’est accompagnée au fil des années d’une grande admiration, et mon vertige des profondeurs ne me semble désormais que l’un des éléments qui composent ma relation à l’eau. Notre relation s’est complexifiée. La crainte est amplifiée par le brouillard, les glaces, l’air humide qui chancelle, mais elle est désamorcée par la compagnie, les histoires et le temps à patauger dans l’eau. Et de ces choses qui persistent, il y a cette aura de mystère qui rôde autour du fleuve, telle une brume sournoise qui ne veut pas s’effacer à l’aube.
Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia
Note : certaines réalités décrites dans ce texte sont particulièrement genrées, d’où l’utilisation spécifique du masculin.
Là où peuvent exister les fantômes
J’avais aussi peur du sous-sol sombre, non fini et froid de chez mes parents, là où mille recoins pouvaient cacher les monstres de mon imagination. C’est chose connue depuis longtemps : les espaces incompris catalysent le frétillement des esprits. Et la montagne et la mer sont de ces lieux à l’origine d’une foule de créatures et de mythes : ce sont des endroits difficiles d’accès, dont les aléas particulièrement abrupts suscitent la peur. Ainsi, la mer représente certes richesse et liberté, mais elle se compose également d’angoisse et de violence – elle est à la fois vie nourricière et mort tempétueuse. Ses eaux couvent des êtres et des lieux étranges qui ont longtemps été inaccessibles, et le vent y tourne bien vite. Puis cette mer, avec sa robe infinie, chatouille l’imaginaire et répond au besoin de rêver, en stimulant à la fois les belles histoires et les vilains personnages.
Le Saint-Laurent recueille depuis des siècles des rêveries, celles des autochtones comme celles des migrant.e.s européen.ne.s. Ce fleuve-vieillard a témoigné du métissage progressif parfois doux, souvent pas, de leurs cosmologies respectives. Tandis que les Européens naviguaient précautionneux de leurs monstres à eux, c’est de Atshen qu’ils devaient se méfier, ici. Et puis ces lieux que les Européens baptisaient de noms chrétiens et royaux, les Premiers Peuples les avaient déjà nommés puisque parcourus depuis des millénaires : « les Autochtones ne donnaient pas de nom aux lieux sans y avoir d’abord observé, exploré et senti les esprits. Ils n’imposaient pas les noms, ils les découvraient » (Cisnaros, 1987, p. 22). La terra nullius (territoire n’appartenant à personne) que pensait voir le colonisateur était plutôt un territoire mal lu.
Et pourtant. Dit-on qu’une oreille tendue permettait autrefois d’accéder à cette magie qui se cachait un peu partout, parmi les craquements de la glace et les hululements du vent. Les paysages laurentiens aiment se voiler de brume et entretenir le mystérieux, ce n’est pas nouveau. Les fantômes dormaient dans les anses à l’ombre des épinettes avant de s’immiscer dans les sous-sols.
Paysages mystiques
Gaston Desjardins (2007, p. 249) déplore la façon actuelle de consommer les paysages, derrière un écran ou une fenêtre de voiture qui file vite, à la façon fast food. Il invite plutôt à observer les milieux vivants qu’ils constituent vraiment; un paysage interagit avec qui s’y plonge – c’est une combinaison multisensorielle qui se décline ad vitam æternam en fonction du temps qu’il fait, de l’heure de la journée, des états d’âme. Il est bâti avec les toponymes et les récits, coconstruit de représentations et de symboles.
Un paysage ne peut être réduit à la qualité visuelle de ce qui s’élève devant nos yeux, ce serait limiter la part de l’affect qui le forge, et réduire le rôle de l’observateur. Non – le paysage comprend cet aspect humain qui le singularise, il fait partie de l’identité de la collectivité qui l’habite. Cet amalgame complexe qu’est le paysage, face à la sensibilité, révèle ses fantômes – il en a vu des vertes et des pas mûres – et s’est imprégné de tout ce vécu.
Les vérités se côtoient
Le terme mythe provient du grec muthos qui veut dire récit, légende, et se rattache à un objet, qu’il représente. Le mythe prend pour fondement le sensible et l’imaginaire, ce qui le rend indissociable de la culture d’une société. (Paulet, 2006, p. 21) Le mythe se soumet à une logique qui est sienne, il est issu de la relation entre un peuple et son environnement, et est parfois teinté de ses peurs et de ses tabous. Il n’est pas une chose fausse, mais n’est pas la seule vérité.
La légende, elle, construit un narratif fictif qui s’évade de l’imaginaire collectif.
Le mystique coexiste avec le scientifique, ces systèmes de connaissance du monde ne s’invalident pas respectivement. À plusieurs égards, ils se complètent dans la quête de sens et de savoirs sur l’environnement, les humains, les animaux.
Et assurément, ces deux mondes comprennent leur part de mystère, d’irrésolu qui nous laisse sur notre faim.
« Qu’on m’apporte un astrolabe, une boussole. Je suis perdu. Je contemple donc la mer et les alentours à partir du navire. Mais le navire aussi m’échappe, comme la philosophie, comme la géométrie. La mer est pleine de mystères et de connaissances qui ne me parviennent pas. Et la fée des glaces n’arrive pas tout à fait à faire dissiper le mystère. Où est l’immanence? Où se cache la transcendance? Je cherche de plus en plus refuge dans le navire. Là où je sais que ce que je ne comprends pas existe. Le navire m’échappe, mais je crois au navire. Je n’ai pas le choix. Je pratique la foi du charbonnier. J’appartiens sans condition au navire du savoir et au savoir du navire. À tous risques. Et pour me rassurer, je me cite Michel Serre :
… ne parle-t-on de mythe
que par ignorance de la géométrie
Ce qui ne l’empêche pas de naviguer autant le navire que l’Odyssée. » (Perrault, 2022, p. 207)
L’île, emblème du rêve
D’innombrables îles ponctuent le fleuve et l’estuaire et le golfe. Elles ont hébergé des ermites, des naufragé.e.s, des cimetières, des amours, des villages, des malades, des contrebandes, des phares – toutes ont quelque chose à raconter. Les îles ont de particulier qu’elles sont eau comme elles sont terre, elles sont espaces introvertis. Gaston Desjardins les présente comme l’union entre passé et présent, comme les gardiennes discrètes des vieilles mémoires. Dans l’imaginaire maritime, l’île sert de relais au désir, un désir celui de l’autre et de l’ailleurs. (Desjardins, 2007, p. 124) L’île représente l’espoir, elle est halte vers le rêve, lourde signification pour ces parfois minuscules rocs émergés. En ces lieux peu fréquentés si ce n’est que par quelques bateaux lointains, les fantômes y vivent en paix – peut-être dans l’attente de la visite, qui sait.
Dieu et le diable contemplaient l’horizon depuis le cap Diamant, songeurs. Devant eux se trouvaient pêle-mêle pierres, forêts, montagnes, lacs, ciel, sable, nuages et mer. Les deux personnages, d’un commun accord, décidèrent de faire le ménage dans le portrait. Le diable fut chargé de mettre en scène le fleuve Saint-Laurent. Il creusa un lit, sculpta caps et falaises, déposa plages et rochers, puis y versa l’eau. Le diable prit un pas de recul et admira son œuvre : il en était si fier! Taquin, il défia Dieu de faire mieux. Dieu, un brin susceptible, s’emporta devant la vantardise du diable. Il souffla une tempête si effroyable que le diable, pris de terreur, s’enfuit en courant en direction de l’Atlantique. Chacun de ses pas sur le fleuve faisait émerger la terre de l’eau, et c’est ainsi que le Saint-Laurent s’est tapissé de toutes ses îles. (inspiré de Desjardins, 2007, p. 122)
Vivre de la mer
Les pêcheur.euse.s, les boat people et les colonisateurs ne connaissent pas la même face du Saint-Laurent. Les premiers connaissent ses bancs de morue, ses marsouins, ses maquereaux, et s’aventuraient tous les jours dans les eaux périlleuses pour nourrir leur famille. Les habitant.e.s de ses rives étaient des pêcheur.euse.s avant d’être des cultivateur.trice.s – on dit que le pays s’est d’abord vécu depuis la mer. Une telle proximité avec le cours d’eau n’est pas sans se refléter dans la relation entre les habitant.e.s et le fleuve : leurs quotidiens liés les forgent mutuellement. Parfaitement au courant des dangers, le pêcheur superstitieux mettait toutes les chances de son côté en laissant à quai femmes, prêtres, cercueils et blasphèmes. (Desjardins, 2007, p. 304) En fins observateurs, ils avaient appris à lire les respirations, les manies et les humeurs de leur fleuve pour évaluer le danger d’y naviguer.
Mais même les jours où les astres semblaient alignés, un rien pouvait renverser les prévisions et les avaler tout rond. Un pêcheur qui partait en mer n’était jamais certain de revenir, au grand dam de sa famille qui ne pouvait que prier et attendre. Les tragédies du Saint-Laurent sont nombreuses et bien souvent à l’échelle humaine : on parle de centaines et probablement de milliers de naufrages qui ont emporté encore plus de vies.
Le fleuve est beau et généreux, mais il est aussi cruel et sans pitié. Il garde à lui les âmes avalées, dont le vent des grèves charrie parfois les lamentations sourdes. Il en sera de nos morts, comme il en fut de nos vies, partagés entre la terre et l’eau – Desjardins
la vieille chaloupe
elle flotte encore
la vieille chaloupe
flotte encoreelle nous porte mais
on s’éloigne de la rivene mettez pas les mains dans l’eau
vous ne voulez pas
réveiller ce qui dort
dans ses noirceurs– Patrice Desbiens
Phares et naufrages
Y a-t-il des eaux naviguées qui n’ont jamais connu de naufrages? La mer et la mort vont de pair, surtout avec les courants agités, les écueils, les hauts-fonds, les vents imprévisibles et la tendance à la brume du fleuve. Avec près de 400 bateaux coulés autour d’elle, Anticosti est réputée être le cimetière du golfe. Peut-être compte-t-elle même davantage de fantômes que de cerfs de Virginie. Mais des naufrages, il y en a eu en amont et en aval aussi – parmi ceux qui ont grandement marqué les mémoires, mentionnons celui de l’Empress of Ireland, le 29 mai 1914, où 1012 des 1477 passager.ère.s ont péri dans les eaux froides du Saint-Laurent, au large de Rimouski. Une collision dans la brume a percé la coque du navire, qui a sombré en 14 minutes.
La lumière des phares et le hurlement des cornes de brume ont grandement aidé les navigateur.rice.s des eaux périlleuses. Ce n’est qu’en 1807 que le Saint-Laurent voit son premier phare s’ériger, sur l’île Verte. Les infrastructures et leurs gardiens étaient entièrement tournés vers le large, leur existence était vouée, beau temps mauvais temps, à prendre soin des marins en leur indiquant les dangers. Et bien sûr en faisant office de présence rassurante, même si lointaine. L’histoire des phares du Québec en est une belle mais douloureuse, construite sur le dos des mort.e.s afin de veiller sur les vivant.e.s.
Clôture de ce texte de territoire, de fleuve et de fantôme sur les paroles de Cisneros, qui nous invite à réfléchir à l’espace mythique qu’il nous reste.
« Je crains pour le Québec. Il se croit petit mais il est un beau géant. Entouré en trois points cardinaux par une culture de vocation expansive, il ne reste que le Nord comme refuge mythique, comme réserve spirituelle. Mais tant qu’on continuera à voir le Grand Nord en termes purement économiques et politiques, les cancers de l’ambition humaine gagneront la bataille. L’identité et l’âme québécoises sont en danger, aussi bien que les indigènes de ces forêts et toundras, aussi bien que les esprits de ces lieux sauvages. » (Cisneros, 1987, p. 27)
Références
Cisneros, D. (1987). Les lieux sauvages. Urgences, (17-18), 19–27. https://doi.org/10.7202/025417ar
Desbiens, P. (2020). Poèmes. L’Oie de Cravan.
Desjardins, G. (2007). La mer aux histoires : voyage dans l’imaginaire maritime occidental : de l’Antiquité méditerranéenne jusqu’aux rives du Saint-Laurent. Éditions GID.
Paulet, J.-P. (2006). L’homme et la mer : représentations, symboles et mythes. Economica.
Perrault, P. (2022). Le mal du nord. Lux.