Depuis des mois, le virus glisse sur notre langue, se donne un élan sur nos mots et voltige dans l’air dans ses vaisseaux de gouttelettes. Depuis des mois, on ne peut plus se voir, s’approcher, se toucher. En ces temps de fin d’un monde, nous sommes responsables les uns des autres. C’est le médecin au caducée doré qui le dit, pas moi.
J’ai rencontré ce roi des distances un soir de pluie automnale alors que je classais de la bière à mon dépanneur. Des piles et des piles de caisses, des monticules de Pabst, Budweiser, Corona…, des milliers de bouteilles à envoyer à la mer, des canettes pour remplir trois alumineries, de l’alcool à déshydrater une ville entière. Après tout, mieux vaut boire que tousser. Sur cette réflexion dont je me félicitais la finesse et l’ironie, la clochette se dandine dans un soubresaut que l’on pourrait qualifier de féerique si nous n’étions pas en septembre. Un client entre.
Qui aurait pu s’attendre à voir apparaître le roi de tous les instants, l’épaule sur laquelle le peuple québécois pleure depuis des mois, dans mon petit dépanneur à l’odeur non pas désagréable, mais teintée de non-richesse et de travail-dans-le-vide-pendant-trois-décennies-pour-des-peanuts ? Certainement pas moi. Les cigarettes, l’alcool et les saucissons salés entourant le chef-de-la-santé lui donnaient presque une aura rassurante. Il est ici, parmi nous. Pas-dans-mon-écran.
Je le salue, il me salue. Fatigué comme ses pieds. Qui ne le serait pas à sa place, à travailler vingt heures par jour pendant des mois ? Je fais un shift de huit heures et j’ai le goût de me battre. Attardant son regard sur moi quelques instants, je devine une critique silencieuse. Shit, mon masque ! Ça me prenait de l’air pour soulever toutes ces caisses. Je remets mon bouclier de tissu en place tandis que le seigneur-des-artères-saines-aux-lunettes-de-saphirs magazine ses bébelles. Repas congelés, normal, chips, normal, packs de bières, normal, chocolats, normal normal normal. On est loin du Château Frontenac et des bouteilles de vin à 400$.
À la caisse, il demande un sac. Pas-très-écolo-tout-ça, me dis-je, comme si j’étais moi-même exempt de toutes critiques à saveurs environnementales. J’emballe rapidement, dans un souci d’efficacité. Voyez, je ne suis peut-être pas chirurgien, mais j’emballe vite. Mes doigts sont agiles, nerveux. Les siens aussi. Lors de l’ultime passation des biens, étape qui précède le fameux « bonne soirée là, merci ! », nos mains s’emmêlent, nos doigts dansant la Tarentelle, telles deux araignées de chair.
Nous nous touchons.
Avec cette scène, nous pourrions presque croire à la naissance d’une histoire d’amour exaltante ou simplement à une scène quelconque tirée d’un roman harlequin, mais non. Ce n’est pas la sensualité qui teinte cette situation des plus grotesques, mais bien l’absurdité. J’ai touché à un roi, créature inaccessible, mais surtout, j’ai touché à un roi en temps de pandémie. Comment se fait-il que ce soit la première personne à qui je touche depuis des semaines ? Et lui, combien de doigts a-t-il chatouillés aujourd’hui, entre deux conférences de presse portant sur la distanciation ?
Une fois Hippocrate parti, son échine aussi courbée qu’un roseau dans les vents de novembre sur le bord de l’A-20, je retourne à ma bière, non sans me badigeonner les mains de purell. Pas le vrai purell là, le purell marécageux concocté par je-ne-sais-quel alchimiste.