Cette lettre ouverte provient de Gabriel Leblanc, ancien étudiant au baccalauréat en études internationales et langues modernes à l’Université Laval, maintenant coordonateur du comité international de l’Union Paysanne, et paysan à la Ferme de la Dérive.
Je suis paysan depuis deux saisons déjà et j’ai l’ambition de poursuivre ce mode de vie pour les prochaines années à venir. Dès l’an prochain, avec la Ferme de la Dérive, nous triplerons notre superficie cultivée et aspirons à accroître notre cheptel de poules d’une trentaine d’individus.
Cette saison, c’est environ une quarantaine d’heures de ma vie que j’ai mise par semaine pour produire des légumes agroécologiques, de surcroît locaux, avec des oeufs et des poulets exempts de toutes traces d’ingrédients agro-toxiques généralement utilisés par l’industrie. Je l’ai fait parce que je suis persuadé qu’au Québec, notre potentiel agricole nous permettrait de nourrir tout le monde (riches et pauvres) d’aliments sains, durablement cultivés et exempts des logiques d’exploitation qui, par exemple, nous amènent les tomates mexicaines sur nos tables. Je fonce dans la vie paysanne les yeux presque fermés – et certainEs m’ont dit que j’étais cinglé de vouloir vivre de cette manière – mais c’est que j’ai la profonde conviction que s’alimenter, c’est le plus fondamental des droits. Je crois fermement au pouvoir révolutionnaire de l’agroécologie et je suis persuadé que l’agriculture doit être l’initial champ de bataille dans l’atteinte d’un monde plus égalitaire, plus solidaire. Et c’est beaucoup de familles que nous avons nourries cette saison, et on a accompli fièrement notre mission, même dans notre flagrant manque d’expérience!
Si ce n’était pas d’une subvention, les quarante heures par semaine que j’ai passées à labourer, tailler des plants et cueillir des fruits durant ces cinq derniers mois m’auraient rapporté 80$. Heureusement, avec la subvention, j’ai pu accumuler 780$.
Et ce montant, aussi petit puisse-t-il vous paraître, est exact.
Une paysannerie en lutte : campagne hors-quota
En ce moment, à l’Union paysanne, nous menons une campagne pour donner le droit aux paysanNEs de produire plus de 100 coqs à chair et posséder plus de 100 poules pondeuses. Parce que oui, en ce moment, je n’ai pas le droit, au Québec, d’élever plus de 100 coqs à chair et de récolter les œufs de plus de 100 poules sans me procurer des quotas à prix exorbitants. Cent. Est-ce beaucoup? Pas évident se l’imaginer si nous ne sommes pas paysanNEs. Ici, à la ferme, on s’amuse parfois à se rappeler combien d’argent on fait en respectant ces normes de production dites « hors-quota ». Ça nous rapporte autour de 2000$ par année, qu’on ré-investit dans l’amélioration de notre infrastructure agricole. En gros, ça nous rapporte zéro cenne pour le moment. Ça nous fait rire jaune. Mais bon, « cinglé », je l’ai dis.
Donc, 100 coqs à chair et 100 poules pondeuses, c’est rien. C’est au mieux une mauvaise blague. Un inquiétant manque de respect envers les paysanNEs qui, au final, veulent juste se battre pour leur survie, sans toutefois y arriver. Pour vous donner une idée, en Alberta, où le marché est essentiellement le même, c’est 2000 coqs à chair qu’unE paysanNE peut produire! Aberration.
Alors, avec l’Union paysanne, nous portons la cause devant les tribunaux. Car la gestion de l’offre, celle qui défend l’intérêt des industriels, n’a pas de bon sens. Nous devons absolument militer pour une nouvelle gestion de l’offre. Parce que c’est sous le système de gestion de l’offre actuelle que la paysannerie québécoise est prise au cou! Et qui s’oppose à la démarche? L’UPA, évidemment. L’Union des producteurs agricoles. L’Union qui défend l’intérêt des producteurs agricoles : pas mon intérêt en tout cas. Faque. Le plus grand lobby au Québec (l’UPA, soyons clair), se porte à la défense de l’intérêt des entreprises industrielles, celles mêmes qui sont responsables des épidémies de grippes aviaires, de la souffrance animale, d’un système basé sur l’exportation détruisant l’environnement de la planète… et ça, au détriment de moi qui s’est mis 780$ dans les poches en cinq mois.
L’ALÉNA et la paysannerie québécoise
Ok. Et l’ALÉNA. C’est quoi le rapport? Bon. Voici ce qu’on lit dans le nouveau traité, qui nous informe des droits de l’industrie américaine dans le secteur aviaire :
- Poulet : 47 000 t la première année. Par la suite, les quantités seront augmentées annuellement de 2 000 t pour atteindre 57 000 t à la 6e année. Les volumes augmenteront de 1 %/an pendant les 10 années subséquentes.
- Œufs : 10 millions de douzaines d’œufs dès la première année. Le contingent augmentera annuellement de 1 % pendant les 10 années suivantes. »
uh, pardons? Doit-on comprendre que je ne peux pas produire plus de 100 poulets, mais que nos autorités politiques s’apprêtent à permettre l’importation de 47 000 tonnes de poulets américains dès la première année de l’entrée en fonction du traité? Pour reprendre les paroles de mon camarade de l’Union paysanne, Alexandre Pigeon : ça va être plus facile de se trouver un poulet texan qu’un poulet paysan québécois!
Puis, le contexte légal au Québec me contraint à produire environ 2000 douzaines d’œufs au maximum par année, de peur que je déstabilise le marché québécois, mais nous nous apprêtons à permettre l’entrée de 120 millions d’œufs des États-Unis? Attends là.
Pour vrai, je cultive d’une façon où j’ai un bilan carbone positif (plus est séquestré qu’il y en a de produit). Mon agroécologie, je la fais parce que je me soucis de l’environnement, de la santé de notre planète. Je la fais parce qu’il m’apparaît absolument aberrant que les aliments qu’on retrouve dans les super-marchés aient nécessités d’exploiter un travailleur guatémaltèque ou une enfant mexicaine pour s’assurer d’un bas prix. Il n’y a pas plus conséquent avec nos aspirations sociétales que le champ dans ma cour! Mais vous, politiciens carriéristes, appartenant à la classe fortunée, amis du capital, vous daignez vouloir contribuer à la destruction de mon projet? Ici, j’entends « mon » dans le sens le plus inclusif, où toutEs les citoyenNEs en font partis.
Ok, tout le monde. On allume. Vous rendez-vous compte comment nos autorités politiques et comment nos lobbys gèrent notre agriculture? À quel point ces décisions prises au sommet s’effectue pour le bénéfice des gros joueurs du système agro-alimentaire et que, dans l’absolu, elles menacent littéralement l’avenir de notre agriculture, de nos paysanNEs?
Quel avenir pour notre agriculture paysanne?
Parce que je vais vous le dire. L’avenir de l’agriculture, ce n’est pas le biologique et ses monocultures dites « propres », basé sur l’importation de produits « bio » espagnols. L’avenir de l’agriculture, ce n’est pas non plus les grands industriels qui doivent s’en accaparer en exploitant nos sols à la manière des entreprises extractivistes. Ce n’est pas des opérateurs de machinerie qui battent leur moissonneuse dans leurs 700 hectares de soja. L’avenir, c’est la paysannerie qui l’a dans ses mains, c’est la production en circuit-courts, c’est l’agroécologie, c’est la souveraineté alimentaire!
En ce moment, la paysannerie québécoise est en crise, mais ça, personne ne nous en parle. Je m’en charge d’en faire mon combat, de pousser la lutte plus loin, de la mener vigoureusement. La paysannerie doit se soulever; nous avons des choses à brasser!
Lorsque je vois l’UPA vouloir m’empêcher de survivre, lorsque je vois un Trudeau négocier un traité qui va tuer mon avenir (et le vôtre hein!), et bien ça me fait sortir de moi-même. Ça me fait sortir de moi-même parce que c’est l’élite politique qui prend les décisions, orientée complètement dans une optique capitaliste et corporatiste, au service des géants du secteur, contre les paysanNEs!
Cette situation, jusqu’à maintenant méconnue d’une vaste partie de la population, doit être portée dans le débat public.Il est dorénavant venu le temps d’unir la paysannerie et les citoyenNEs afin d’entrer dans la lutte. Nous n’allons pas laisser le capital triompher et les classes oppressantes, mes amiEs!