Comment changer le monde ? C’est une question à laquelle chaque génération est confrontée, et aujourd’hui, l’urgence de trouver une réponse se fait sentir davantage chaque jour. On est à bon droit de désespérer devant l’ampleur des catastrophes qui s’annoncent et qui ont déjà lieu, mais il me semble que nous faisons fausse route dans notre recherche de solutions. Notre attention n’est peut-être pas au bon endroit. Pourquoi ?
Par Émilien Côté, journaliste collaborateur
Le fauteur de troubles, celui qui est responsable de tout ce désastre, c’est le capitalisme, croyons-nous. Nul ne saurait mettre en doute les effets funestes de l’idéologie capitaliste sur le plan humain, animal et environnemental, mais pourquoi avons-nous créé des structures qui permettent ces effets ? Le capitalisme est la cause visible de nos problèmes, mais ce n’est pas la cause première. C’est seulement en agissant sur cette cause qu’un vrai changement pourra se produire. L’origine de nos troubles est à chercher dans l’être humain, dans notre esprit.
Intérieur et extérieur
Faisons ici une distinction fondamentale entre deux niveaux de réalité. Tout d’abord, il y a le plan intérieur, celui de notre esprit, qui est composé de pensées, d’émotions, de sensations et de perceptions. C’est à partir de nos croyances, de nos désirs et de nos expériences que nous interagissons avec le plan extérieur, celui du monde, qui est composé de « choses » et de « personnes ». Cela signifie que nos actions sont déterminées par notre état intérieur, qui est le produit d’un cadre de référence constamment perpétué par notre mémoire. Par exemple, je vais rencontrer un ami au café à 19h en vertu du bon temps que j’ai passé avec lui, parce que je crois qu’il va venir à cette heure précise et parce que j’ai envie d’un breuvage chaud.
Le problème, c’est que nous nous attachons à notre identité personnelle parce qu’elle nous procure un sentiment de sécurité, et nous refusons instinctivement ce qui lui est différent. C’est la source des conflits entre les êtres humains, que ce soit en matière de religion, de langue, de nationalité ou de couleur de peau. La violence est une conséquence logique de ce processus. Ainsi, c’est la pensée qui est la cause première que nous cherchons. Tant que nous continuerons à nous juger et à juger autrui, les conflits seront inévitables, à l’échelle individuelle et collective. En bref, l’intérieur cause l’extérieur. Une révolution intérieure est la seule possibilité pour une révolution extérieure. Quant à la manière de l’opérer, j’en ai déjà traité dans d’autres articles.
Anarchie intérieure, anarchie extérieure
La révolution intérieure est le geste politique le plus fondamental. Si nous sommes libres de nos pensées, nous sommes libres de créer un monde de paix. Dans cette perspective, le seul mode de gouvernance qui soit légitime est l’anarchie, non pas au sens péjoratif de chaos, mais au sens étymologique (absence d’autorité), c’est-à-dire une association volontaire de communautés autosuffisantes, où priment liberté et égalité. Dans ce régime, le pouvoir serait le plus décentralisé possible, et les citoyen.nes, au lieu de vivre au sein d’immenses États, s’organiseraient en collectivités plus modestes, ayant ainsi la chance de participer réellement à la vie politique. D’où la définition mordante donnée par Edward Abbey : « Anarchy is democracy taken seriously » (Abbey, 1988, paragr. 3).
C’est tout le contraire de la situation actuelle au Canada, qui est encore une monarchie (parlementaire, mais quand même). Notre seule possibilité d’influence sur la politique nationale nous est donnée lors du vote, s’il faut parler là d’une possibilité. En effet, « l’élection est nécessairement un piège, puisqu’elle consiste à choisir des chefs qui vont gouverner en principe en notre nom, mais qui dans les faits vont détenir le pouvoir et nous imposer leur volonté » (Déri et Dupuis-Déri, 2014, p. 20). L’abstention est donc un geste logique, car toute forme d’autorité porte en elle le germe de la violence, même si la figure qui la représente est élue. Pour parler plus exactement, la plupart des régimes contemporains sont des oligarchies, c’est-à-dire des organisations où le pouvoir est concentré entre les mains d’une poignée d’individus (élus ou non) dont les intérêts sont le plus souvent opposés à ceux de la majorité : « il y a démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes sont les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sont les gens riches et mieux nés en petit nombre » (Politiques, IV, 4, 1290b).
Utopie ou réalité ?
Nos sociétés deviennent ce que Tocqueville craignait qu’elles ne deviennent, « une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère » (Tocqueville, 1961, p. 438). Mais ce n’est pas utopique de changer de système. Comme exemple alternatif, il n’y a qu’à regarder la Suisse, pays qui ne s’engage dans aucune guerre, où les cantons ont une grande autonomie par rapport au gouvernement fédéral, et où la démocratie directe est appliquée par les référendums et les initiatives populaires. La Suisse n’est pas un modèle parfait, mais elle montre des possibilités intéressantes. Au lieu de négliger complètement le plan intérieur, comme si l’on ne pouvait pas le changer ou comme s’il n’existait pas, mettons de l’ordre dans notre esprit, et l’ordre du monde suivra en proportion, sans violence.
Ne faut-il tout de même pas militer et s’engager pour des causes concrètes ? Absolument, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Le vrai travail de fond s’effectue à chaque instant au quotidien, en agissant en pleine conscience ici et maintenant. Nous n’avons pas besoin de mener une carrière politique pour faire le bien. C’est d’ailleurs ce que Socrate a dit pour se défendre à son procès : « Il est […] nécessaire à celui qui se bat réellement pour le juste, s’il doit garder la vie sauve ne serait-ce que peu de temps, de s’en tenir à la vie privée et d’éviter la vie publique » (Apologie de Socrate, 32a). L’anarchisme prône la coopération et la fraternité, mais ces valeurs ne peuvent fleurir qu’avec des esprits libres de tout attachement à une identité culturelle. Ou pour reprendre l’injonction de la Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres » (La Boétie, 1995, p. 13).
Bibliographie
Abbey, Edward. (1988). One Life at a Time, Please. The Anarchist Library. https://theanarchistlibrary.org/library/edward-abbey-theory-of-anarchy
Aristote. (2015). Les Politiques. GF Flammarion.
De la Boétie, Étienne. (1995). Discours de la servitude volontaire. Mille et une nuits.
Déri, T. et Dupuis-Déri, F. (2014). L’anarchie expliquée à mon père. Lux Éditeur.
De Tocqueville, Alexis. (1961). De la démocratie en Amérique, II. Gallimard.
Platon. (2010). Euthyphron – Apologie de Socrate – Kriton – Phédon (extrait). Résurgences.
[Chronique] À quand la révolution ?
Comment changer le monde ? C’est une question à laquelle chaque génération est confrontée, et aujourd’hui, l’urgence de trouver une réponse se fait sentir davantage chaque jour. On est à bon droit de désespérer devant l’ampleur des catastrophes qui s’annoncent et qui ont déjà lieu, mais il me semble que nous faisons fausse route dans notre recherche de solutions. Notre attention n’est peut-être pas au bon endroit. Pourquoi ?
Par Émilien Côté, journaliste collaborateur
Le fauteur de troubles, celui qui est responsable de tout ce désastre, c’est le capitalisme, croyons-nous. Nul ne saurait mettre en doute les effets funestes de l’idéologie capitaliste sur le plan humain, animal et environnemental, mais pourquoi avons-nous créé des structures qui permettent ces effets ? Le capitalisme est la cause visible de nos problèmes, mais ce n’est pas la cause première. C’est seulement en agissant sur cette cause qu’un vrai changement pourra se produire. L’origine de nos troubles est à chercher dans l’être humain, dans notre esprit.
Intérieur et extérieur
Faisons ici une distinction fondamentale entre deux niveaux de réalité. Tout d’abord, il y a le plan intérieur, celui de notre esprit, qui est composé de pensées, d’émotions, de sensations et de perceptions. C’est à partir de nos croyances, de nos désirs et de nos expériences que nous interagissons avec le plan extérieur, celui du monde, qui est composé de « choses » et de « personnes ». Cela signifie que nos actions sont déterminées par notre état intérieur, qui est le produit d’un cadre de référence constamment perpétué par notre mémoire. Par exemple, je vais rencontrer un ami au café à 19h en vertu du bon temps que j’ai passé avec lui, parce que je crois qu’il va venir à cette heure précise et parce que j’ai envie d’un breuvage chaud.
Le problème, c’est que nous nous attachons à notre identité personnelle parce qu’elle nous procure un sentiment de sécurité, et nous refusons instinctivement ce qui lui est différent. C’est la source des conflits entre les êtres humains, que ce soit en matière de religion, de langue, de nationalité ou de couleur de peau. La violence est une conséquence logique de ce processus. Ainsi, c’est la pensée qui est la cause première que nous cherchons. Tant que nous continuerons à nous juger et à juger autrui, les conflits seront inévitables, à l’échelle individuelle et collective. En bref, l’intérieur cause l’extérieur. Une révolution intérieure est la seule possibilité pour une révolution extérieure. Quant à la manière de l’opérer, j’en ai déjà traité dans d’autres articles.
Anarchie intérieure, anarchie extérieure
La révolution intérieure est le geste politique le plus fondamental. Si nous sommes libres de nos pensées, nous sommes libres de créer un monde de paix. Dans cette perspective, le seul mode de gouvernance qui soit légitime est l’anarchie, non pas au sens péjoratif de chaos, mais au sens étymologique (absence d’autorité), c’est-à-dire une association volontaire de communautés autosuffisantes, où priment liberté et égalité. Dans ce régime, le pouvoir serait le plus décentralisé possible, et les citoyen.nes, au lieu de vivre au sein d’immenses États, s’organiseraient en collectivités plus modestes, ayant ainsi la chance de participer réellement à la vie politique. D’où la définition mordante donnée par Edward Abbey : « Anarchy is democracy taken seriously » (Abbey, 1988, paragr. 3).
C’est tout le contraire de la situation actuelle au Canada, qui est encore une monarchie (parlementaire, mais quand même). Notre seule possibilité d’influence sur la politique nationale nous est donnée lors du vote, s’il faut parler là d’une possibilité. En effet, « l’élection est nécessairement un piège, puisqu’elle consiste à choisir des chefs qui vont gouverner en principe en notre nom, mais qui dans les faits vont détenir le pouvoir et nous imposer leur volonté » (Déri et Dupuis-Déri, 2014, p. 20). L’abstention est donc un geste logique, car toute forme d’autorité porte en elle le germe de la violence, même si la figure qui la représente est élue. Pour parler plus exactement, la plupart des régimes contemporains sont des oligarchies, c’est-à-dire des organisations où le pouvoir est concentré entre les mains d’une poignée d’individus (élus ou non) dont les intérêts sont le plus souvent opposés à ceux de la majorité : « il y a démocratie quand une majorité de gens libres mais modestes sont les maîtres du pouvoir, et oligarchie quand ce sont les gens riches et mieux nés en petit nombre » (Politiques, IV, 4, 1290b).
Utopie ou réalité ?
Nos sociétés deviennent ce que Tocqueville craignait qu’elles ne deviennent, « une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère » (Tocqueville, 1961, p. 438). Mais ce n’est pas utopique de changer de système. Comme exemple alternatif, il n’y a qu’à regarder la Suisse, pays qui ne s’engage dans aucune guerre, où les cantons ont une grande autonomie par rapport au gouvernement fédéral, et où la démocratie directe est appliquée par les référendums et les initiatives populaires. La Suisse n’est pas un modèle parfait, mais elle montre des possibilités intéressantes. Au lieu de négliger complètement le plan intérieur, comme si l’on ne pouvait pas le changer ou comme s’il n’existait pas, mettons de l’ordre dans notre esprit, et l’ordre du monde suivra en proportion, sans violence.
Ne faut-il tout de même pas militer et s’engager pour des causes concrètes ? Absolument, mais ce n’est que la pointe de l’iceberg. Le vrai travail de fond s’effectue à chaque instant au quotidien, en agissant en pleine conscience ici et maintenant. Nous n’avons pas besoin de mener une carrière politique pour faire le bien. C’est d’ailleurs ce que Socrate a dit pour se défendre à son procès : « Il est […] nécessaire à celui qui se bat réellement pour le juste, s’il doit garder la vie sauve ne serait-ce que peu de temps, de s’en tenir à la vie privée et d’éviter la vie publique » (Apologie de Socrate, 32a). L’anarchisme prône la coopération et la fraternité, mais ces valeurs ne peuvent fleurir qu’avec des esprits libres de tout attachement à une identité culturelle. Ou pour reprendre l’injonction de la Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres » (La Boétie, 1995, p. 13).
Bibliographie
Abbey, Edward. (1988). One Life at a Time, Please. The Anarchist Library. https://theanarchistlibrary.org/library/edward-abbey-theory-of-anarchy
Aristote. (2015). Les Politiques. GF Flammarion.
De la Boétie, Étienne. (1995). Discours de la servitude volontaire. Mille et une nuits.
Déri, T. et Dupuis-Déri, F. (2014). L’anarchie expliquée à mon père. Lux Éditeur.
De Tocqueville, Alexis. (1961). De la démocratie en Amérique, II. Gallimard.
Platon. (2010). Euthyphron – Apologie de Socrate – Kriton – Phédon (extrait). Résurgences.
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