On entend souvent parler du bonheur. Qu’on le présente sous forme de moment, d’expérience, de produit ou même d’ état d’âme, il est omniprésent autour de nous. Mais de quoi parle-t-on, lorsqu’on prononce le mot bonheur ? En français, il le terme tire son origine de l’expression latine bonum augurium – littéralement « bon augure » -, qui renvoie à son caractère naturellement aléatoire, relevant surtout de la chance. Sa définition, cependant, l’aborde sous un autre angle. Frédéric Lenoir, philosophe et sociologue contemporain, définit le bonheur comme « la conscience d’un état de satisfaction global et durable dans une existence significative fondée sur la vérité. » (Lenoir, 2015). C’est ce sentiment qui a été et qui est maintenant plus que jamais recherché. Que ce soit par le biais de la religion, de la philosophie ou de la culture, y a-t-il réellement un moyen d’être heureux.se ?
Par Benjamin Rochon, journaliste collaborateur
Un bonheur essentiel
Le bonheur, au sens littéral du terme, est un sentiment intrinsèquement lié à notre personne. Ce caractère subjectif le rend malléable, différent pour chacun.e, et c’est pourquoi il est possible de le créer, soit en modifiant ses pensées, soit en vivant en harmonie avec le monde, en appréciant chaque petit moment. C’est du moins ce que tente d’enseigner Épicure, philosophe grec de l’Antiquité, en discernant trois types de désirs : ceux qui sont naturels et nécessaires, ceux naturels et non nécessaires et, finalement, ceux ni naturels, ni nécessaires. Les premiers ont trait à nos besoins fondamentaux, comme manger et boire. Ils sont faciles à assouvir et procurent un réel plaisir. En effet, qui n’a jamais été heureux de boire pour étancher sa soif, ou d’enfin pouvoir prendre un bon repas lorsque la faim se fait ressentir ? Les deuxièmes sont semblables aux premiers, à cela près qu’ils ne sont pas utiles à la survie, mais qu’ils procurent tout de même un plus grand bonheur que les précédents. Par exemple, quelqu’un peut vouloir prendre un repas copieux, alors qu’il n’a besoin de manger qu’un mets simple, et de l’accompagner d’un verre de vin, tandis que de l’eau suffirait. Les troisièmes sont, selon Épicure, à éviter, voire à repousser, car ils ne mènent pas au bonheur, et peuvent même l’en éloigner. Parmi eux se trouvent les désirs de pouvoir, de richesse, et de tout ce qui concerne le « superficiel ». Vouloir les assouvir, c’est se lancer dans un puits sans fond, car ils ne peuvent jamais être comblés, le besoin étant toujours plus grand à mesure qu’on obtient ce qu’on veut. Puisque le plaisir consiste à combler un désir, se lancer dans la quête d’objets inatteignables mène forcément au malheur. Ainsi, en méditant sur ses envies, on pourrait jouir des plaisirs simples en privilégiant les désirs essentiels, ceux naturels et nécessaires, et ainsi éviter le malheur, pour atteindre l’état d’ataraxie, ou l’absence de troubles dans l’âme.
Le bonheur sous contrôle
Alors qu’Épicure mettait de l’avant sa distinction entre les désirs comme méthode vers le bonheur, un autre courant de pensée, le stoïcisme, propose d’autres méthodes. Les stoïcien.nes prônent eux aussi un chemin vers la félicité, mais différent cette fois de celui des épicurien.nes. Iels proposent la dichotomie du contrôle. En d’autres termes, il faut que l’attention soit projetée sur ce qui peut être contrôlé, c’est-à-dire les jugements, les pensées et les idées, et non les évènements extérieurs à soi, comme la maladie, la famine ou la mort. De cette façon, il revient à chacun.e de décider si quelque chose lui fait du tort ou le.a rend heureux.euse. Par exemple, l’un.e pourrait voir une séparation comme une affliction, un malheur, et s’apitoyer sur son sort, alors que l’autre y verrait une occasion de se recentrer sur soi-même, de venir à la rencontre de ses émotions et de vivre sa tristesse avec bonheur. Comme le dit Épictète dans le Manuel, « N’attends pas que les évènements arrivent comme tu le souhaites ; décide de vouloir ce qui t’arrive et tu seras heureux. » Encore une fois, même si les circonstances sont défavorables, il serait possible de bâtir son bonheur en concentrant son énergie au bon endroit, sur soi-même.
Être libre pour être heureux
Un troisième chemin mène également à la béatitude, mais il s’avère plus ardu que les deux premiers. Environ un siècle avant la naissance du stoïcisme et de l’épicurisme, le bouddhisme fait son apparition en Inde. Cette philosophie prône l’absence des désirs liés à la personne, à l’égo, afin de minimiser la souffrance. Ces derniers sont la source de nos malheurs, c’est pourquoi il est nécessaire de s’en libérer pour vivre heureux, pleinement dans le moment présent. Par la méditation et la réflexion sur soi-même, il est possible d’éliminer les souffrances liées aux désirs en se détachant d’eux, pour ainsi accéder à un état de bonheur profond. Vivre est alors plus simple, puisque les évènements et autrui ne sont plus tributaires de la paix intérieure. Selon les bouddhistes, une analyse de ses désirs, une méditation profonde sur ces derniers pour s’en dissocier et se libérer des aléas de la vie, il serait possible d’accéder à un bien-être profond, inébranlable.
Le bonheur impossible
D’autres, cependant, stipulent que le bonheur n’est pas accessible en ce monde, qu’il ne peut donc pas être créé. C’est entre autres le cas de Schopenhauer, selon qui certaines personnes sont davantage susceptibles d’être malheureuses, car leurs gènes les y prédisposeraient. Cela a même été démontré par plusieurs études scientifiques menées aux États-Unis au cours des dernières décennies. C’est pourquoi il faut apprendre à vivre en harmonie avec sa nature. Quelqu’un.e de foncièrement heureux.se le restera, alors qu’une personne malheureuse, qu’adviennent les évènements, demeurera triste et verra plus souvent qu’autrement le mauvais côté des choses. Ce dernier ne pourra donc pas modeler son bonheur, car celui-ci dépend d’un facteur sur lequel il n’a aucun contrôle. Le philosophe allemand soutient aussi que les sentiments chez l’humain fluctuent entre l’envie et l’ennui, et qu’ainsi, il est mû à une profonde misère. En effet, lorsqu’un désir se manifeste, celui-ci occupe son esprit et il vient à en oublier son bonheur, et au moment où le besoin est assouvi, il s’installe un sentiment de lassitude : « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui », dit Schopenhauer (Lenoir, 2015). Il est alors impossible de fabriquer son bonheur, car, pour y arriver, il faudrait avoir un contrôle sur celui-ci, ce qui ne semble pas être le cas.
Outre Schopenhauer, un autre philosophe défend le parti du bonheur impossible : Emmanuel Kant. Selon lui, la seule façon d’être heureux est de mener une vie guidée par la morale, afin d’accéder à la béatitude dans l’au-delà, en d’autres termes, après la mort. Après en être venu à la conclusion que personne ne peut être heureux.se ici-bas, il affirme que le seul moyen de pouvoir un jour goûter au bonheur est d’être modéré.e dans son existence, de vivre justement. De cette façon, Dieu accorde à celleux qui ont mené cette vie une joie éternelle. Cet argument est aussi celui de Jésus et de Socrate, c’est pourquoi les deux n’ont pas reconnu une grande importance à la mort qui les attendait, sachant qu’ils seraient aussi heureux, sinon plus, au ciel que sur terre.
Ce que Schopenhauer et Kant n’ont pas pris en compte dans leur raisonnement, c’est que même si le bonheur est en partie influencé par les gènes, il revient à chacun.e de le déterminer. Selon la professeure Sonja Lyubomirsky, du département de psychologie de l’Université de Californie, le bonheur dépend à 10% de l’environnement, à 50% des gènes et enfin, à 40% de la personne, c’est-à-dire de sa volonté à vouloir être heureuse (Lenoir, 2015). Ainsi, malgré une certaine prédisposition, il est possible de travailler sur ses sentiments, positifs ou négatifs, afin de maximiser, en durée et en intensité, les moments de plaisir. De plus, chaque désir assouvi procure une certaine joie, aussi brève soit-elle. Il serait alors faux d’assumer qu’aucun bonheur n’est possible, sous prétexte que les seuls sentiments sont l’envie et la lassitude. Quant à un espoir de félicité après la mort, il en revient à chacun.e de vouloir y croire, car nul ne sait ce qu’il y a de l’autre côté. Le seul moyen de s’assurer une existence agréable est de cesser d’espérer et de vivre maintenant, de jouir de chaque instant de plaisir en pleine conscience, sans ruminer sur le passé ou anticiper le futur.
Choisir son chemin
Somme toute, le bonheur semble bien simple au premier abord, mais il se révèle d’une grande complexité au fil de son étude. Les philosophes et scientifiques de toutes les époques ont tenté de percer ses mystères, par l’étude des sentiments qui lui sont liés, jusqu’à l’influence de notre sensibilité, nos gènes, sur celui-ci. Au final, même s’il n’est pas complètement sous notre contrôle, le bonheur dépend de chaque personne, de ce qu’elle est et de ce qu’elle est prête à faire pour le créer. Il n’est pas quelque chose qui doit être cherché, encore moins espéré, mais bâti. Faute de voir la vie comme un chemin triste, parsemé de moments heureux, pourquoi ne pas la voir comme un chemin heureux, parsemé de moments tristes qui, au gré des expériences, nous font grandir, forgent le caractère et donnent un sens à ce qu’on appelle le bonheur.
Références
Lenoir, F. (2015). Du bonheur, un voyage philosophique, 1re éd., France, CPI BRODARD ET TAUPIN, 229 pages.