Aimer, ce n’est pas penser

À mon avis, si le mot « amour » me sonne tellement creux aujourd’hui, c’est parce que son sens a été perverti par un préjugé fondamental qui dit ceci : aimer, c’est penser. Cette définition est communément partagée dans la société, à l’image de toutes les chansons d’amour qui disent : « Je pense à toi sans arrêt, donc je t’aime ». Ou encore quand nous offrons des cadeaux à nos proches et que nous leur disons implicitement : « Tu vois, j’ai pensé à toi, donc je t’aime ». Si aimer, c’est penser, alors nous vivons réellement l’amour lorsque nous disons « je t’aime » à quelqu’un. Or, le mot n’est pas la chose, il ne faut pas confondre les deux.

Par Émilien Côté, journaliste collaborateur

L’amour qui émane de la pensée a un objet délimité. Il est partiel et exclusif ; il implique donc un niveau d’attention restreint. Nous pouvons être d’accord, je crois, pour dire que l’amour est proportionnel au niveau d’attention. Or, l’attention se donne toujours dans le présent, et la pensée opère comme une distraction en nous renvoyant au passé ou au futur. Ainsi, je pose que l’amour et la pensée, non seulement ne s’équivalent pas, mais s’excluent mutuellement par principe. L’amour est lié à l’instant, la pensée au temps. Examinons maintenant comment l’attention opère chez l’être humain pour voir de quel amour celui-ci est capable.

L’attention et le cerveau

Le cerveau se divise en un hémisphère gauche et un hémisphère droit. Depuis plusieurs décennies, les neurosciences ont prouvé que chacune des deux régions est le siège de certaines fonctions spécifiques : « l’hémisphère gauche […] est bel et bien le siège du langage […] de la gestuelle et de l’utilisation des outils. Alors que le droit s’occupe plutôt du traitement des émotions et des stimuli provenant de l’environnement » (Couillard, 2024, paragr. 9). Les deux hémisphères, loin d’être schématiquement opposés, sont en constante interaction, mais ils représentent deux modes d’attention différents. L’hémisphère gauche produit une attention locale, focalisée sur un objet précis pour en faire le meilleur usage possible, tandis que l’hémisphère droit produit une attention globale, focalisée sur l’environnement général pour assurer notre sécurité (Wood, 2023, paragr. 7).

Nous savons en outre que l’humain moyen passe entre 25 et 50 % de sa journée à vagabonder dans ses pensées, état qui correspond à ce qu’on appelle le « default mode network », un réseau d’aires cérébrales qui est actif quand notre esprit n’est attentif à aucune tâche particulière et que la pensée est laissée à elle-même : « Functional neuroimaging research has consistently associated mind-wandering with the default mode network » (Philippi et al., 2021, p. 362). Une hyperactivité de ce réseau est associée à certaines émotions négatives et maladies mentales. Il y a aussi le réseau opposé, qu’on appelle le « task-positive network », et qui est actif quand notre esprit est pleinement attentif à une tâche spécifique. Ces deux modes de fonctionnement sont négativement corrélés : plus l’un est actif, plus l’autre est inactif, et inversement (Di et Biswal, 2014, paragr. 2).

L’enseignant spirituel Jean Klein note que la plupart du temps, nous avons la sensation d’être physiquement situé.es dans la zone frontale de notre tête. Dans cet état de vagabondage mental, nous portons des jugements inconscients et quasi automatiques sur les autres, ce qui nous empêche de les aimer. Nous ne voyons pas l’autre, mais seulement l’image que nous en avons. C’est seulement en élargissant notre champ d’attention et en observant nos pensées que nous pouvons entrer en contact avec l’amour : « Lorsque le cerveau est détendu, nous ne nous sentons plus localisés dans l’usine à penser de la région du front, mais nous avons la sensation d’être en arrière, au niveau des vertèbres cervicales supérieures, dans la nuque » (Klein, 1992, p. 105). Mais en fin de compte, pourquoi aimons-nous un être humain ?

 

Beauté absolue, amour absolu

Si nous aimons quelqu’un, c’est à cause de sa beauté. Platon l’a bien vu en définissant l’amour comme désir du beau, mais il y a différents types d’amour pour différents types de beauté. L’amour ordinaire a comme objet la beauté physique ou mentale, c’est-à-dire les qualités d’une personne, ce qui a fait dire à Pascal : « On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » (Pensées, B.323). Cet amour est relatif, parce qu’il dépend d’une beauté relative, le caractère physique et mental d’une personne pouvant changer avec le temps. Or, il y a une autre beauté que j’appelle absolue, parce qu’elle ne dépend d’aucune qualité et qu’elle est présente en chaque être. C’est une essence spirituelle qui peut être ressentie lorsque nous sortons de notre bavardage mental et que nous accordons une attention globale à nous-mêmes et au monde, ici et maintenant. Alors, nous voyons la beauté « en elle-même et pour elle-même, perpétuellement unie à elle-même dans l’unicité de son aspect » (Banquet, 211b).

La beauté absolue explique une phrase qu’on entend parfois : « Malgré tous ses défauts, je l’aime ». Pourquoi ? Parce qu’à cette occasion, nous reconnaissons sans le savoir que derrière l’individu se cache quelque chose de plus réel, et que c’est cette chose que nous aimons chez l’autre. L’être aimé a la capacité de faire résonner la beauté qui se trouve en nous et que nous partageons avec lui. Comme l’explique Plotin, l’amour pour cette beauté est universel, « Car alors l’amour n’est pas limité, puisque l’objet d’amour ne l’est pas ; aussi l’amour pour un tel objet d’amour sera-t-il illimité » (Traité 38, 32). Puisque l’amour absolu est au-delà de la pensée, il est inexprimable. Il se vit dans le pur silence. Quand nous disons « je t’aime », nous ne vivons pas l’amour. Au mieux, nous ne faisons qu’exprimer celui que nous avons vécu.

L’amour, quoiqu’il se manifeste à travers le corps et la pensée, ne se réduit à aucun des deux.

Le corps impose, la pensée prouve, l’amour aucun des deux.

Crédits photo : À l’amour, Caiserman-Roth, Ghitta, 1923-2005

Bibliographie

Couillard, K. (2024, 27 juin). L’hémisphère dominant de notre cerveau explique notre personnalité? Faux. Scientifique en chef du Québec. https://www.scientifique-en-chef.gouv.qc.ca/impact-recherche/lhemisphere-dominant-de-notre-cerveau-explique-notre-personnalite-faux/

Di X. et Biswal BB. (2014). Modulatory interactions between the default mode network and task positive networks in resting-state. PeerJ 2:e367. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov

Klein, J. (1992). Ouvert à l’inconnu : Entretien à Delphes. Éditions Accarias L’Originel.

Pascal, B. (1976). Pensées. Éditions GF Flammarion. Édition revue et augmentée en 2015.

Philippi C.L., Bruss J., Boes A.D., Albazron F.M., Deifelt Streese C., Ciaramelli E., Rudrauf D. et Tranel D. (2021). Lesion network mapping demonstrates that mind-wandering is associated with the default mode network. Journal of Neuroscience Research, 99(1), 361-373. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov

Platon. (1998). Le Banquet (trad. Luc Brisson). Éditions GF Flammarion. Édition corrigée et mise à jour en 2016.

Plotin. (2007) Traités 38-41. (Traité 38 traduit par Francesco Fronterotta). Éditions GF Flammarion.

Wood, O. (2023, 14 novembre). The Divided Brain and its Implications for Attention and Creativity. System1. https://system1group.com/blog/the-divided-brain-and-its-implications-for-attention-and-creativity#:~:text=The%20left%20hemisphere%20helps%20us,-beam%20(left)%20attention

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