Cannes au XXIe – Entrevue avec Marc Cassivi

Il y a quelques semaines, sortait des presses Cannes au XXIe de Marc Cassivi et Marc-André Lussier. Rétrospective des vingt dernières années du Festival de cinéma le plus prestigieux au monde. Coulisses, politique, retour sur des films qui ont ou n’ont pas fait l’histoire du cinéma contemporain. Pour le cinéphile aguerri ou celui du dimanche, Cannes au XXIe coule de lui-même et nous fait et refait tomber en amour avec le 7e art.

Par Emmy Lapointe, Cheffe de pupitre aux arts

Imposture
Il y a un an et demi, j’écrivais à la suite de ma lecture de Métier critique de Catherine Voyer-Léger : « Je me sens encore imposteure, pas tout à fait à ma place. Je me demande toujours si je suis biaisée et si j’ai des idées préconçues que je serais incapable de démonter. Plus souvent encore, je doute de mes connaissances, que je juge insuffisantes (avec raison). » 

Une pandémie, un bac en poche, un tiers de maîtrise, quelques dizaines de livres lus et une centaine de films vus plus tard, le sentiment est toujours le même. Je suis toujours aussi inquiète quand l’une de mes critiques n’abonde pas dans le même sens que mes collègues des « vrais médias ». Je trouve toujours que je dis les mêmes choses, que j’accroche sur les mêmes défauts, que je suis trop émotive, pas assez objective. 

C’est un monde que je comprends à peine le journalisme, ce n’est pas là d’où je viens, c’est une machine qui me fait assez peur en fait. Et quand un journaliste que je respecte beaucoup me demande si le journalisme, ça m’intéresse, eh bien je bafouille quelque chose, parce que pour être franche, je ne le sais pas. Je sais que j’aime des journalistes, que j’aime certains journalismes, que j’aime les arts, la culture, que j’aime en parler. Mais je sais aussi que la neutralité, ce n’est pas un truc auquel je crois. Je sais que je n’aime pas la vitesse, que je n’aime pas non plus les responsabilités qui viennent avec ce travail-là.

Et des fois, j’ai la chance de lire des livres comme Métier critique ou de discuter avec Marc Cassivi de son travail, de sa passion pour la culture. Puis, je me rends compte que c’est ok de ressentir ça, que ça se peut avoir les deux pieds dans le monde médiatique tout en étant conscient de la mécanique, des rouages derrière, et qu’au final, il y a autant de journalismes qu’il y a de journalistes. 

Impact Campus : Quels films dans les dernières années sont, selon vous, passés sous le radar, et qui sont pourtant de grande qualité ?
Marc Cassivi : The rider de Chloé Zhao. Je me souviens, j’étais à Cannes. Il a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs, puis il y avait quand même eu un bon buzz. Je me souviens d’une soirée passée avec des critiques américains et britanniques, et ils étaient sous le charme. J’avais vraiment été ébloui par la vérité là-dedans. Et quand il est sorti en salle, il est un peu passé sous le radar. Il n’avait pas été retenu pour les Oscars, je pense qu’on s’est un peu rattrapé avec Nomadland

I.C. Un réalisateur et une réalisatrice qui vous font courir au cinéma ?
M.C. Les frères Cohen, je ne manque jamais un de leurs films. Il n’y en a pas un que je n’ai pas vu. Je me rappelle quand j’ai vu Blood Simple qui est le premier long-métrage des années après la sortie, je voyais déjà ce que j’allais découvrir dans leurs films subséquents. 

I.C. Meilleur compositeur de musique ?
M.C. C’est sûr que c’est un peu cliché, mais Morricone, c’est un des grands. J’ai l’impression qu’il a influencé toute une génération et qui influence encore les gens malgré qu’il soit décédé récemment. Il y a aussi Nino Rota que j’ai beaucoup aimé. 

I.C. Un film dont la réputation est un peu surfaite ou un film considéré comme un classique qui vous laisse plutôt de glace ?
M.C. Z de Costa-Gavras, c’est grand classique, mais je trouve qu’il a mal vieilli. 

[Je ne pourrais pas être plus en accord, le jeu des acteurs et actrices me donne des frissons de malaise.]

I.C. Sur quel élément insistez-vous souvent dans vos critiques ou qui attire toujours votre attention lorsque vous visionnez un film ?
M.C. Pour moi, c’est un peu comme avec la littérature, c’est d’abord le style. Dans un roman, c’est l’écriture, après, l’histoire que tu me racontes est un peu secondaire. Au cinéma, c’est pareil, c’est la signature du réalisateur. Les scénaristes ne seraient pas contents que je dise ça, parce qu’ils trouvent toujours qu’ils sont oubliés, et c’est vrai, mais je penche vraiment pour la réalisation. Je ne dirais peut-être pas la même chose pour les séries télé par contre. 

I.C. Comment s’est passé l’écriture à quatre mains ? Comment vous êtes-vous séparés les années ?
M.C. Ça s’est fait très naturellement, on se connaît depuis longtemps, on est ami. C’est quelqu’un de très facile. Il y a des chapitres qui se sont imposés d’eux-mêmes, parce qu’on était seulement l’un ou l’autre. Marc-André est allé plus souvent que moi, parce qu’au début des années 2000, j’étais à Impact Campus, j’étais chef de section, j’ai fait ça dans tous les journaux étudiants en fait. Ensuite, il y a des années où on est allé ensemble. Lui en avait assez pour faire 10 chapitres, et le reste je l’ai pris, mais ça tombait bien, c’était des années pour lesquelles j’avais eu des accès intéressants, par exemple avec Xavier Dolan. 

I.C. Quel est le rôle de Cannes ?
M.C. Il y a un rôle d’éclaireur, découvrir les artistes. Ils aiment ça aussi, être le chef de file. Ils n’aiment pas quand c’est un autre qui les découvre, c’est un peu adolescent comme réflexe, je trouve. Quand ça les arrange à Cannes, c’est la grande famille, la Quinzaine, la Semaine de la Critique, parce que tel réalisateur est né là, comme Xavier Dolan vient de la Quinzaine, mais quand la Sélection veut faire ses choix, là, tout d’un coup, ça se sépare de la Quinzaine et du reste. Évidemment, ils passent à côté de plein de monde, mais de façon générale, ils sont restés assez pertinents pour rester l’étalon du cinéma de qualité.

I.C. Pensez-vous que Cannes doit se positionner par rapport à certains enjeux plus politiques, idéologiques ou doit rester « neutre » ?
M.C. Je pense que la politique fait partie de Cannes, de son histoire. On a juste à penser à Mai 68. Souvent, ce sont les cinéastes qui contestent, et avec raison. J’ai hâte de voir une vraie contestation féminine, parce que ça n’a aucun sens ce qui se passe à Cannes. Chaque année, il y a des regroupements de cinéastes qui réclament plus de place, et l’année d’après. Il n’y a encore que 4 femmes sur 24. 

I.C. Votre édition la plus mémorable ?
M.C. Probablement la première, juste parce que c’était la première. Ce n’est pas forcément lié au film tant que ça, un peu quand même. C’est l’année de In The Mood For Love. La première, c’est là qu’on découvre tout. C’est l’enfant dans un magasin de bonbon.

I.C. Quel film aurait mérité la Palme d’or, mais ne l’a pas eue ?
M.C. In the mood for love.

I.C. C’est quoi le rôle d’un.e critique culturel.le ? Est-ce que ça va au-delà du choix de consommation ?
M.C. Je pense, peut-être avec prétention, que ça va au-delà de ça, mais je comprends que ça puisse être pour bien des gens un guide pour choisir dans le lot, que la critique puisse être comme un curateur. Mais moi, je pense que ça accompagne l’œuvre. Quand on fait des livres comme ça, on relit des textes de nous, de d’autres. Puis, je trouve ça intéressant de voir comment le premier avis que j’ai eu sur un film il y a vingt ans a changé ou pas. Par exemple, Incendies de Denis Villeneuve, quand il est sorti, j’ai fait une longue chronique là-dessus, et j’avais adoré ça. Plus tard, Denis Villeneuve en a parlé, il avait trouvé que je touchais à des choses qu’il n’avait pas forcément vues ou au contraire, que j’avais mis le doigt sur des éléments importants pour lui. Je pense vraiment que les écrits qui accompagnent les œuvres restent. Je dis ça, mais je ne suis vraiment pas un artiste, je ne suis pas dans la création, mais je trouve que ce regard sur une époque, sur une œuvre, sur ce qu’elle veut dire dans son contexte, c’est plus important que juste où il faut que tu investisses ton 20$ en fin de semaine.

Il faut dire que je suis juste critique à temps partiel aussi, je suis chroniqueur avant tout. J’aime réfléchir à la critique, mais je ne me considère pas comme un critique pur alors que Marc-André en est un.

I.C.Qu’est-ce que vous pensez des systèmes de cotation des œuvres en général ? 
M.C. 
Je déteste les cotes. Quand j’étais critique, je n’ai pas eu à travailler avec les étoiles. À Cannes, je ne mets jamais de cote, même chose dans mes chroniques. On est à l’heure des cotes avec Rotten Tomatoes, etc., mais on ne regarde plus forcément ce qui s’est dit sur l’œuvre, on regarde la cote. Moi-même, je regarde les cotes qui sont données sur Allociné ou Rotten Tomatoes avant d’aller voir un film avec mon fils par exemple. C’est dommage, je pense que ça tue la tribune de la critique. Moi, je milite pour qu’au moins à La Presse, on passe à une échelle de dix, parce que le 3 étoiles et demie, je trouve que c’est la valeur refuge du critique. »

I.C. Dans quelle mesure vous prenez en compte dans votre critique les enjeux éthiques ?
M.C. Je suis assez vieille école là-dessus. Je suis assez « essayer de séparer l’œuvre de l’artiste », mais évidemment, je ne suis pas imperméable à ce qui se passe dans la société, aux revendications des uns et des autres. J’essaie d’être honnête et mon mot d’ordre quand je fais de la critique, c’est d’être constant. Je veux que le lecteur qui me suit, qu’il se reconnaisse ou pas dans mes goûts, puisse voir mes critiques comme un point de repère stable. J’essaie donc le plus possible de critiquer l’œuvre pour l’œuvre, mais je ne suis pas dupe de tout ce qui nous influence. À Cannes par exemple, il y a des fois où on peut voir trois ou quatre films dans une journée. Quand tu vois le quatrième, il est rendu 22h30, t’as dormi six heures la veille, ça se peut que tu ne sois pas assez réveillé pour vraiment l’apprécier à sa juste valeur.

Si on prend l’exemple de Denys Arcand, je le connais bien maintenant, je connais ses idées, je vois ce qu’il essaie de dire dans ses films. Ce n’est pas du tout ce que je pense. Si tu veux faire un film qui est un peu une thèse de ta vision de la société québécoise qui est un peu, à mon avis, réactionnaire, ça se peut que je réponde en critiquant ton discours.

Donc, je pense que j’essaie de faire la distinction, mais je sais qu’il y a des choses qui m’affectent et me dérangent.

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Cannes au XXIe – Marc Cassivi, Marc-André Lussier – Éditions Somme Toute

Crédits photo : La Presse

 

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