Critique littéraire : Une vérité si délicate de John le Carré

 silences coupables

Après 82 ans et vingt-cinq livres, John le Carré manie la plume mieux que jamais — une plume acérée, vive, précise. Avec sa plus récente offrande, l’auteur (mondialement acclamé) de L’Espion venu du froid poursuit dans sa veine post-11 septembre, offrant à ses lecteurs le portrait sombre et acide d’une Angleterre rongée par le carriérisme et les intérêts privés.

L’ancien membre du service des renseignements britanniques propose une œuvre à la fois prenante et pertinente, d’une acuité remarquable. Le maître du roman d’espionnage est indigné, révolté, cynique sans être totalement désillusionné : cela se sent à chacune des pages, dans la lecture froide et implacable qu’il fait de la géopolitique mondiale comme dans son évocation du monde politique et diplomatique britannique, livrée sans concession et avec une grande profondeur. Agents secrets habiles, diplomates aveugles, ministres assoiffés de gloire et hommes d’affaires insaisissables — marchands de mort ou de renseignements, banquiers ou lobbyistes— se succèdent et sont patiemment disséqués par l’écrivain, qui expose pour mieux dénoncer. Ainsi, par petites touches, le réquisitoire se mêle aux savants entrelacs de l’intrigue, le tout lié en un récit puissant livré dans une langue chirurgicale.

Le Carré nous entraîne d’abord dans les pas de Kit Probyn, diplomate débonnaire et sans histoire, recruté par le ministre des Affaires étrangères afin d’être ses yeux et ses oreilles au cours d’une mission hautement secrète à Gibraltar, baptisée Wildlife. L’opération de contre-terrorisme, menée en collaboration avec une firme de renseignement privée aux méthodes discutables et à la réputation exécrable, navigue cependant aux frontières de l’illégalité. Probyn, naïf et maintenu dans le secret, n’en sait rien. Pas plus que Toby Bell, secrétaire particulier du ministre, qui s’inquiète cependant des agissements de son patron, sans oser ne rien faire. Jusqu’au jour où Probyn, ayant obtenu la preuve que l’opération Wildlife ne s’était pas du tout déroulée selon le plan prévu, le contacte. Les deux hommes réalisent l’ampleur de la faute. Et, en bute à un système fermé, grevé par les intérêts privés et étouffé par sa propre culture du secret, tentent de faire éclater la vérité.

Le style de John le Carré est reconnaissable entre mille : rien, dans son écriture, n’est précipité. La mécanique est redoutable; elle prend au piège le lecteur qui, sillonnant lentement de multiples pistes brumeuses, découvre un monde riche, dense et foisonnant dont il a du mal à saisir la globalité, mais qui le fascine pourtant. Et puis, soudain, c’est l’avalanche : tout s’enchaîne, tout déboule, des éléments qui semblaient anodins font maintenant sens. Pendant un instant, l’épais brouillard se fend. Puis tout retourne à la grisaille. C’est peut-être là le plus grand reproche qu’on puisse faire à Une vérité si délicate : il se dégage de ce roman fascinant un lourd pessimisme, l’impression d’une étouffante obscurité tout juste percée, ça et là, de petites, mais brillantes lumières. La faute, peut-être, à une fin un peu trop brutale, insatisfaisante face à la touffeur de l’intrigue; la faute aussi, sans doute, à ces zones grises qu’un écrivain habile, sagace et réaliste se refuse à éclairer.

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