Critique théâtre: Fuck toute

Mal du siècle

« Fuck toute », c’est un peu l’expression qui cristallise le fantasme inavoué de bien des gens. Dans une société où l’économie, la productivité et la consommation semblent prendre le pas sur la vie humaine et finalement la reléguer à l’arrière-plan, comme un bruit de fond, la pièce Fuck toute, présentée au théâtre Premier Acte, résonne fortement. C’est un cri de désespoir et un cri de révolte.

La pièce s’aborde comme une expérience personnelle. Avant la représentation, le futur spectateur est invité à traverser une exposition qui présente des collages, des textes et des images, rassemblant ce que notre société a de plus terrorisant : le vide caché derrière le consumérisme et la souffrance qui s’y rattache. Tout au bout de ce parcours initiatique pour les non-initiés de la souffrance moderne, on accède à la salle où le spectateur est appelé à s’étendre par terre, sur des coussins, ou à choisir un hamac.

D’emblée, les deux acteurs, Catherine Dorion et Mathieu Campagna, annoncent que le texte n’est pas le leur, mais qu’il est tiré du discours social d’une collection de blogues, et que ce qui sera entendu est une sorte de culture mourante. Culture qui est un lien entre les humains, lien en perdition, alors que ceux-ci deviennent peu à peu des individualités douloureuses et orphelines de quelque chose d’insaisissable. Tel est le propos de la pièce : faire entendre l’aberration de notre manière de concevoir l’existence.

Côté mise en scène, la pièce Fuck toute se fait un devoir de lier fond et forme. On envoie promener le théâtre traditionnel. La pièce se déroule presque entièrement dans le noir, à l’exception de quelques effets de lumière et de lueurs d’écrans de cellulaires. Le jeu des acteurs se limite surtout à la récitation d’un texte dans le noir, sans que cela ne soit un défaut, bien au contraire. Cette quasi-absence de support visuel crée un espace mental propice à la réflexion.

Surgissent dans la pensée du spectateur quelques images de l’exposition qu’il a vue à l’entrée, et surtout son expérience personnelle devant la terreur sourde cachée derrière le masque d’un paradis technologique et la croissance à tout prix. Des effets sonores et olfactifs viennent soutenir l’expérience afin de créer des contrastes puissants : odeurs et sons de la forêt s’opposent à la cacophonie d’un boulevard à l’heure de pointe; contre le flot assourdissant et chaotique des messages publicitaires s’élève le son d’un harmonica.

Fuck toute met le doigt sur l’aberration corrosive de notre monde, sur une fiction qu’on nous fait passer pour le seul réel envisageable, celui du néolibéralisme et du citoyen-consommateur. Détachée de son contexte, la grossière brutalité de notre monde apparaît sans fard, rien de ce qui nous oppresse n’est le réel. Le réel c’est nous, notre corps et nos liens humains avec les autres. Économie, consommation, technologie, relations humaines, identité, maladies professionnelles, tout y passe.

La pièce, relativement courte, porte le fer dans la plaie : l’humain souffre plus que jamais d’un monde en perte de sens. Fuck toute, à voir d’urgence, n’apporte pas de solution, mais dresse lucidement un état des lieux, celui du mal de notre siècle. Au théâtre Premier Acte jusqu’au 4 décembre.

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