Une manière de vivre, Jouliks et Antigone : les aléas du compromis et de la dissidence

[OPINION] Après les sorties en salles plus tôt cet automne des films Il pleuvait des oiseaux de Louise Archambault et Kuessipan de Myriam Verrault, c’est au tour de Micheline Lanctôt, Mariloup Wolfe et Sophie Déraspe de faire briller le cinéma québécois. Une manière de vivre et Jouliks ont pris l’affiche le 1er novembre dernier, Antigone les suivra de près le 8 novembre prochain.

Par Emmy Lapointe, Cheffe de pupitre aux Arts et à la culture

Crédits photo: Lycaon Pictus

Une manière de vivre
Scénario et réalisation : Micheline Lanctôt
Joseph (Laurent Lucas), professeur dans une université de Belgique, vient à Montréal participer à une rencontre de philosophes sur Spinoza. Colette (Gabrielle Lazure) dont le mari vient de mourir de manière brutale prend part à cette discussion. Sa fille, Gabrielle (Rose-Marie Perreault), est dans l’assistance. Celle-ci travaille comme cosméticienne et escorte de luxe pour subvenir à ses besoins et payer ses épisodes boulimiques. Leur existence est mise au pied du mur par cette rencontre et les mots de Spinoza.

Vite fait, surfait
Micheline Lanctôt voulait traiter depuis longtemps de Spinoza qui l’avait marquée au collège, mais les producteurs se sont souvent montrés frileux à cette idée. Et quand on voit le film, on comprend pourquoi. Disons que Spinoza n’est pas le penseur le moins hermétique qui soit, et de simples citations narrées ne suffisent pas à le rendre intelligible. La cinéaste ne voulait pas prendre le spectateur par la main, ne pas le traiter en idiot, et c’est fort louable de sa part, mais le résultat n’est pas magistral. Spinoza est même personnifié, une plume à la main, en train de rédiger. Une idée un peu vieillie qui rappelle le Machiavel dans Le Confort et l’indifférence de Denys Arcand. C’était intéressant comme procédé en 1981, peut-être moins 40 ans plus tard.

La phrase la plus vraie que j’ai entendue de tout mon bac jusqu’à maintenant, c’est « vaut mieux dire beaucoup sur peu, que peu sur beaucoup ». Et je crois que c’est ça la plus grosse faiblesse du film : vouloir aller partout et finalement se perdre en chemin. Néanmoins, le jeu précis de Laurent Lucas, celui sans pareil de Gabrielle Lazure, quelques dialogues savoureux et certains plans rattrapent un peu la mise.

Crédits photo: Bertrand Calmeau

Jouliks
Scénario : Marie-Christine Lê-Huu Réalisation : Mariloup Wolfe
Dans un Québec des années 70 qu’on reconnaît discrètement, Yanna (Lilou Roy-Lanouette) et ses sept printemps nous racontent l’amour de ses parents et leur mort annoncée. Zak (Victor Andrés Trelles Turgeon) et Véra (Jeanne Roux-Côté) bâtissent leur histoire dans la marge de ces mondes auxquels ils n’appartiennent pas.

Jouliks, avec moins d’une semaine en salles, a déjà fait couler pas mal d’encre. Et ce ne serait pas honnête « intellectuellement » parlant de ne pas faire mention des questionnements soulevés quant à la représentation de la communauté rom par celle-ci. Néanmoins, ne faisant ni partie du groupe culturel s’étant senti blessé ni de l’équipe du film, je ne me sens pas en mesure d’ajouter quelque chose qui n’aurait pas encore été dit par d’autres.

Quand rien ne tient à part l’amour

Le deuxième long-métrage de Mariloup Wolfe est visuellement sublime. Entre les couleurs organiques et la disposition des accessoires, tout semble avoir été choisi avec précision. Le lieu et l’époque se dissolvent l’un dans l’autre et donnent au film une allure de conte ou de fable.

Quelques éléments mieux dépliés auraient permis au scénario une meilleure assise, mais rien de celui-ci n’est dissonant au point de déranger le spectateur. Les personnages sont assez archétypaux, mais assumés et ironiquement nuancés. La complicité de Jeanne Roux-Côté et Victor Andrés Trelles Turgeon est divine. Christianne Pasquier est brillante, Lilou Roy-Lanouette une véritable révélation.

Pendant tout le film, j’avais une phrase d’Alessandro Baricco dans le fond de la tête : « Ici, c’est un endroit qui existe à peine ». Parce que c’est ça Jouliks, être en vase clos, voir les larmes et la pluie qui débordent, nous portent et nous chavirent.

Crédits photo: Maison 4:3

Antigone
Scénario et réalisation : Sophie Déraspe
Récit librement inspiré des pièces Antigone de Sophocle, Jean Anouilh, Bertolt Brecht et de l’affaire Fredy Villanueva. Après la mort d’Étéocle (Hakim Brahimi), Polynice (Rawad El-Zein) est accusé d’assaut sur un policier et est menacé d’extradition. Sa sœur cadette, Antigone (Nahéma Ricci), organise son évasion et offre sa liberté en sacrifice. Une révolte s’organise dans les rues : Hémon (Antoine Desrochers) en est le chef de file, et Antigone le symbole.

Antigone, encore et toujours
Refaire Antigone, je ne crois pas que ce soit si simple que ça. Les comparaisons sont inévitables, les attentes sont toujours élevées. Quiconque ayant déjà été en contact avec une version, une adaptation antérieure a son idée de qui est et de ce que représente Antigone. Entre rester trop près de Sophocle, d’Anouilh ou même de Brecht et risquer d’être décrite comme une pâle copie carbone, ou trop s’éloigner et perdre « l’essentiel », la ligne est mince. Mais je pense que Sophie Déraspe a remporté son pari : son Antigone est à la fois d’une actualité criante et ce symbole intarissable d’une résistance qui ne sait pas mourir.

L’injustice qui perce l’écran
Le jeu sans précédent de Nahéma Ricci a été maintes fois souligné, mais il mérite qu’on le fasse encore et encore. Il est complexe, nuancé et dénote le travail sensible de l’interprète et de la réalisatrice. Ensemble, elles portent sur leurs épaules leur Antigone qui n’a rien à envier à aucune autre.

Sophie Déraspe dresse le portrait d’une jeunesse solidaire qui, contrairement à ce que pourraient croire certains chroniqueurs d’un certain journal, n’est pas blasée et désabusée. La mise en images et en musique des réseaux sociaux rappelle adroitement les choeurs de Sophocle. Il y a toutefois quelques répliques qui se voulaient probablement « jeunes et branchées », mais qui font un peu grincer des dents (on ne rêve pas tous de l’Ouest canadien).

Antigone représentera le Canada dans la course à l’Oscar du meilleur film en langues étrangères. Pour la manière dont il aborde l’immigration, pour son postulat féministe, pour l’envie de se révolter qu’il expulse, qu’il atteigne les nominations et ainsi gagne en visibilité serait non seulement mérité, mais nécessaire.

Choisir, c’est exclure
Des films, à cette période de l’année, il en sort des dizaines, et c’est évident, je ne peux pas tous les traiter. Dans cet article, j’ai parlé de cinéma québécois, mais je n’ai pas parlé du film d’André Forcier (Les fleurs oubliées), ni du nouveau de Xavier Dolan (Matthias et Maxime). Je les ai exclus, parce que je ne les ai pas choisis. C’est toujours comme ça, choisir, c’est exclure. Et aujourd’hui, j’ai fait le choix de ne parler que de films scénarisés et réalisés par des femmes. Ce n’était pas contre eux, c’était pour elles.

J’ai hâte au jour où les œuvres de femmes, et de tous ces groupes sous-représentés seront naturellement incluses par les institutions (médias, universités, prix, etc.), mais visiblement, ce jour-là n’est pas arrivé. On a encore besoin de ces espaces imposés, de ces quotas et de tous ces processus qui d’une part transmettent et font vivre ces œuvres, mais qui de l’autre, les cantonnent et les circonscrivent. Je n’ai donc pas abordé ces trois films comme étant des « œuvres de femmes », parce que je ne crois pas à cette pseudo essence féminine, comme je ne crois pas à cette supposée portée universelle que certaines « œuvres d’hommes » prétendent avoir. Je crois aux œuvres point et à la place qu’on veut bien leur donner.

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