La noirceur du progrès

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Dissidents, présentée du 5 au 9 février dernier par les Treize, décoiffe et incite à la réflexion. Le propos de l’acteur et dramaturge Philippe Ducros, rendu avec audace par Marjolaine Guilbert, porte un regard critique sur les failles de la société moderne.

Avant que la pièce commence, le personnage principal nous attend patiemment dans la noirceur du Théâtre de Poche, couché dans un lit simple, le seul mobilier de sa cellule de béton grossièrement fenêtrée.  Or, cette impression de calme n’est qu’illusion; la pièce s’ouvre par une lumière vive et des bruits d’alarmes. Il s’agit là d’une partie de la méthode Kubark, technique d’interrogatoire agressive mise au point dans les années 1960. Pendant près de deux heures, ce sera le lot du résistant enfermé dans une cellule de la métropole montréalaise : sons aléatoires, perte de tous souvenirs et repères temporels, massives doses de drogues et hallucinations. Cette technique, conjuguée aux visites d’une travailleuse sociale et d’une psychologue, vise à découvrir les raisons l’ayant poussé à agir. Bien que la nature de l’acte et la cause défendue ne nous soient pas révélées, on cerne dans les actions du détenu l’essence de la révolte contre un système inégalitaire, contrôlant, polluant, qui banalise les individus pour les engourdir. Bref, le cœur de la pièce repose dans le combat contre cette « banalité qui accouche du monstre » et qui réprime l’urgence d’agir, dixit le dissident.

C’est à un spectacle intelligent et déstabilisant que fut convié le spectateur. D’abord, parce que le propos est d’une perspicacité et d’une actualité déconcertantes et qu’il est présenté avec une poésie sans flafla et un brin d’humour. La pertinence de Dissidents repose dans sa réflexion, car, pour la metteure en scène, lever le voile sur la situation actuelle est « la seule façon d’arriver, un jour, à apporter un peu de lumière à cette noirceur créée par le progrès ». Ensuite, parce que la pièce nous fait naviguer entre le réel et l’irréel de façon brillante, que ce soit par la projection d’images sur le mur de vitre qui nous sépare des acteurs – simulant ainsi les hallucinations du détenu – ou par la trame sonore éclectique. Chapeau pour la direction des acteurs aussi juste qu’efficace, spécialement pour le dissident joué par Simon Trudeau et la brillante psychiatre rappelant par moments un Sheldon Cooper au féminin, personnage brillamment interprété par Catherine Mathis.

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