Photo : Courtoisie David Mendoza

Les oranges sont vertes

Jaurais aimé traverser, alliant interprétation théâtrale, costumes déjantés, ambiance sonore et vidéo, commande un certain abandon de la part du spectateur. Du 22 au 26 novembre derniers, un local à exvocation commerciale de la rue SaintJean a été lhabitacle dune soirée riche en questionnements, sous le signe de lidentité

Il s’agit du premier projet du diffuseur JokerJoker pour la saison 2017-2018. L’organisme, fondé en 2015 par Émile Beauchemin et Thomas Langlois, permet à des créatrices et créateurs professionnels émergents de présenter, en un lieu toujours renouvelé, le fruit de leur travail. Allègrement multidisciplinaire, JokerJoker « est ouvert à toutes les formes marginales et expérimentales liées aux arts de la scène ».  

Sitôt qu’on pénètre dans le 365, rue Saint-Jean, sur lequel Langlois et Beauchemin ont jeté leur dévolu cette fois-ci, on nous enjoint de se procurer à boire et de s’installer là où bon nous semble. Une curieuse pression s’installe : qu’implique notre présence à la soirée exactement? Sera-t-on un « bon » spectateur ? Dans quel univers a-t-on débarqué? Peu d’indices sont fournis.  

Éventuellement, la curiosité prend le pas sur l’inquiétude. On place volontiers notre confiance entre les mains d’une Elaine Juteau tout sourire, et on est avide de la suivre dans le récit de cette résidence de recherche-création réalisée au Mexique. L’artiste multidisciplinaire s’y est rendue en 2015 dans le cadre de sa maîtrise en art portant sur le décentrement de l’acteur dans une dramaturgie performative.  

Au fil de la soirée, Juteau, flanquée de deux solides acolytes (Andrée-Anne Giguère et Luis Ortega), performe à travers une série de tableaux: la projection d’oranges contre un mur, l’offrande de celles-ci à des passant(e)s médusé(e)s de la rue Saint-Jean, la préparation de tortillas, un appel téléphonique logé au Mexique par Ortega.  

L’identité comme fil conducteur

Le fil conducteur de ces divers tableaux est en fait un questionnement à propos de l’identité. On interpelle ainsi le spectateur quant à ses valeurs, à ce qui est viscéral pour les uns et relatif pour d’autres. On le questionne quant aux valeurs de société, à l’ouverture à l’autre: pourquoi les passants sont-ils interloqués à la perspective qu’on leur offre des oranges sur la rue Saint-Jean, tandis qu’ils sont si enclins à les recevoir sous le soleil du Mexique? Enfin, on invite à se projeter soi-même dans le futur, et au-delà de notre propre mort. Un spectateur est convié à décrire de quelle façon il entrevoit qu’on gérera son corps lorsqu’il sera décédé. L’impudeur des questionnements fait d’ailleurs parfois réagir.  

On repart de la soirée avec une petite parcelle de ce vaste panorama qui s’est déployé à nos sens, avec un minuscule morceau bien à soi, façonné à la fois par les propos des actant(e)s et par notre propre vécu individuel contre lequel ceux-ci se sont répercutés. L’expérience est unique à chacun(e), selon les cordes personnelles que la matière qui a été présentée aux spectateurs a fait vibrer. Or, Jaurais aimé traverser constitue également une expérience collective, les artistes invitant quelques spectateurs-rices à exposer des pans de leur vulnérabilité. L’intimité commande que l’on daigne révéler une partie de ses secrets à l’autre, et c’est précisément ce qui se produit: on est amené à se confier, et on a l’impression qu’il s’établit une certaine proximité entre les membres de l’assistance. On ne comprend pas tout, mais on s’émeut, entre inconnus-es.  

Jaurais aimé traverser plaît lorsque l’auditoire est disposé à patauger dans les cloaques des sentiments, de l’incertitude, voire d’une certaine dose de malaise. On est toutefois, faut-il le rappeler, bien accompagné tout au long de cette exploration, par une distribution solide. À surveiller assurément en février prochain: le spectacle littéraire Manquante, deuxième objet sur lequel a reposé le choix de JokerJoker pour l’année 2017-2018. 

Consulter le magazine