Critique CD : Philippe Brach, Le silence des troupeaux

Trois albums en trois ans et demi : l’infatigable Philippe Brach n’a pas chômé ces dernières années, empilant les projets un peu fous, un peu mégalos, plutôt décalés, étonnamment poétiques. Vingt huit ans et il a déjà une œuvre, le petit frisé négligé : à l’écoute du Silence des troupeaux, on hoche la tête, contents, en concluant « C’est du Brach », comme on dit « C’est du Desjardins ».  

 

Une pochette qui a des allures de coffret DVD de luxe. En couverture (et aussi en affiche, minutieusement pliée, pour les décorateurs ésotériques) : un Philippe Brach au faciès animal, qu’on aurait pu retrouver chez C. S. Lewis si les centaures de Narnia avaient porté des vestes de jean.

À l’intérieur : le CD, noir, et surtout un petit livret, intitulé Lettres du Frère Hurlant et qui contient le récit fictif d’un moine malchanceux, perdu dans les steppes d’une Sibérie incertaine. Le texte sert de liant entre les différentes chansons écrites par Brach, qui s’insèrent ainsi dans un monde étrange et inquiétant, qu’on devine en perdition. 

 Un disque outrancier

Le silence des troupeaux n’est pas un simple disque : il s’agit d’un véritable projet artistique, brillant, audacieux, un de ces albums concepts comme en confectionnaient autrefois les joyeux fêlés du rock progressif. Sauf qu’ici, on est plutôt dans un folk-rock parfois trash, avec un je-ne-sais-quoi d’apocalyptico-orchestral. Comme si un Stravinsky en godasses avait créé le Sacre du printemps dans un garage saguenéen, un soir de brosse, le joint encore fumant, les bouteilles de grosses bières vides s’accumulant sur la table. La comparaison est outrancière ; le disque aussi.  

L’album s’ouvre sur une cavalcade désespérée, ponctuée par les halètements d’une bête – ou d’un homme : chez Brach, les deux viennent à se confondre – traquée. Cette première pièce, entièrement orchestrale, possède une ampleur que ne diminue en rien sa brièveté : les longues plaintes, déchirantes et pessimistes, de l’Orchestre symphonique de l’Agora ont quelque chose de puissamment cinématographique. Car Brach n’a bridé ni son imagination, ni son ambition : au diable les dépenses et les profits, l’enfant terrible a décidé de faire appel non seulement aux complices habituels du troubadour (Jesse Mac Cormack aux guitares, Pierre-Olivier Gagnon à la basse, Marc-André Larocque, dit « le Mal », à la batterie), mais aussi à un orchestre et à deux ensembles vocaux (l’Ensemble Kô et l’École des jeunes de l’UDM). C’est donc dire que Gabriel Desjardins, dit « la Controverse », a eu à peaufiner les arrangements pour plusieurs dizaines de personnes. Respect. 

Une ingénieuse inventivité musicale

Pour autant, l’ensemble n’est ni lourd, ni écrasant, ni même spécialement dynamique : si Brach fait parfois preuve d’une ingénieuse inventivité musicale née du mélange des genres – dans Le silence des troupeaux et La guerre (expliquée aux adultes), notamment –, l’album est souvent sage, et même un tantinet terne : pour un peu, on s’endormirait sur La fin du monde ou sur Joyeux anniversaire. On aurait pris, à l’occasion, quelque chose de plus brut, de plus râpeux. L’apocalypse, les peines d’amour, la bêtise généralisée, faut que ça fesse un brin, que ça fasse mal.   

 C’est là, justement, que le texte prend le pas sur la musique. En paroles, le prophète de malheur est toujours aussi acide, aussi sauvage : dans l’excellente La peur est avalanche, on rit jaune (Y’aurait un pourcentage de pédos récidivistes qui se promènent en/ public PARTOUT sauf d’ins églises pis ça/C’est le révérend qui me l’a dit) ; dans Mes mains blanches et Pakistan, Brach étrille les bonnes gens aux yeux aveugles et les affolés de la burka ; dans Rebound, il pleure et crache sur l’amour qui salit (La dernière fois qu’on s’est vus/Le bon goût m’a vomi dans les bras).  Ça écorche, ça grince, ça éclabousse : bref, c’est du Brach.  

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