Photo: Julie-Anne Perreault

L’équilibre du monde

L’ironie est douce : c’est dans un de ces cafés évoqués par les frères Lavoie dans leur correspondance, havres de confort, qu’Impact Campus les a rejoints. Comme on le ferait dans les brûleries et consorts, on se pose volontiers en observateur-rice derrière la vitrine qu’offrent Frédérick et Jasmin sur les réalités de l’Inde et du Pakistan dans leur livre Frères amis, frères ennemis paru chez Somme toute.

De part et d’autre d’une frontière suturée, toujours sujette aux épanchements, Frédérick et Jasmin ont transcrit leurs impressions, s’arrogeant toute la liberté dont peut jouir un journaliste.

Cette idée de liberté est chère aux deux frères dans leur cadre respectif. « L’idée, c’est juste de raconter les meilleures histoires », affirme à ce titre Jasmin, ex-correspondant pour France 24 au Pakistan, « puis d’être le plus libre possible pour le faire. Des histoires que tu ne peux peut-être pas raconter dans les médias traditionnels », le format ne s’y prêtant pas.

Jasmin dresse ainsi le portrait de « héros accidentels » du Pakistan, selon sa propre désignation, comme celui de cette « seule femme conductrice de camion […] ne réalisant pas le pas de géant que cela représente dans une société aussi conservatrice et misogyne. Et pour être franc, elle s’en sacre un peu ». Quelques gerbes d’une humanité lumineuse se déversent sur le portrait sombre du Pakistan qu’a l’habitude de dresser les médias.

Frédérick roule quant à lui sa bosse de journaliste indépendant depuis 13 ans, « en assumant les conséquences, c’est-à-dire la précarité, mais en embrassant le luxe d’avoir le temps de faire les choses comme on veut les faire ». Basées principalement en Inde ces derniers temps, ses errances se sont traduites par des récits éclairants au cours des dernières années, lors de conjonctures décisives en Ukraine, en post-Soviétie et à Cuba. Tenant d’un journalisme « littéraire », assumant sa « subjectivité, tout en essayant de l’atténuer ou de l’expliquer, dans un souci de se rapprocher de l’inatteignable objectivité », sa contribution au journalisme québécois est rafraîchissante.

Des confidences comme levier pour la compréhension des relations indo-pakistanaises

Mettant l’épaule d’une « liberté totale » et de leur fraternité à la roue du récit des relations indo-pakistanaises, leurs « confidences ont servi à incarner le sujet » affirme Frédérick. « On s’est utilisé pour parler de quelque chose de plus grand ». Les efforts des deux frères pour « ramasser leurs pensées sur ce qu’ils vivaient » ont rendu les enjeux tout à fait accessibles auprès du plus large public.

Parmi les éléments étayant la complexité de l’Inde, la démocratie la plus populeuse du monde, les minorités se trouvent progressivement asphyxiées par les percées de nationalistes hindous : c’est ainsi « le règne de la majorité avec une bonne dose de suspicion et d’intolérance envers les communautés minoritaires ». Le système de castes demeure opérationnel, en dépit de l’entrave que constitue sa perpétration au sens de la loi indienne.

Au Pakistan, l’horizon est sombre, des pans du pays étant livrés aux légionnaires terroristes.  Les brides des journalistes et des activistes sont maintenues serrées, le pouvoir voyant d’un mauvais œil l’exercice de la liberté de marquer sa dissidence envers lui.

Une remarquable complémentarité d’approches

Les frères Lavoie se caractérisent par une remarquable complémentarité d’approches. « Fred, ça fait plus longtemps que moi qu’il était journaliste à l’étranger, donc il avait peut-être une approche plus réflexive dans ses lettres, plus analytique, affirme Jasmin. Alors que moi, j’étais beaucoup plus sur le terrain, très “voici ce que j’ai vu aujourd’hui ” ». Cette complémentarité contribue du même ressort à la mise en lumière des différences entre les deux pays.

La forme des correspondances, outre le terrain qu’elles pavent pour la description des relations indo-pakistanaises, fait accéder à une rare authenticité. À ce titre, si le style des deux auteurs est soutenu et littéraire, dira-t-on, il est volontier émaillé de termes et de références tout québécois. En témoignent ces allusions, un peu irréelles, de Jasmin à Daniel Bélanger ou encore au groupe Avec pas d’casque depuis Peshawar.

Une dose d’humanité insufflée à la couverture journalistique

Les frères Lavoie soulèvent des enjeux qui transcendent la réalité spécifique de l’Inde et du Pakistan. Derrière la vitre d’un Starbucks planté dans le décor indien, Frédérick décrit ainsi combien notre confort est tributaire du labeur de ceux-celles qui campent la position d’exploités dans le grand ordre du monde. « La moindre des choses, quand on est né plus exploiteur qu’exploité, c’est d’être conscient de toutes les compromissions que nous faisons chaque jour face [aux] principes de liberté et d’égalité; en être conscient lorsqu’elles nous sautent au visage, mais aussi – surtout lorsque la distance, une vitrine ou un mur nous donneraient tout le loisir de les ignorer ». Le paravent de notre confort ne saurait ainsi occulter complètement le fait que notre sort est attaché à celui de milliards d’autres individus.

Pour l’avenir du journalisme international, les frères Lavoie observeront avec intérêt son évolution suite à l’injection de sommes substantielles ces derniers temps. En effet, le 13 septembre dernier, un Fonds québécois en journalisme international (FQJI) a été créé. 75 000$ seront ainsi versés annuellement à la réalisation de reportages à l’étranger. Le Devoir, en outre, s’est vu encourager à hauteur de 500 000$ sur cinq ans pour le journalisme international. « Il faudra voir comment les médias vont s’adapter à ça, parce qu’autant d’argent et si peu d’espace naturel dans les journaux pour le journalisme international, ça ouvrira de nouvelles portes. Parce que c’est évidemment toujours difficile de financer un reportage à l’étranger », affirme Frédérick. Jasmin nuance toutefois, arguant que les « possibilités se sont multipliées » au fil des années, et qu’il y aura « toujours de la place pour des journalistes qui ont faim ».

La vocation de journalistes indépendants- internationaux, du moins-  des frères Lavoie semble scellée, les frères Lavoie étant mus par un puissant instinct et carburant au sentiment de « travailler pour les bons » comme le verbalise Jasmin. Le mystère de leur notion de chez soi apparaîtra opaque à plusieurs; or, « au fil des ans [leurs] pantoufles identitaires ont appris à se sentir chez elles n’importe où et assez rapidement » comme l’affirme Frédérick.

Par le truchement d’un tel livre, leur contribution, qui place l’être humain au centre des nouvelles outre-mer, est essentielle au rétablissement d’un certain « équilibre du monde », pour employer la formule de Rohinton Mistry dans son récit passionant de l’Inde des années 50.

 

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