Photo : Alice Beaubien

Cuba à travers les lunettes d’Orwell

Dans son troisième livre, Frédérick Lavoie continue de s’intéresser aux peuples vivant des transitions politiques. Alors que ses deux premiers récits se déroulent dans des pays de l’ex-Union soviétique, Avant l’après s’intéresse aux changements en cours dans le régime cubain. Le journaliste a effectué trois voyages sur l’île entre 2016 et 2017, pendant lesquels il choisit nul autre que Georges Orwell comme guide.

En février 2016, le fameux roman antitotalitaire 1984 de Georges Orwell refait surface à Cuba. Une maison d’édition cubaine a fait traduire l’œuvre par un traducteur local et lance cette nouvelle édition lors du Salon du livre de La Havane cette année-là. L’évènement interpelle le journaliste Frédérick Lavoie qui enquête alors pour savoir si la parution de ce livre n’était pas un petit signe des grands changements prévus pour l’île.

Frédérick Lavoie saute sur chaque anecdote de ses passages à Cuba pour explorer une facette différente de la vie cubaine. Il replace l’anecdote dans son contexte en offrant aux lecteurs les repères informatifs nécessaires à son appréciation.

Un régime en mutation

Dans le contexte de Cuba, l’expression, « avant l’après », n’évoque pas la même chose pour les locaux et les étrangers; et n’évoque définitivement pas la même chose pour les touristes et le journaliste qui se rend sur l’île pour capturer l’effritement d’une époque et épier la gestation d’un futur incertain.

« Beaucoup de Cubains sont septiques et prudents face à l’avenir », raconte Frédérick Lavoie. Depuis l’annonce du réchauffement des relations entre Cuba et les États-Unis, le nombre de Cubains qui s’exilent aux États-Unis a augmenté de 78%, nous apprend l’auteur dans son livre.

D’ailleurs, la politique qui garantissait la nationalité américaine aux Cubains arrivant à se rendre sur le sol des États-Unis a pris fin durant ce récit, au grand désarroi d’un des personnages… Puis, d’un autre côté, « plusieurs touristes vont à Cuba avant l’après de façon naïve, presque nostalgique, pour prendre des photos avec les vieilles voitures colorées », ajoute l’auteur.

En plus d’être un récit informatif bien documenté, ce livre cache quelques surprises stylistiques. Le journaliste touche pour une première fois au théâtre. Il l’utilise pour construire l’un de ses chapitres racontant son entretien avec des artistes cubains à la suite de la censure d’une pièce. Frédérick Lavoie s’aventure également en poésie, comme il l’a déjà fait dans son livre Ukraine à fragmentation. Ces mélanges sont des surprises bienvenues à travers la lecture de ce récit-reportage costaud.

Jouer avec le feu

Malgré ses déboires légaux dans ses aventures passées à l’est de l’Europe, le journaliste choisit encore d’entrer avec un visa touristique dans ce nouveau territoire. « Dans ma philosophie, si un régime complique l’accès au visa de journaliste, je ne vois aucun problème à contourner l’exigence », explique Frédérick Lavoie. Plus souvent qu’autrement, il voyage avec des visas touristiques pour aller observer les régimes autoritaires. Il précise aussi que le visa de journaliste est souvent plus cher et s’accompagne parfois d’un encadrement gênant de la part des États.

Évidemment, « il faut être prêt à assumer les risques », souligne celui qui s’est déjà retrouvé en prison en Biélorussie et dont l’absence de visa journalistique a compliqué sa libération. Il ajoute que « les risques ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre ». Ainsi, avant de prendre la décision d’aller à Cuba sans visa journalistique, Frédérick Lavoie s’est renseigné auprès d’autres journalistes. Selon lui, le régime ferme les yeux sur quelques petites transgressions bureaucratiques. « Un régime autoritaire c’est aussi un régime arbitraire », fait-il remarquer.

Conjuguer les statuts

« Il faut adapter notre éthique au contexte », avance le journaliste. À son avis, il faut choisir ce qui est le mieux pour l’information et surtout mettre « cartes sur table » avec son public. Tout au long de son livre, Frédérick Lavoie met un point d’honneur à expliquer ses choix aux lecteurs. S’il se permet d’être ouvertement critique et de devenir acteur dans son enquête, l’écrivain ne prend pas de raccourcis pour justifier sa démarche. Selon lui, son statut d’acteur ne l’empêche pas de bien témoigner de la réalité qu’il a tenté de capter dans son récit-reportage et à travers ses expériences sur l’île.

Dans son livre, autant que par son livre, l’auteur teste les limites de la liberté d’expression à Cuba. À un certain point de l’histoire, le journaliste décide de dire et d’écrire une phrase qui pourrait être considérée comme choquante dans le régime cubain. L’auteur veut intentionnellement mettre son livre à l’index du régime, si un tel index existe… Noir sur blanc, Frédérick Lavoie écrit céder ses droits d’auteur à quiconque voudrait traduire et publier son livre à Cuba. Par ce geste provocateur, il aimerait faire de son livre un baromètre de la liberté d’expression sur l’île. 

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